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Décision et utilité chez von Neumann et Morgenstern

Ramsey, von Neumann/Morgenstern, Savage.

B- Décision et utilité chez von Neumann et Morgenstern

1) Le jeu comme paradigme décisionnel et le problème de l’utilité.

Quel est l’intérêt du jeu pour la philosophie ? Qu’est-ce que le jeu nous apprend sur la décision humaine1 ? Le jeu comme pratique, mais aussi comme objet de réflexion, traverse la totalité de la culture et de la philosophie occidentale d’Héraclite jusqu’à nous2. Aussi n’est-il

pas étonnant de lire dans Leibniz qu’« On ne saurait dire combien les jeux renferment d’enseignements précieux pour l’art d’inventer »3.

Enfin, nous savons, grâce aux objets et aux restes retrouvés dans divers sites archéologiques, notamment égyptiens, que les jeux de hasard, comme les osselets ou les dés sont des pratiques très anciennes4.

En ce qui concerne le problème de la décision et son traitement scientifique dans le cadre de la Théorie des Jeux (TJ), il allait falloir attendre le livre de von Neumann et Morgenstern : Theory of games and economic behavior, publié en 19445. C’est dans un contexte bien particulier que le concept de jeu va être étudié : le contexte économique. L’idée centrale et parfaitement originale des auteurs est de faire du jeu le paradigme du comportement décisionnel des sujets en contexte économique : « We shall first have to find in                                                                                                                

1 Remarquons que la plupart des ouvrages modernes portant sur la décision réservent une partie importante à la Théorie des

Jeux (TJ, à partir de maintenant) ; voir, par exemple, Peterson (2009), p 212-262 ; Binmore (2009), p 25-34. Cependant, ceci n’est pas une règle, comme en témoignent par exemple les ouvrages de Chernoff (1959) et Gilboa (2009). Il conviendrait de s’interroger de façon plus approfondie sur les rapports entre théorie de la décision et théorie des jeux, la seconde est-elle seulement une partie de la première ? Pour quelques réflexions séminales à ce sujet on peu toujours se reporter au classique de Luce/Raiffa (1957) ; ainsi qu’à Myerson (1991) ; et Gintis (2009).

2 Nous ne pouvons pas, de façon stricte, parler de TJ scientifiquement avant Borel (1921) et (1923), von Neumann (1928)

mais surtout von Neumann/Morgenstern (N/M à partir de maintenant) (1944). Cependant, dès Cardan, Galilée, puis Pascal et Huygens le jeu devient on objet central de la réflexion scientifique. Voir, Hacking (2006), p 49-92 ; Gigerenzer et Al. (1989), p 1-13. D’un autre point de vue, tout aussi intéressant et fondamental pour la pensée occidentale, le jeu va être (re)constitué en objet philosophique de premier plan par le phénoménologue Eugen Fink, dans son livre de 1960 Le jeu comme symbole du

monde. Ouvrage dans lequel il reprend, prolonge et approfondit certaines intuitions d’Héraclite, notamment issues de

l’aphorisme 52, et du Zarathoustra de Nietzsche. La fameuse métaphore du lancer de dé chez Nietzsche trouvera un écho original chez Hacking (1990), p147-149.

3 Lettre à Jean Bernoulli, 29 janvier 1697 ; voir aussi, au même, 5 mars 1697, et, à Montmort, 17 janvier 1716. 4 Voir, David (1955) ; Hacking (1975).

5 L’ouvrage a connu de nombreuses éditions, la dernière en 2007. Nous utilisons la version de 1947 reprise dans l’édition du

60e anniversaire en 2007 aux Presses de l’université de Princeton, elle contient de nombreuses et précieuses postfaces. Mais, surtout, c’est dans cette version que se trouve l’axiomatisation de l’utilité, absente de l’édition originale. Sans exagérer, nous pouvons dire que ce livre est l’acte de naissance officiel des théories de l’utilité et de la décision modernes. D’autant plus que l’article de Ramsey était encore largement ignoré à ce moment-là. On trouve une très bonne recension du livre dans Edwards (1954) ainsi que dans les différentes postfaces ajoutées lors de la publication de l’édition du soixantième anniversaire. Par ailleurs Luce et Raiffa (1957) proposent une présentation claire et précise. La lecture de Poundstone (1992) est aussi très instructive tant sur le contenu de l’ouvrage, expliqué de façon très pédagogique, que sur la personnalité de von Neumann.

