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Débat sur le nombre d’immigrants

5. Discussion et recommandations de politiques publiques

5.1 Débat sur le nombre d’immigrants

Une des premières variables à considérer dans une politique d’immigration est le nombre d’immigrants que l’on veut accueillir chaque année. Le débat à ce sujet est très polarisé, certains voulant augmenter considérablement les entrées annuelles, alors que d’autres veulent les diminuer fortement. À un extrême, il y a ceux qui veulent des niveaux élevés, de l’ordre de 400 000 personnes par année au Canada (Conference Board du Canada, 2008). Et à l’autre, il y a ceux qui veulent réduire le nombre d’immigrants à moins de 100 000 par année (Grady, 2011). Des deux côtés, on s’appuie sur des arguments économiques pour justifier sa position.

5.1.1 Arguments en faveur d’une forte immigration

On entend souvent dire que le taux d’immigration annuel devrait atteindre 1 % de la population canadienne. L’origine de ce chiffre n’est pas claire, mais il semblerait que le premier à l’avoir évoqué serait le ministre de l’Immigration canadien Richard Bell, en

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1962, qui voulait de cette façon communiquer son enthousiasme à l’égard de l’immigration (selon Knowles, 2007, page 190). Cet objectif a été mentionné à nouveau en tant que recommandation dans un rapport sur l’immigration préparé par le Conseil économique du Canada (1991), et a été repris plusieurs fois par la suite. Il s’agit d’un chiffre totalement arbitraire que répètent régulièrement les partisans d’une immigration forte depuis le début des années 1990, et qui représenterait plus de 350 000 immigrants par an. Si le Québec adoptait cette politique, il devrait en admettre plus de 80 000 annuellement. Ces chiffres sont passablement plus élevés que les niveaux actuels.

Les partisans de cette politique ont tendance à voir la situation présente comme n’étant que temporaire. Les problèmes économiques et d’autres circonstances atténuantes font en sorte qu’on ne peut pas admettre autant d’immigrants qu’on le voudrait à l’heure actuelle, mais il faut continuer de travailler à améliorer la situation, afin d’atteindre dès que possible l’objectif désiré.

Cette opinion est fréquemment émise dans les milieux d’affaires et au sein des groupes qui les représentent – comme le Conference Board du Canada (2010, 2013) –, qui voient dans l’immigration une source presque inépuisable de croissance économique et d’innovation. On considère les avantages à long terme pour l’économie et on accorde peu d’attention à la capacité d’absorption, celle-ci étant vue comme un obstacle temporaire qu’il faut surmonter. De ce point de vue, c’est la croissance de l’économie dans son ensemble qui importe, plutôt que la croissance du revenu par habitant. Or, plus la population d’un pays est grande, plus les occasions d’affaires sont nombreuses, peut-être parce que ceux qui possèdent des ressources rares, comme la terre ou le capital, peuvent en tirer profit et y voient un avantage même si, comme on l’a vu à la section précédente, l’effet de l’immigration sur le PIB par habitant est relativement faible.

Ce point de vue est aussi partagé par les tenants du multiculturalisme, pour qui la diversité culturelle du Canada est une valeur en soi. Ce n’est pas un argument économique, mais cette attitude peut influencer les personnes qui cherchent à voir des avantages économiques à l’immigration. Il y a aussi les anciens immigrants qui sont devenus citoyens et qui peuvent participer au processus électoral. Cela crée un préjugé

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favorable à l’immigration que les politiciens ne peuvent ignorer. Au Québec, la ferveur pour le multiculturalisme est beaucoup moins forte et on est moins en faveur d’accommodements raisonnables que dans le reste du Canada. L’objectif du 1 % ne fait pas non plus partie du discours politique comme dans le reste du Canada. Malgré cela, jusqu’à un certain point, il existe un préjugé favorable à l’immigration au Québec. L’idée d’être ouvert et accueillant est tout à fait louable, mais peut poser un problème si on l’utilise pour justifier des augmentations importantes des niveaux d’immigration.

5.1.2 Arguments contre une forte immigration

À l’autre extrême, il y a ceux qui dénoncent les niveaux actuels d’immigration, qu’ils jugent trop élevés. Une critique virulente des politiques d’immigration au Canada a été faite récemment par l’économiste historien bien connu Gilles Paquet (2012). Celui-ci note que l’ouverture envers l’immigration est devenue un thème sur lequel s’entendent un grand nombre d’intervenants sociaux et économiques, y compris tous les partis politiques fédéraux et provinciaux qui aspirent à accéder au pouvoir. Selon lui, ce consensus fait en sorte qu’il y a peu de débats sur le sujet. Bien que l’on sache que les immigrants récents ont de la difficulté à s’intégrer au marché du travail, une certaine « rectitude politique » interdit toute critique. Faisant référence entre autres à Dubreuil et Marois (2011), Paquet remarque que les bienfaits économiques que l’on confère à l’immigration n’existent pas.

