• Aucun résultat trouvé

Chapitre IV : Effets de la famine Ruzagayura

4.1. Les décès

Différents témoins et auteurs s’accordent à affirmer que la famine Ruzagayura a occasionné, par son intensité et sa large diffusion dans le pays, un nombre important de morts.

Néanmoins, ces témoins et ces auteurs s’opposent quant au nombre exact de personnes décédées.

Dans son article publié en 1946, le vice-gouverneur Jungers affirme que 36 000 personnes seraient mortes de la famine Ruzagayura :

« Cette famine cause 36 000 victimes, nombre de décès qui eût été inévitablement quadruplé, si l’Administration n’avait pas pris toutes les mesures possibles qui s’imposaient. »1

1 JUNGERS Eugène, « L’agriculture indigène au Ruanda-Urundi », in Bulletin de la Société belge d’Etudes et d’Expansion, n° 123, (1946), p. 326

Le même chiffre, 36 000 morts, est également cité par le Service de l’information et de la communication du Ministère belge des Colonies, notamment dans son rapport de 1946 :

« Le nombre des mortalités donne pour l’ensemble de la famine qui sévit en 1943-1944, un total de 36 000 victimes. »1

Pour aboutir à ce chiffre, le Ministère belge des Colonies et le vice-gouverneur Jungers se seraient basés sur les données transmises par les administrateurs des huit territoires du Rwanda2. Ces administrateurs auraient, à leur tour, obtenu ces chiffres auprès des chefs des provinces et des sous-chefs des collines de leur territoire3.

Néanmoins, dans une lettre du 11 décembre 1943, le vice-gouverneur Jungers admet qu’il est difficile de connaitre le nombre précis de morts étant donné que les enfants, les personnes âgées et les personnes déplacées sont parfois oubliés dans le comptage :

« Quant aux mortalités, je les estime sur la base de déclarations recueillies successivement par moi, sur place, entre le 24 novembre et le 3 décembre à deux mille au minimum et à quatre mille au maximum. Il est impossible de fournir à cet égard des renseignements précis ; la faim, en effet, enlève surtout des enfants et des vieillards, qui ne sont pas ou plus recensés. De plus, ces malheureux meurent dans leurs huttes, soit sur leur colline soit dans les régions où ils ont tenté de fuir devant la mort. »4

La même difficulté aurait, plus tard, été éprouvée par l’administrateur André Pierlot au moment où il rédige le rapport de décès survenus dans le territoire de Nyanza. Il aurait notamment remarqué que non seulement les décès des enfants et des femmes ne sont pas tenus en compte, mais que le nombre de personnes âgées décédées de cette famine n’est pas relevé non plus :

«… Les chefs eux-mêmes font cependant remarquer que les chiffres qu’ils fournissent pour les premiers mois de la famine sont imprécis parce qu’ils n’ont pas tenu note de tous les décès, spécialement pour les femmes et les enfants. En outre, il y aurait parmi les morts signalés beaucoup de vieux et vieilles dont on ne sait trop s’ils sont morts de vieillesse ou de famine. »5

1 Ministère des Affaires étrangères. Archives africaines, Dossier AI (1424), n° 105, «Famine pendant la 2eme guerre mondiale, 1945-1946». Service de l’Information, Lutte contre les famines au Ruanda-Urundi, 1946

2 «Il importe, au plus haut point, que je sois tenu au courant de l’évolution de la famine qui sévit dans presque tous les territoires du Ruanda, de telle façon que je puisse, sur des bases sérieuses, adapter aux exigences locales, l’intervention du service du ravitaillement. Dans ce but, j’ai établi un système de relevés des décès provoqués par la famine qui me permettra de faire le point à la fin de chaque mois… » (Ministère des Affaires étrangères. Archives africaines. RWA 427. Lettre n° 277/SEC/Ravt du 14/1/1944 du Vice-gouverneur Jungers à tous les administrateurs du Ruanda)

3 Ministère des Affaires étrangères. Archives africaines. RWA 426. Rapport du 11/1/1944 de l’Administrateur André Pierlot

4 KADOC. Archives d’Albert de Vleeschauwer, Dossier n°473 « Dossier inzake de organisatie en het beleid van de administratie in Belgisch Kongo (ondermeer tegenover de hongersnood van Ruanda-Urundi in 1943-1944, ziektes van de inheemse bevolking, natuurbeheer, etc), 1941-1945 », Lettre n° 605/Sec du 11/12/1943 du Vice-gouverneur général au Gouverneur général du Congo Belge

