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Le personnage criminel aura su s’inscrire assez organiquement dans l’exploration des possibilités narratives du cinéma des premiers temps, s’offrant souvent comme la source du «conflit» de ses récits. On peut notamment le voir en action dans des film de «course-poursuite» comme le Stop Thief! de l’Anglais James Williamson (1901, qui serait le premier du genre)—et plus tard, lorsqu’apparaîtra sa variante du «film de sauvetage», le criminel y demeurera une menace, comme c’est le cas dans The Lonely Villa (1909) et The Lonedale Operator (1911, tous deux de David Wark Griffith). Mais c’est de l’évolution du «slum melodrama» que naîtra le premier grand genre du cinéma du crime, alors que le même Griffith juxtaposera le personnage du gangster au portrait moralisateur de l’expérience de la pauvreté urbaine caractéristique du genre qu’il affectionnait. Ainsi, puisqu’il en est l’exemple le plus ancien qui subsiste jusqu’à ce jour, on considère The Musketeers of Pig Alley (1912) comme «le premier film de gangster». Et puisque ce genre s’articule autour d’une des grandes figures prototypiques du cool, peut-être que c’est avec Musketeers… que le film de crime inaugure sa relation à la «coolness». Or, en apparaissant près d’une décennie avant que ne s’entame le tournant vers l’hégémonie de la sensibilité du «American Cool» qu’évoque en 1994 Peter N. Stearns, le film de Griffith présente son archétype proto-cool du gangster avant même que se soit étiolée la grande ère de la culture émotive Victorienne—en opposition à laquelle s’établira celle du cool. D’ailleurs, c’est d’emblée son statut criminel qui «oppose» le «Snapper Kid» (interprété par Elmer Booth) au courant dominant (Victorien) du moment, ce qui lui permet d’embrasser sa «(proto-)coolness»—alors

qu’en tant qu’honnêtes citoyens bien en phase avec le courant émotionnel de leur époque, les deux autres protagonistes du film («La Petite Dame» et «Le Musicien») apparaissent comme pratiquement « cut from Victorian cardboard » (Clarens 1980, p. 16). La sensibilité déjà plus moderne qu’il sait afficher face à eux aura sans doute contribué à faire du «Snapper Kid» le personnage « le plus charismatique, complexe, et donc le plus fascinant » (traduction de McCarty 2004, p. 16)—voire, au sens contemporain, le plus cool. Il aura ainsi été instrumental au succès d’un film qui, en 1912, fut « (…) one of Biograph’s, and Griffith’s, biggest box-office performers of the year » (Ibid, p. 18).

Il est alors peu surprenant qu’un genre se soit à l’époque consolidé autour de cette fascinante figure—et en 1915, grâce au Regeneration de Raoul Walsh (un ancien assistant de Griffith) le film de gangster aura son premier long-métrage (Ibid, p. 17). Toutefois, ce film présente comme gangster son protagoniste (le Owen qu’interprète Rockliffe Fellowes) sans que le spectateur n’ait été témoin de quelque «exploit criminel»—et dès lors, il entame une quête de rédemption (ou de «régénération») visant à l’éloigner de l’univers du crime. The Musketeers of

Pig Alley prenait déjà un plus grand «risque narratif» en présentant initialement le «Snapper

Kid» comme antagoniste—alors qu’il dévalisait «Le Musicien» du fruit de ses labeurs—avant de le transformer en protagoniste—au moment où il empêche «La Petite Dame» d’être droguée par un gangster rival, embrassant un héroïsme chevaleresque qui entre en tension avec son statut implicite de «anti-héros». Tant le choix du «gangster en théorie» et de sa quête de rédemption que celui du «gangster héroïque» se sont à partir de ce moment imposés comme stratégies favorisant l’acceptation du protagoniste criminel. Par ailleurs, puisque la «coolness» est souvent principalement une affaire d’image, il est de mise de souligner que le «Snapper Kid» et Owen ont tous deux une apparence qu’on pourrait anachroniquement qualifier de cool—le premier faisant pendre ses cigarettes au bout de ses lèvres et portant son chapeau «at an aggressive angle» (Clarens 1980, p. 16) et le second présageant étonnamment par son « insolent demeanor and proletarian rather than conventional leading-man looks » l’icône du cool Marlon Brando et sa performance dans On the Waterfront (Kazan, 1954—dans McCarty 2004, p. 24). D’autre part, à cause de leur rang de «premiers»—film de gangster et long-métrage de gangster—ces oeuvres possèdent elles-mêmes un statut cool lié à l’innovation. Et bien que la «coolness» de leurs univers criminels puisse sembler timide aux yeux du spectateur d’aujourd’hui, ces films

apparaissent fort audacieux lorsque comparés à ceux qui seront produits au début de la décennie suivante—qui marque pourtant le point de départ symbolique de l’ère du «American Cool».