which way this theory of games can be brought into relationship with economic theory, and what these common elements are »1. Il ne s’agit pas chez N/M de penser le jeu d’une façon philosophique, ni de s’intéresser à son importance ethno-sociologique – liée à la sociologie du temps libre et du loisir2 – ou métaphysique3. Il ne s’agit pas non plus d’offrir, à la façon de Cardan, des « recettes », des astuces, ou des conseils pour mieux jouer, et pour mettre toutes les chances de son côté4. L’intérêt du jeu est de nous offrir ce que nous pourrions appeler un ensemble de situations décisionnelles tout à fait épurées, un espace décisionnel neutralisé du point de vue axiologique, déconnecté du monde réel, en somme un microcosme économique. Le jeu est l’exercice pur de la décision stratégique placé sous l’égide du conflit d’intérêts et dans certains cas de la coalition5. Le concept de « conflit d’intérêts » est directement lié au fait que chaque joueur, qui ne maîtrise qu’un nombre limité de variables6, veut maximiser sa fonction d’utilité7. Le jeu est donc lié aux concepts de stratégie ou de conflit d’intérêts8, c’est là la définition même du jeu : un conflit d’intérêts réglé. En effet, ce qui définit le jeu de façon première chez N/M ce sont ses règles : « The game is simply the totality of the rules which describes it »9. De la même façon que les sujets sont censés maximiser leur fonction d’utilité en jouant il en ira de même en contexte économique où les règles vont devenir les contraintes                                                                                                                

1 N/M (1947), p 1. Quelques lignes plus haut dans ce texte, donc au tout début de l’ouvrage, les auteurs relient de façon

directe le problème économique à la question de la maximisation de l’utilité attendue (MUA). Nous allons voir que cette idée est soumise à de sérieuses contraintes dans le domaine de la décision humaine. L’idée de maximisation sera critiquée par Allais (1953) et Edwards (1954), nous poursuivrons cette critique en nous demandant dans quelle mesure les sujets, en contexte décisionnel, se représentent de façon cohérente ce qui est à maximiser.

2 Voir, Lafortune (2004), et pour un point de vue plus général Dumezadier (1973).

3 Ce que fait Fink dans son livre aux pages 67 à 123. Fink ne mentionne d’ailleurs jamais la théorie de N/M, et l’oubli est

important… Nous pourrions dire que le livre de Fink est le complément, au sens ensembliste du terme, de celui de N/M : il propose une philosophie du jeu.

4 Le seul jeu que N/M étudient un peu dans ce sens-là est une forme de poker très épuré. Voir, N/M, op. cit., p 186-219. La

stratégie consiste à bluffer même avec une petite main, et ce au cas où l’adversaire aurait une main encore plus petite.

5 La TJ sera donc une étude mathématique du conflit d’intérêts entre un nombre n de joueurs ; à ce propos le sous-titre de

l’ouvrage classique de Myerson est d’ailleurs : « Analysis of conflict ». La TJ est une étude des interactions possibles entre les acteurs qui nous éloigne en fait beaucoup de l’aspect ludique originel du jeu en lui-même. Peut-être que la dénomination « TJ » est ici un peu malheureuse. Voir, Poundstone (1992), p 39, Luce/Raiffa (1957), p 3-10. Pour une présentation plus générale de la notion de conflit, voir Schelling (1960).

6 Dans notre troisième partie, nous nous interrogerons, sur le nombre, très fluctuant et très important de facteurs que le

système de référence décisionnel du sujet peut et doit prendre en compte dans une situation donnée.

7 N/M, op. cit., p 11.

8 On trouve dans la littérature classique, notamment militaire, de bons exemples d’anticipation ou d’application « naïve » de la

TJ ; c’est le cas entre autres de L’art de la guerre de Zun Tsu (-512 AV JC), ou du livre de Clausewitz (1886). La littérature romanesque nous offre aussi des exemples intéressants avec par exemple Le joueur de Dostoïevski en 1867 ; Poe (1902) ; Hesse (1943) ; et plus récemment Lepage (2008).