5 Ministère des Affaires étrangères. Archives africaines. RWA 426. Rapport du 11/1/1944 de l’Administrateur André Pierlot

Par ailleurs, le Conseil de Tutelle de l’Organisation des Nations Unies avance, sans pour autant mentionner sa source, que 50 000 personnes seraient mortes de la famine Ruzagayura :

« En 1943-1944, encore, la famine a occasionné quelques 50 000 décès. »1

En outre, la lecture et le recoupement des chiffres de la population rwandaise fournis par les rapports annuels du Ruanda-Urundi de 1942 à 1945 font ressortir une différence de 344 788 personnes. En effet, le Rwanda aurait disposé, en 1942, d’une population estimée à 1 930 236 personnes2. En 1943, elle aurait été évaluée à 1 805 9153. En 1944, elle aurait avoisiné 1 523 7264 et en 1945, elle aurait tourné autour de 1 585 448 personnes5. Par conséquent, le chanoine Louis de Lacger et les Pères Blancs attestent, sur base de ces chiffres, que la famine Ruzagayura aurait entraîné la disparition de 300 000 personnes6. Ce chiffre est repris par un nombre important d’auteurs7. Certains pensent d’ailleurs qu’il englobe seulement les personnes mortes de la famine Ruzagayura8. Cependant, les Pères Blancs considèrent, dans leur rapport annuel, que les déplacés sont également à inclure dans ces 300 000 personnes disparues :

« Du fait de cette famine, le pays a perdu 300 000 sujets, non qu’ils soient tous morts, mais plus de 75 000 sont allés chercher fortune dans des contrées plus favorisées. »9

Enfin, les Pères Georges de Meire et Antoine Overschelde révèlent, dans leurs articles respectifs, qu’environ 400 000 personnes auraient disparu suite à Ruzagayura10. Néanmoins, ils ne tiennent pas compte du nombre de la population rwandaise en 1945, ni de celui des personnes qui rentrent à la fin de la famine et de la guerre.

Puisque nous mentionnons les personnes qui rentrent à la fin de la famine, évoquons justement les déplacements de populations avant et au moment de la famine Ruzagayura.

1 Ministère des Affaires étrangères. Archives africaines. T/217. Organisation des Nations Unies. Conseil de Tutelle. Mission de Visite dans le territoire sous tutelle du Ruanda-Urundi sous administration belge, 31/10/1948

2 Ministère des Affaires étrangères. Archives africaines. RA/RU 34. Ruanda-Urundi, Rapport annuel 1942

3 Ministère des Affaires étrangères. Archives africaines. RA/RU 34 (2). Ruanda-Urundi, Rapport annuel 1943

4 Ministère des Affaires étrangères. Archives africaines. RA/RU 34 (3). Ruanda-Urundi, Rapport annuel 1944

5 Ministère des Affaires étrangères. Archives africaines. RA/RU 34 (3 bis). Ruanda-Urundi, Rapport annuel 1945

6 LACGER Louis de, Ruanda, Kabgayi, Imprimerie de Kabgayi, 1961, p. 658 ; Société des Missionnaires d’Afrique/Pères Blancs. Rapport annuel 1939-1945

7 PATERNOSTRE DE LA MAIRIEU Baudouin, Le Rwanda. Son effort de développement...Op.cit, p. 132 ; LINDEN Ian, Christianisme et pouvoirs au Rwanda…Op. cit, p. 277 ; RUDAKEMWA Fortunatus, L’évangélisation du Rwanda 1900-1959, Paris, L’Harmattan, 2005, p. 253 ; DORSEY Learthen, The Rwandan colonial economy…Op. cit, p. 230 ; MUGESERA Antoine, « Les progrès du Rwanda sous Rudahigwa : avancées et retards », in Dialogue n°188, (2009), p. 86

8 Ian Linden, l’abbé Fortunatus Rudakemwa, Learthen Dorsey, Antoine Mugesera

9 Société des Missionnaires d’Afrique/Pères Blancs. Rapport annuel 1939-1945

10 DE MEIRE Georges F.J, « Où en est le Ruanda ? », in Grands Lacs, LXI, 7, n° 85, (1946), p. 39 ; VAN OVERSCHELDE Antoine, « Le vicariat du Ruanda », in Lovania n° 10, (1947), p. 24