De tous les témoignages d’un cinéma du crime des années vingt ayant survécus jusqu’à ce jour, la production la plus consistante du «genre» demeure celle qu’on décèle au sein de la filmographie de l’acteur qui était alors le mieux rémunéré de l’industrie: Lon Chaney. Si ce dernier est surtout passé à l’histoire pour les quelques rôles de «monstres» qu’il a tenu dans un cinéma «d’horreur»—comme les rôles titres de The Hunchback of Notre Dame (Worsley, 1923) et The Phantom of the Opera (Julian, 1925)—l’acteur reconnu pour sa maîtrise des techniques de maquillage lui permettant de se transformer pour chacun de ses rôles avait au cours de sa carrière interprété un nombre bien plus important de personnages criminels (Ibid, p. 46). Or, il aura aussi fait reculer la possibilité d’octroyer à ce type de personnage un statut cool—d’abord en le renvoyant à la posture d’antagoniste qu’il occupait au sein du cinéma des premiers temps. Il le fera notamment dans The Penalty (Worsley, 1920)—où, amputé de ses deux jambes, le gangster qu’il interprétait avait d’emblée une apparence «monstrueuse». S’il était également antagoniste dans des films comme The Wicked Darling (1919) et Outside the Law (1920, tous deux de Tod Browning), ceux-ci demeuraient de véritables films de criminel(le), puisqu’ils misaient tous deux sur une protagoniste—dans les deux cas, interprétée par Priscilla Dean—frayant dans l’univers du crime, mais cherchant au terme de son parcours une rédemption lui permettant de s’en extraire. Et lorsqu’il interprétera par la suite nombre de protagonistes criminels—comme dans

Flesh and Blood (Cummings, 1922), The Shock (Hillyer 1923), The Unholy Three (1925) et The Blackbird (1926, tous deux de Browning)—il ne contribuera pas à en faire progresser la

«coolness», car tant par son jeu fort expressif accentué par ses maquillages que par la propension de ses personnages à se résigner au sacrifice, Chaney suggérait un pathos de clown triste mieux aligné à une «émotionologie» Victorienne (en déclin) qu’à celle d’un cool (en pleine ascension) —qui, face à une telle émotivité, préconiserait le détachement.

Le criminel Chaney-esque est également un être de plus en plus anachronique du fait que les oeuvres qui l’incluent évitent systématiquement d’évoquer le trafic d’alcool de la Prohibition —qui est alors pourtant l’activité criminelle principale du gangster véridique, lui conférant même la «coolness» de défier une loi qu’une bonne part de la population juge injuste. Le premier film à oser positionner son gangster dans ce contexte le fera sept ans après le passage du Volstead Act —et en 1927 cette audace fera du Underworld de Josef von Sternberg le film qui sera

unanimement reconnu par les historiens du cinéma comme « the first gangster film with modern credentials » (Clarens 1980, p. 31). Au sein d’une oeuvre ayant d’emblée ce prestige plutôt cool, le Bull Weed qu’incarne George Bancroft sait se faire brutal—notamment lorsqu’il abat son rival Buck—mais également fort sympathique—comme dans ses interactions avec sa compagne «Feathers» (Evelyn Brent), mais aussi dès les premiers moments du récit, alors qu’il décide de prendre sous son aile un avocat déchu surnommé «Rolls Royce» (Clive Brooks) qu’il aidera à émanciper de son alcoolisme. D’ailleurs, bien que Bull soit protagoniste, le film pousse plutôt le spectateur à s’identifier à ce «Rolls Royce»—qui devient le personnage principal, à travers les yeux duquel il peut suivre les frasques de Bull sans trop être éclaboussé par les méfaits qui le condamneront finalement à la pendaison. Underworld instituera ainsi la pratique de placer quelque peu en retrait le personnage criminel—qui continue toutefois généralement à s’avérer «le plus charismatique et fascinant». Cette tendance dominera le genre au cours des quelques années qui séparent cet exemple précoce de son âge d’or—qui sont également les premières années du cinéma «sonore».