9 N/M, op. cit., p 49. Il s’agit là d’une définition générale. Le jeu est composé de différents éléments formalisés par le calcul et

la théorie des ensembles, par exemple les joueurs, les stratégies, les imputations, les mouvements, l’information. Tous ces concepts sont interreliés. Voir, Luce/Raiffa (1957), p 39-154 pour une introduction générale sur les jeux à deux joueurs ; voir aussi, Myerson (1991), p 37-88 ; et Gintis (2009), p 30-45.

extérieures ou les « lois » du marché. Le jeu nous offre donc un schème épuré de la décision économique, et pourquoi pas de la décision tout court ? Il y a un isomorphisme entre le contexte ludique et le contexte économique : « This theory of games of strategy is the proper instrument with which to develop a theory of economic behavior »1.

Cependant l’application de la méthode mathématique à l’économie et au concept d’utilité ne va pas de soi2, et ce pour de multiples raisons. Ce sera l’enjeu de la partie 1.23 de présenter ces difficultés tout en tissant un lien très fort entre la théorie économique et la théorie physique, c’est aussi un moment programmatique pour le reste de l’ouvrage4. Nous n’allons pas analyser de façon exhaustive ces considérations méthodologiques, cependant quelques remarques s’imposent.

Tout d’abord, si l’on veut parvenir à formuler mathématiquement les problèmes économiques de façon aussi précise que les problèmes physiques, il faudra prendre garde que l’économie est une discipline récente5 et que nous ne connaissons les interactions économiques qu’imparfaitement6. D’autre part, nous ne bénéficions pas des milliers d’observations ordonnées et distribuées sur des siècles qui ont, par exemple, précédées la naissance de la mécanique rationnelle7. La base empirique est donc très mince. À ces éléments s’ajoute aussi une objection que nous trouvions déjà chez Ramsey : dans quelle mesure les phénomènes humains et sociaux, dans leurs irréductibles complexités, sont-ils mathématisables ?

Enfin, comme les problèmes économiques ne sont pas clairement formulés conceptuellement, mais de façon vague, l’application d’un formalisme mathématique – qui reste à penser – est très difficile. Il allait donc falloir partir de problèmes très locaux,                                                                                                                

1 N/M, op. cit., p 2.

2 Contrairement à ce que certains économistes comme Jevons pouvaient penser concernant la mathématisation quasi

« naturelle » de l’économie. Voir, Stigler (1950), I, p 317.

3 Elle couvre les pages 2 à 8.

4 Nous pouvons dire que ce qui était implicite chez Ramsey, ou très nuancé, ou incomplètement développé, à savoir le rapport

fondationnel avec la physique devient ici explicite. Comme nous allons le voir bientôt, il en ira de même concernant le problème de la mesure de l’utilité que N/M vont complètement expliciter, ce qui n’était pas le cas chez le philosophe britannique. D’autre part, il y aurait beaucoup à dire sur les tentatives d’importations du paradigme de la théorie physique dans d’autres disciplines, notamment à partir des travaux du Cercle de Vienne et sa « vision scientifique du monde ». Il s’agit en fait du difficile problème de la fondation scientifique des sciences de l’homme ; à ce sujet voir Granger (1967).

5 Voir Foucault (1966), p 177-224 ; Larrère (1992), p 173-221.

6 N/M, op. cit., 2. Les auteurs font remarquer qu’à l’heure où ils parlent, il n’existe pas de « système économique universel ». 7 Op. cit., p 4. Le rôle de l’observation dans la constitution de la mécanique rationnelle, bien qu’important, ne doit pas nous

faire oublier que cette discipline possède une partie fondationnelle a priori très importante. Voir, Duhem (1906), (1908) et (1913-1915) ; ainsi que, Koyré (1939), (1957), (1965).

précisément délimités et définis, comme ce fut le cas en physique avec le phénomène de la chute des corps, et : « We shall find it necessary to throw upon techniques of mathematics which have not been used heretofore in mathematical economics »1.

La notion de jeu offre des problèmes suffisamment locaux et épurés pour servir de base, non pas empirique, mais conceptuelle à la constitution formelle du problème de la décision en contexte économique2. La complexité et la diversité des échanges humains et des phénomènes économiques sont telles, qu’à l’instar de la physique, il faut avant tout délimiter le champ d’investigation scientifique et diviser les difficultés3. Le procédé sera le suivant :

«…to obtain first utmost precision and mastery in a limited field, and then to proceed to another, somewhat wider one, and so on »4. Comme le notent les auteurs, il s’agit d’une étape préliminaire et heuristique, une phase de transition entre le non-mathématique et la formalisation parfaitement rigoureuse, qui à terme devrait permettre à la science constituée d’atteindre son but ultime : la prévision5.

