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« L’épanouissement du film de gangsters est lié à la naissance du cinéma parlant. Tout se passe comme s’il avait fallu attendre l'apparition du son en 1927, et le réalisme accru qu’il apportait, pour rendre justice aux bruits de la ville moderne auxquels s’identifie le gangster dans la conscience populaire. »

Michel Ciment, Le Crime à l’écran: une histoire de l’Amérique (1992), p. 29.

Si la généralisation du son synchrone a une importance toute particulière pour le film de gangster, le genre tiendra aussi une place de choix dans l’histoire du cinéma sonore, puisque c’est suite aux premiers balbutiements d’un procédé consacré par The Jazz Singer (Crosland, 1927) que la Warner Brothers lancera en 1928 «le premier film 100% sonore» avec le Lights of

dans la tendance à positionner le gangster en périphérie au profit d’un personnage principal à tout coup plus «innocent», cette oeuvre—qui paraît bien peu cool à la lumière des critiques de l’époque qui l’avaient vilipendée (Ibid, p. 72-73)—coexiste à l’époque avec d’autres qui continuent à positionner le criminel carrément comme antagoniste. C’est autant le cas du dernier grand film de gangster de l’époque du muet—The Racket de Lewis Milestone (1928)—que du

Alibi de Roland West (1929). Pour voir revenir un gangster protagoniste à part entière, il faudra

attendre le Doorway to Hell de Archie Mayo (1930). Mais dans celui-ci, le personnage de Louie Ricarno (qu’interprète Lew Ayres) n’embrasse que timidement sa criminalité, puisque son parcours débute lorsqu’il se retire du monde du crime après en avoir cédé la gestion à son compagnon Mileaway (James Cagney). Mais bien qu’il se présente comme ex-gangster, la logique du genre veut qu’il soit inéluctablement entraîné à nouveau dans l’univers du crime—et au terme d’un périple qui le mènera en cavale, c’est sereinement qu’il acceptera son sort en se laissant abattre (hors-champ) par les forces de l’ordre. Ainsi, malgré sa réserve quant à l’ontologie criminelle de son personnage central, le film de Mayo aurait cimenté plusieurs conventions qui se verront reconduites au fil d’un bref âge d’or du film de gangster—qu’il aurait même entamé selon Carlos Clarens (1980, p. 53).

La plus importante de celles-ci sera sans doute cette mort du protagoniste gangster, qui deviendra l’issue par défaut pour le personnage—telle que le consolidera l’année suivante le film faisant consensus comme premier grand exemple du genre: le Little Caesar de Mervyn Leroy (1931). Cette mort systématiquement violente se présentait dès lors comme fin logique pour celui qui s’était empêtré dans la criminalité au point d’être irrécupérable—généralement à partir du moment où il se résout à tuer pour assurer son ascension dans les échelons de la pègre. Si une telle conclusion devait permettre au spectateur de se distancier du gangster auquel il avait pu s’identifier au cours de son visionnement, Stuart Kaminsky remarque que

[i]t is questionable whether the downfall of the gangster worked to this end as it was clearly intended to do. According to Warshow, we identify with the central figure, immerse ourselves in his anti-social behavior, but are purged of our guilt for this by drawing away from him as he falls. It is difficult, however, to pull away so quickly. The fall is so sudden, and the memory of the gangster’s rise and vitality are still so vivid. ([1972] dans Silver et Ursini 2007, p. 59)

C’est alors en dépit d’une importante mise en garde contre les conséquences de leur mode de vie que les protagonistes de Little Caesar, The Public Enemy et Scarface auront fasciné—et élevé leur genre au sommet de sa popularité, notamment grâce à la «(proto-)coolness» qu’ils embrassaient en se faisant plus narcissiques et hédonistes que toute autre incarnation du gangster jusqu’alors. Face au danger potentiel qu’aurait pu engendrer une telle fascination—suscitée par un personnage qui constitue d’emblée une menace pour sa société—l’industrie cinématographique aura toujours tenté d’encadrer sa représentation de mises en garde. En plus d’une mort brutale qui fonctionne déjà à cet effet, il était coutume de dénoncer le gangster dans un prologue écrit, qui pouvait toutefois sembler entrer en dissonance avec ce que le film lui- même finissait par illustrer.

Malgré de telles dispositions, divers groupes de pression se sont à l’époque insurgés contre «l’amoralité» du genre. Et au moment de la sortie de Scarface en 1932—qui s’annonçait déjà pendant sa production comme « (…) a gangster epic to surpass all others in cost, scope, authenticity, and, needless to say, violence   » (Clarens 1980, p. 83)—cette pression était désormais pratiquement insoutenable. L’industrie craignant que, puisqu’il agissait indépendamment, le controversé Howard Hughes (qui produisait le film que réalisait Howard Hawks) refuse de se conformer à son code d’éthique, son bureau Hayes aura émis un nombre jusqu’alors inégalé de recommandations visant à censurer sa représentation de la criminalité. Cette action drastique de la part de l’organe de censure de l’industrie aura non-seulement poussé ses réticents producteur et réalisateur à se conformer à ses demandes pour obtenir le sceau d’approbation permettant la projection de leur film, mais aura également pavé la voie au durcissement de l’application de son Code de Production—qui existait déjà en 1930, mais ne deviendra «loi du pays» qu’en 1934. Bien qu’il existe à l’époque plusieurs traces de la diffusion de l’expression «cool», puisque celles-ci proviennent d’une culture marginale—afro-américaine —on peut affirmer sans trop se tromper que les instances moralisatrices responsables de la censure du gangster n’étaient ni familières avec l’expression, ni avec le concept en pleine construction que celle-ci sous-tendait. Or, en visant à combattre la fascination qu’exerce un personnage potentiellement dangereux, c’est bel et bien sa «coolness» que plusieurs provisions du Code de Production attaquaient. Ainsi encadré, le gangster écranique perdra à cette époque beaucoup de son lustre—alors que son pendant véridique avait également subi une telle perte suite à l’abolition de la Prohibition en 1933. Une des premières conséquences du renforcement

