• Aucun résultat trouvé

La décharge ou le remodelage néolibéral du rôle de l’État

Chapitre III : Les conséquences inattendues de l’intervention des ONG

1. La décharge ou le remodelage néolibéral du rôle de l’État

La « décharge » est un concept que nous empruntons à Hibou (1998 ; 1999a ; 1999b, 33-67 ; 2011), qu’elle-même a forgé à partir des réflexions de Weber (1991 [1923], 85-92 ; 2013 [1921], 126-192) sur les sociétés féodales. En effet, la décharge (Hibou 1999a) « qui caractérisait les sociétés non bureaucratisées et ne s’appuyant pas ou peu sur un appareil gestionnaire constitue une modalité d’exercice du pouvoir qui évite le coût d’un appareil administratif important » (Hibou 1999a, 7). En outre, ce mode de gouvernementalité66 (Foucault 2004b [1978], 111-2)

souligne

66 : Voir : « Par le recours à la notion de gouvernementalité, Michel Foucault veut caractériser la formation d’une forme de rationalité politique qui se constitue au cours du XVIIe siècle et prend une forme aboutie au XVIIIe siècle.

[…] Parler de gouvernementalité, c’est pour Michel Foucault souligner un changement radical dans les formes d’exercice du pouvoir par une autorité centralisée, processus qui résulte d’un processus de rationalisation et de technicisation. Cette nouvelle rationalité politique s’appuie sur deux éléments fondamentaux : une série d’appareils spécifiques de gouvernement, et un ensemble de savoirs, plus précisément de systèmes de connaissance. L’ensemble qui articule l’un et l’autre constitue les fondements des dispositifs de sécurité de la police générale [Napoli 2004]. Ces techniques et savoirs s’appliquent à un nouvel ensemble, « la population » pensée comme une totalité de ressources et de besoins. […] Il ne s’agit plus de conquérir et de posséder, mais de produire, de susciter, d’organiser la population afin de lui permettre de développer toutes ses propriétés. » (Lascoumes 2004, 3-4) En somme, la gouvernementalité représente « la manière dont on conduit la conduite des hommes […] ». (Foucault 2004a [1979],192)

36

« la modification des relations entre « public » et « privé », une modification des relations entre « politique » et « économique », une modification des logiques d’extraction et de redistribution qui légitiment le politique, une modification aussi des dosages et des relations entre valeurs, normes, règles différentes, autrement dit une modification des subjectivités » (Hibou 1999a, 14).

Ce concept traduit l’idée de la reconfiguration des relations entre les champs économique et politique, allant dans le sens d’une forme de gouvernement indirect.

À l’aune d’un tel concept, nous pouvons aborder la privatisation au Maroc (Catusse 2008) comme un processus protéiforme ayant une dynamique propre. L’État marocain se « décharge », se déleste, de certaines fonctions sociales et régaliennes (Bayart 2001 ; Catusse 2010 ; Hibou 1998, 152-3). Ainsi, nous nous rapprochons d’Hibou lorsqu’elle voit dans la société civile un rouage de la décharge (Hibou 1999a, 6 ; 1999b), mais nous nous éloignons d’elle lorsqu’elle voit dans la société civile un « mécanisme d’accumulation économique grâce aux exemptions fiscales et douanières dont jouissent les ONG: en quelque sorte, une version contemporaine des biens de mainmorte. Elle est en même temps un appareil de cooptation des contre-élites dans le système dominant » (Bayart 2001). Non pas que nous considérons cette analyse caduque, mais plutôt qu’elle ne concerne pas le cœur de notre sujet. Dans notre perspective, dans le cadre de ce mémoire, lors que l’on parle de « décharge », nous nous intéressons moins aux relations entre champs économique et politique qu’au processus de « décharge » en lui-même – pourquoi et comment l’État marocain se décharge sur les ONG de la question des mères célibataires. Plus globalement, cette notion de décharge révèle toute la complexité des relations entre ONG locales et État (marocain). Sous l’apparence d’un simple désengagement de l’État se profile, en réalité, plus une forme de « non-engagement » de la puissance publique. La notion de décharge

37

traduit, pour nous, des formes de subsidiarité et/ou de délégation auprès d’acteurs ou d’institutions privés (Catusse 2010). Même,

« singulièrement, dans le cas marocain, la sectorisation et le ciblage des politiques, la création d’institutions parapubliques non contrôlées par le parlement, le recours aux mondes associatif et de l’entreprise privée ou aux « communautés locales », mais aussi la difficulté des politiques à mener à terme des réformes dont ils étaient les instigateurs, semblent moins signifier le retrait de l’État que la formation, fragile et paradoxale, d’un système de régulation sociale, combinant logiques d’État, marchandes et assistance privée. » (Catusse 2010, 123)

Par conséquent, parler de décharge traduit cette combinaison de logiques et de pratiques qui se lient entre État (et ses acteurs), acteurs privés et la société elle-même. Cela renvoie fondamentalement à une reconfiguration du rôle (et de la place) de la puissance publique (Hibou 1999b).

Pour autant, il pourrait sembler qu’un tel concept théorique puisse être difficilement « testable ». En effet, n’oublions pas que nous cherchons ici à valider une hypothèse, hypothèse s’appuyant sur des concepts-clefs. Aussi, il est plus que nécessaire de parvenir à opérationnaliser notre concept pour en tirer des catégories qui guideront notre analyse. Pour ce faire, les données seront confrontées à chaque catégorie d’analyse, confirmant ou informant la véracité de notre concept (la décharge ou l’antipolitique) – servant ainsi de critères.

Mais d’où pouvons-nous tirer nos catégories d’analyse du concept de décharge ? Nous nous sommes essentiellement inspirés des écrits de Béatrice Hibou (1998, 1999 et 2011), mais aussi de Max Weber (1991 [1923] : 85 – 92 ; 2013 : 126 – 192) ayant fait référence au concept. Hibou use de ce concept plus comme une grille de lecture que comme un véritable outil analytique. Ceci nous a contraints à construire nous-mêmes nos propres catégories d’analyse à partir d’éléments de réflexions pouvant être « testés ».

38

En fin de compte, nous avons choisi les catégories d’analyses suivantes : 1. Prise en charge indirecte d’acteurs privés (les ONG)

2. Existence de liens entre les acteurs privés (les ONG), la bureaucratie formelle et les structures informelles (Makhzen)

3. Génération de pratiques inciviles (cooptation, népotisme, etc.)

En outre, il est utile de noter que l’ensemble de ces catégories s’emboîtent, les catégories se renvoyant les unes aux autres. Cela dénote de la complexité de la décharge, mais peut éventuellement conduire à alimenter une indistinction conceptuelle entre les différentes catégories – conditions. Pour autant, il est indéniable que, même en séparant ces dernières, nous sommes dans un domaine (les phénomènes sociaux) dans lequel il est des plus ardus de pouvoir établir une étanchéité entre les catégories.