Il va donc falloir définir les concepts fondamentaux de façon parfaitement claire et explicite. Ce sera le cas du concept d’utilité. Elle est un concept premier pour la simple raison qu’elle permet de répondre à cette question : pourquoi les joueurs jouent-ils ? Pourquoi les joueurs préfèrent-ils une décision stratégique au détriment d’une ou de plusieurs autres ? La réponse est claire : pour maximiser leur utilité attendue. De la même façon que le concept de chaleur a été formalisé en partant d’une sensation originaire : « plus chaud que », se pourrait-il que l’utilité soit dérivable et formalisable à partir de la sensation originaire de « préférence »6 ?

Cette entreprise originale de formalisation allait du même coup devoir passer par une nouvelle définition du comportement rationnel en contexte de libre compétition. Dans le cadre de la théorie de N/M un sujet rationnel devra choisir entre des alternatives de façon à                                                                                                                

1 N/M, op. cit., p 5.

2 Comme le note les auteurs page 5 : « the aim of the book lies not in the direction of empirical research ».

3 Nous retrouvons ici de façon explicite un des quatre préceptes cartésiens de la méthode : « To divide the difficulties (…),

and to reduce all others as far as reasonably possible », comparer avec Descartes (1637), p 88-90, Ed. Livre de Poche.

4 N/M, op. cit., p 7. Il s’agit en quelque sorte de travailler par élargissements concentriques à partir d’un noyau dur

parfaitement structuré, maîtrisé et formalisé. Dans le cours de l’ouvrage il s’agira de complexifier la théorie en fonction, par exemple, du nombre de joueurs et des enjeux, pour aller vers la formalisation du concept opératoire central de coalition.

5 N/M, op. cit., p 8.

6 N/M, op. cit., p16. Dans quelle mesure la relation de préférence peut-elle être considérée comme une sensation ? La question

maximiser une fonction d’utilité1, ou sa fonction de profit s’il s’agit d’une entreprise : « The

individual into attemps to obtain the respective maxima is also said to act ‘rationaly’ »2.

Afin de s’assurer que les sujets agissent comme si ils maximisaient leur fonction d’utilité, les auteurs vont proposer une axiomatisation de ce concept, elle sera beaucoup plus structurée et explicite que celle de Ramsey. Par ailleurs, ici, à la différence du philosophe britannique nous n’allons pas des différences de valeurs entre les options aux probabilités mais inversement : ce sont les probabilités, conçues cette fois de façon objective, qui détermineront les différences de valeurs entre les options. Cependant, cette axiomatique va être, comme chez Ramsey, pensée sur le modèle d’une théorie de la mesure3. Les sujets, s’ils satisfont les axiomes, choisissent comme s’ils maximisaient leur fonction d’utilité4. La rationalité sera donc définie comme chez Ramsey, en fonction du respect d’un certain nombre de clauses formelles par le décideur. Aussi convient-il de se pencher immédiatement sur cette reconstruction du concept d’utilité5, car elle constitue, avec les théories de Ramsey et Savage, un moment central et nécessaire pour comprendre sur quels éléments vont porter les critiques de Kahneman et Tversky.

2) Une nouvelle conception de l’utilité et de la décision.

Comme nous l’avons vu dans l’introduction de ce chapitre, c’est à proprement à partir de Bernoulli (1738)6 que commence la TUA, et nous pouvons dire que, hormis quelques                                                                                                                

1 Nous verrons dans notre deuxième partie, consacrée à la critique de la TUA, que c’est en particulier à propos de ce concept –

qui a une importante connotation normative – que les désaccords vont émerger, et ce très rapidement. Friedman/Savage (1948) signalent que dès la parution de leur livre, N/M furent confrontés à des problèmes importants, que tente d’ailleurs de résoudre l’article de Friedman/Savage. Ces problèmes sont notamment liés à deux phénomènes courants dans le comportement des sujets : l’achat simultané d’assurances de diverses sortes et de tickets de loteries. Or ces deux faits sont incompatibles avec l’hypothèse de MUA. Dans la Prospect Theory de 1979, Kahneman et Tversky reviendront abondamment sur ce type d’incompatibilité entre la TUA et le comportement réel des sujets. Le concept de comportement rationnel sera le centre de la plupart des critiques qui iront d’Allais (1953) jusqu’à Slovic/Lichtenstein (1968), et Kahneman et Tversky (1974), (1979). Les problèmes liés à la rationalité et à ses limites seront aussi étudiés, dans une toute autre direction – celle de l’adaptativité – par Simon (1956) et ses successeurs comme Gigerenzer (2011).