du Code aura été de changer la saveur du film de gangster, lui faisant désormais afficher une volonté de se distancier du réalisme duquel il se targuait jusqu’alors.

Ainsi le gangster écranique continuera toujours bien à exister, mais devra se repositionner au sein d’un genre qui, à cause de ces nouvelles restrictions, devra lui-même se réinventer. L’impulsion la plus naturelle aura été de continuer à exploiter le gangster en tant qu’antagoniste. Et en demeurant les «héros» de leurs films respectifs, le Edward G. Robinson qu’avait rendu célèbre Little Caesar et le James Cagney dont The Public Enemy avait fait la gloire pourront incarner des protagonistes du «bon côté» de la loi. Le premier le fera dans le Bullets or Ballots de William Keighley (1936), mais pour Thomas Leitch, le G-Men du même Keighley utilisait déjà l’année précédente (1935) « (…) the sublimely simple tactic of recasting James Cagney, famous as the gangster Tom Powers of Public Enemy, as the equally violent and mercurial, but now officially sanctioned, FBI hero » (2002, p. 27). Une autre avenue, permettant au gangster de conserver son statut de protagoniste, aura été de moraliser plus que jamais son expérience—ce qui signifiera notamment de s’attaquer à l’arrogance du personnage. Bien que Robinson pourra s’inscrire dans cette tendance grâce à des films comme The Last Gangster (Ludwig, 1937), Cagney—qui incarnait encore plus explicitement ce trait—en deviendra sans doute le plus digne représentant. On peut en témoigner dans Angels with Dirty Faces (Curtiz 1938)—où son Rocky Sullivan «affronte» un ami d’enfance devenu prêtre, qui s’offre comme un modèle éminemment plus positif pour les enfants du quartier qui idolâtrent pourtant Rocky—et dans The Roaring

Twenties (Walsh, 1939)—où, faute d’options, son Eddie Bartlett opte dès son retour de guerre

pour un gangstérisme qui lui fera découvrir que tous ne sont pas égaux dans une écologie criminelle où on trouve toujours «pire» que celui qui «mérite» un statut de protagoniste. Par son «révisionnisme romantique» (Clarens 1980, p. 155), le film de Walsh permet au personnage de Cagney de trouver la rédemption au moment de sa mort, pouvant expirer dans le caniveau « (…) and still wake up with the angels » (Ibid, p. 156).

C’est à cette époque du «gangster moralisé» que commencera à sérieusement s’illustrer l’acteur qui—aux côtés de Robinson et Cagney—deviendra le troisième nom le plus intimement associé à cette figure au cours de la décennie: Humphrey Bogart (McCarty 2004, p. 6). À l’époque, c’est plus fréquemment en tant que gangsters antagonistes qu’il apparaîtra, comme dans Angels with Dirty Faces et The Roaring Twenties—dans lesquels il se faisait «le pire» face à Cagney—et dans Bullets or Ballots, The Amazing Doctor Clitterhouse (Litvak, 1938) et

Brother Orchid (Bacon, 1940)—où il faisait de même face à Robinson. Déjà dans son premier

rôle substantiel—le Duke Mantee de The Petrified Forest (Mayo, 1936)—c’est même en tant qu’antagoniste qu’il incarnait cette variante du personnage que Clarens baptise le «gangster existentiel», soit «   (…) a lonely, passive figure who took on the pathos of a threatened species » (1980, p. 142). Tout aussi dépourvu d’arrogance que ses homologues contemporains, celui-ci était d’emblée plus cool qu’eux—ne serait-ce que par sa préfiguration du mouvement philosophique français proto-cool du même nom que Mailer rattachait au «hipster». Mais avant que son «gangster existentiel» n’acquière le niveau de «coolness» que seule une posture de protagoniste peut engendrer, il faudra attendre le début de la décennie suivante. À ce moment, son Roy Earle deviendra le protagoniste du film qui s’offrait déjà comme épitaphe de l’ère classique du gangster écranique: le High Sierra de Raoul Walsh (1941). Mais, si cool peuvent-ils parfois paraître, ce ne sont pas tant les rôles de gangster de ses «années formatives» qui auront consacré le statut de vedette (et d’icône du cool) de Bogart que les rôles qu’il tiendra au sein du prochain grand sous-genre du film de crime, alors en pleine émergence: le film noir.