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Chapitre IV : La décharge

1. L’état social au Maroc

C’est en 1991 que s’est créée l’Association nationale des diplômés-chômeurs du Maroc (ANDCM). Loin d’être anodine, cette création cristallisera la naissance du mouvement des

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diplômés-chômeurs, revendiquant une insertion au sein de la fonction publique comme un droit de fait (Emperador 2009). C’est ainsi que le mouvement continuera de se mobiliser en face du parlement à Rabat, avec forces de sit-in, et ce des années 1990 jusqu’à aujourd’hui (Emperador 2009). Mais vers quoi renvoie l’institutionnalisation de cet acteur ? En amont, cette institutionnalisation met en lumière deux questions : celle du retrait de l’État marocain, et celle de la présence et du rôle de l’État social au Maroc.

Si nous revenons aux causes factuelles de la mobilisation des diplômés-chômeurs, nous les retrouvons dans « l’apparente »81 réorientation économique prise par le Maroc à la suite du plan

d’ajustement structurel (PAS) de 1983. Faisant face à un contexte économique national et international difficile durant les années 1980 (Clément 1995 ; Kydd 1992 ; Ministères de l’Économie et des Finances 1995), l’État entreprit un ensemble de réformes aux consonances libérales82 :

« […] L’État, à cours de devises, mais aussi de moyens de paiement proprement nationaux, cesse d'intervenir, en optant pour une vision libérale dans les domaines de la production. Il prend aussi la décision de privatiser une partie du secteur public productif [13]. Il cherche ainsi à réduire ses dépenses sociales dans les domaines de la santé, de la construction ou du soutien à la consommation des produits de première nécessité. Les dépenses d'équipement sont également diminuées. L'État s'efforce, en outre, de se procurer des ressources nouvelles en privilégiant la demande externe, et donc les exportations. » (Clément 1995, 1004)

Outre les conséquences économiques (Ministère de l’Économie et des Finances 1995) de l’instauration de ces mesures macro-économiques, ces dernières eurent aussi un impact social et bureaucratique. En

81 Pour El Aoufi (2000), « depuis l’indépendance, le Maroc a placé sa politique économique dans une perspective combinant à la fois option libérale et interventionnisme » (El Aoufi 2000 : 54). Pour autant, depuis le PAS, une orientation plus libérale a clairement été prise.

82 Le vocable de Clément (1995) en lui-même indique l’orientation néolibérale du PAS lorsqu’il parle de « théoriciens libéraux » (Clément 1995, 1005) ou encore de « désengagement de l’État » (Clément 1995, 1007). Nous retrouvons un vocabulaire similaire, mais plus nuancé, dans l’intervention de Kydd (1992). En ce qui concerne El Aoufi (2000, 54), ce dernier parle clairement « d’inflexion néolibérale », qui prendra la forme concrète d’un « mouvement assez ample de privatisations (112 sociétés et hôtels, loi de 1989) », qui mettra du temps à démarrer (1993).

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effet, le recrutement au sein de la fonction publique s’en retrouva considérablement réduit (Emperador 2007 ; Akesbi 1993), réduisant les perspectives d’emplois pour les diplômés issus de l’université. Comme l’explique Emperador (2007) :

« Fruit d’une convention qui remonte au lendemain de l’indépendance, quand l’État mit en œuvre une politique volontariste de généralisation de l’enseignement dont le but était d’assurer des cadres pour les nouvelles structures administratives, l’université s’est instituée progressivement dans l’imaginaire des jeunes et de leurs familles comme fournisseuse de diplômes assurant l’accès automatique à la fonction publique (Mellakh, 1999). C’est pourquoi le chômage des diplômés remet en cause une représentation qui lie possession du diplôme et promotion sociale, à travers l’accès direct à l’emploi. Dès lors, au moment de la constitution de l’ANDCM en 1991, les « diplômés chômeurs » se percevaient comme des ayants droit de la fonction publique. L’élaboration de la cause revendicative a donc bénéficié de l’existence d’un a priori d’injustice largement accepté par la société. » (Emperador 2007, 3)