2 N/M, op. cit., p 9.

3 N/M, op. cit., p 20-21, section 3.4.

4 Voir, Picavet (1996), p159-162 ; Binmore (2009), p 39-60 ; Gilboa (2009), p 78-86 ; Peterson (2009), p 91-106. Ce sera le

réquisit central de toutes les théories de l’utilité qui succéderont à N/M, y compris celle de Savage (1954). Pour une présentation précise des théories qui ont été proposées à la suite des critiques adressées à N/M, voir R. Sugden in Seidl/Hammond/Barberà (2006), p 687-755.

5 Voir, Friedman/Savage (1948), p 281 ; Friedman/Savage (1952) ; et, Savage (1954), p 97 et suivantes.

6 Sur l’apport de cet auteur on peut se reporter à Savage (1954), p 91-96 ; Daston (1988), p 70-77 ; Gigerenzer et Al. (1989),

remarques de Laplace (1886) concernant le concept d’espérance morale1, les hypothèses de

Bernoulli resteront lettre morte jusqu’à la parution du livre de N/M2.

Il va donc s’agir de reconstruire l’hypothèse de maximisation de l’utilité attendue dans le cadre d’un formalisme mathématique nouveau dont les deux concepts centraux seront d’une part les probabilités conçues objectivement et d’autre part, l’ensemble3 des conséquences, des rétributions, ou des prix. Ce qui correspond au concept de monde possible chez Ramsey. Comme nous le verrons plus tard, c’est par l’institution d’une relation entre les probabilités et les conséquences, matérialisée par le concept de loterie, et dans l’axiomatisation de l’utilité, que réside l’innovation majeure de N/M. Comme le remarquent les auteurs, l’utilité ne peut donc être simplement et immédiatement ramenée à une sensation originaire qui permettrait de la mesurer. La « sensation » de préférence peut seulement nous fournir une indication ordinale qui bien qu’importante du point de vue introspectif n’a pas grand intérêt du point de vue scientifique : « It is not itself a basis for numerical comparison of utilities for one person nor of any comparison between different persons »4.

À l’instar de Ramsey, nous pouvons dire que l’introspection ne nous est ici d’aucun recours. Les problèmes sont en quelque sorte semblables à ce qui s’est passé avec le phénomène de la chaleur dans sa phase préthéorique, il était impossible de dériver quoi que ce soit de numérique à partir de la sensation originaire : un corps est plus chaud qu’un autre5. Pourtant l’étude approfondie de ce phénomène a permis par la suite de se diriger dans deux directions : quantité de chaleur et échelle des températures. Pourquoi ne pourrait-il pas en aller de même avec l’utilité ? Que faudrait-il ajouter à la sensation originaire de préférence pour                                                                                                                

1 Concernant l’histoire du concept d’utilité, on peut se reporter à l’article classique et très exhaustif de Stigler (1950), en deux

parties. Cet article part de Bentham – et de sa critique par les ricardiens – ainsi que de Bernoulli et retrace toutes les étapes de la constitution du concept de l’utilité et des problèmes liés à sa mesure dans le domaine de l’économie jusqu’à Marshall. Savage (1954), consacre une analyse intéressante à l’histoire de la TU aux pages 91 à 103 de son ouvrage, bien entendu dans le cadre de Savage il s’agit de l’utilité au sens bernoullien du terme, c’est-à-dire avec l’hypothèse de maximisation. Voir aussi Allais (1953), p 506-514.

2 Stigler mentionne et analyse avec raison l’influence indéniable de la théorie de Bernoulli (1738) sur les recherches

psychométriques de Weber et Fechner, notamment concernant l’utilisation de la fonction logarithmique pour représenter l’utilité chez le premier, et la sensation chez les suivants. Voir Stigler (1950), II, p 375 et Fechner (1889), chapitre XIII. Nous reviendrons sur la thèse de Weber/Fechner plus loin dans notre travail, lorsque nous étudierons le concept de seuil psychologique en contexte décisionnel.

3 Il est crucial que nous ayons à faire à un ensemble pour les rétributions et à une mixture quand interviennent les probabilités,

un ensemble au sens mathématique strict, avec la relation fondamentale . En effet, comme le remarque Granger (1988),