Il attribue cet aveuglement à la doctrine du multiculturalisme canadien, qui octroie à la diversité en soi une valeur importante. Gilles Paquet recommande que le sens de l’hospitalité demeure une valeur canadienne, mais qu’elle soit modulée en fonction de la capacité d’absorption du pays. Il recommande aussi qu’un contrat moral soit établi avec les nouveaux arrivants. Il cite le Québec comme étant l’endroit au Canada où cette idée a eu le plus d’influence, mais il regrette qu’on n’y ait pas donné suite.

Parmi les autres critiques des niveaux élevés d’immigration, il y a les représentants du Fraser Institute et du Centre for Immigration Policy Reform. Par exemple, Bissett (2010) s’en prend au système d’accueil des réfugiés. Grady (2013) observe une fois de plus que les politiques d’immigration n’ont pas permis d’améliorer la performance des immigrants. Grubel (2012) met l’accent sur le coût élevé d’une immigration massive.

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Grubel et Grady (2011) arrivent à la conclusion que le coût fiscal de l’immigration est élevé. En 2009, on a publié un volume tiré d’une conférence où plusieurs des présentations avaient pour but de montrer les conséquences négatives d’une immigration massive (Grubel, 2009).

5.1.3 Niveaux d’immigration et capacité d’absorption

Tous ces avis divergents sur les niveaux d’immigration résultent sans doute du fait qu’il est impossible d’évaluer précisément ce que devrait être à long terme la population optimale dans un pays ou une région d’un point de vue économique. Selon ce qu’on a vu, si l’impact de l’immigration est faible, plusieurs niveaux sont compatibles avec un certain degré de développement économique, et la décision sur le nombre est peut-être plus de nature sociale et politique qu’économique. C’est ce que pense entre autres Allan Green, un autre économiste historien bien connu (Green, 2003).

Entre les deux positions extrêmes, il a des gens qui pensent que, quoique l’immigration puisse offrir des avantages à long terme, les conditions actuelles du marché du travail recommandent la prudence. Ce point de vue plus modéré est souvent présenté par des chercheurs associés au C.D. Howe Institute, par exemple, par Beach, Green et Worswick (2009, 2011). Dans un rapport récent, Worswick (2013) évalue la possibilité d’augmenter les niveaux d’immigration annuels à 1 % de la population canadienne – conformément à l’objectif souvent suggéré – et recommande de ne pas le faire. Il suggère plutôt d’améliorer les processus de sélection et d’intégration des immigrants avant d’en augmenter le nombre.

Si l’effet à long terme de l’immigration est difficile à évaluer, certains liens défavorables ont été démontrés à court terme entre les niveaux d’immigration et l’intégration de ces mêmes immigrants peu après leur arrivée. Beach, Green et Worswick (2011) ont analysé l’effet à travers le temps de différents leviers politiques sur certaines caractéristiques liées à la performance économique des immigrants. Pour ce faire, ils ont utilisé le Canadian Landing Data, une base de données administrative qui couvre tous les immigrants admis au Canada entre 1980 et 2001. Un des leviers politiques est le nombre total d’immigrants

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admis chaque année. Les résultats de leur régression montrent que l’augmentation du nombre d’immigrants à un moment donné réduit le niveau d’éducation des nouveaux arrivants, parce qu’un plus grand nombre de candidats marginaux sont acceptés (Beach, Green et Worswick, 2011, page 44). En utilisant les résultats de fonctions de gains de capital humain, ils déduisent que cette baisse du niveau d’éducation réduit aussi les gains des nouveaux immigrants. Évidemment, ces résultats reposent sur plusieurs hypothèses et il faut les prendre avec un grain de sel, mais les auteurs suggèrent tout de même qu’il y a des coûts rattachés à une immigration trop forte. Une étude plus récente de Hou et Picot (2014) pour la période allant de 1982 à 2010 donne des résultats semblables. Les auteurs estiment qu’une augmentation de 10 % du niveau d’immigration réduit les gains des immigrants à l’entrée sur le marché du travail de 0,8 % pour les hommes et de 0,3 % pour les femmes. Autrement dit, des niveaux d’immigration élevés peuvent nuire aux immigrants à court terme.

Cependant, ces recherches ne concernent que l’effet sur les immigrants eux-mêmes, et ne disent rien de l’impact sur la population dans son ensemble. Elles suggèrent quand même qu’il y a des limites à la capacité du marché du travail d’absorber rapidement un grand nombre de nouveaux arrivants. Les statistiques sur l’emploi et le chômage montrent clairement que les immigrants récents ont été plus touchés que les autres travailleurs par la récession de la fin des années 2000.

Les habitants d’une province, tant les immigrants que les natifs, peuvent aussi ajuster leur comportement en déménageant, ce qui atténue l’impact de la politique sur le nombre d’immigrants. Dans ses calculs du nombre annuel d’admissions, le Québec doit inclure la croissance démographique visée, les taux de rétention des immigrants et le solde de la migration interprovinciale. En 2013, près de 19 000 personnes ont quitté le Québec (vers l’étranger ou une autre province canadienne), soit l’équivalent d’un peu plus du tiers des nouveaux arrivants la même année (données de l’Institut de la statistique du Québec).

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