C’est ainsi l’image de l’État en tant que pourvoyeurs d’emplois qui fut remise en cause83. Mais,

derrière elle, se cache une autre figure autrement plus importante : celle de l’État social œuvrant à contrebalancer les déséquilibres et dysfonctionnements du marché par le biais de politiques publiques. Conséquemment, l’on serait tenté de penser que l’État marocain fut un État- providence84, avant la rupture néolibérale des années 1980 (Clément 1995), dont certaines

réminiscences auraient perduré.

De prime abord, nous pourrions croire que le Maroc jouit d’un État social conséquent. Lorsque nous nous référons aux dépenses étatiques dédiées aux services sociaux85, ces dernières

accaparent plus de 54.4% (2014) du budget général (Haut Commissariat au Plan 2015 : 74). Toutefois, il nous faut minorer cette première impression : en effet, le taux de couverture médicale serait de 62% (2014) selon les estimations (Agueniou 2015). Même, un rapport

83 Selon Catusse (2010, 189), c’est l’emploi public qui faisait office de principal filet social, résorbant les inégalités. 84 Une définition concise et synthétique de l’État-providence serait la suivante : « Ensemble des interventions étatiques visant à assurer un certain niveau de sécurité et de bien-être social à l'ensemble de la population. Il s'agit, à titre d'illustration des politiques de soutien au revenu, de santé, d'éducation ou de soutien à la famille. Cela découle de la reconnaissance par l'État de sa responsabilité en matière de gestion des risques directement reliés à la vie en société. » (Équipe Perspective monde)

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d’évaluation de la BAD (2013) évalue le taux de couverture de la protection sociale à seulement 49%86 (2013, V) de la population marocaine. Par ailleurs, sur la faible couverture de la

protection sociale se juxtapose une mauvaise gestion des deniers publics, puisque les « programmes d’assistance sociale rencontrent en outre des problèmes de ciblage, d’efficacité et de gouvernance et leur impact sur les conditions de vie de la population pauvre et vulnérable n’est pas à la hauteur des ressources engagées » (Banque Mondiale 2011, 4). En somme, l’ensemble de ces éléments concourt plutôt à nous faire dire que l’État-providence marocain semble non seulement dysfonctionnel, mais aussi minimal, que cela soit dans sa portée ou dans l’impact de ses politiques sociales (El Aoufi 2000 ; Catusse 2010 ; Jaïdi 2007).

Pour autant, l’orientation libérale n’est pas totale, puisque nous voyons la mise en place réactive de structures tentant de tempérer, voire de résorber, les dysfonctionnements de l’État social, mais aussi du marché. C’est ainsi que la création d’institutions parapubliques à vocation sociale87, couplée au discours social du roi, va plus dans ce sens. En outre, n’oublions pas que

les systèmes de solidarité hors marché (notamment la famille, le cercle amical, mais aussi la tribu/clan) jouent aussi un rôle de filet social de premier ordre (Jaïdi 2007). C’est ceci qui nous invite à nuancer l’inanité et la faiblesse de l’État-providence, mais qui, en même temps, fait intervenir des acteurs extérieurs.

86 Pour sa part, Zaghnoune (Directeur général de la Caisse de Dépôt et de Gestion) parle, pour sa part, d’un taux de couverture de la population active ne dépassant pas les 35% (La Nouvelle Tribune 2016). Ceci souligne la problématique de la production de statistiques viables au Maroc, ainsi que l’incertitude entourant la véracité des quelques données disponibles.

87 Nous faisons ici référence à des structures telles que l’Initiative Nationale pour le Développement Humain (créée sous initiative royale en 2005 et ayant pour objectif de réduire la pauvreté et d’améliorer le niveau de vie), le Conseil Économique Sociale, ou encore la Fondation Mohammed VI.

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