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CHAPITRE III. Exploration des processus cognitifs sous-jacents à la culpabilité :

Expérience 8 culpabilité et motivation implicite vers la réparation

De nombreuses et célèbres études ont conclu ces dernières décennies à la possibilité d’activer de façon non consciente des buts à atteindre (e.g., Aarts & Dijksterhuis, 2000; Bargh, 1990; Bargh & Gollwitzer, 1994; Dijksterhuis & Aarts, 2010). Certains processus cognitifs sont impliqués dans l’explication de ces comportements. Il a par exemple été

montré que l’activation de but conduisait à adopter des comportements de persistance et de persévérance envers le but activé (Aarts, Gollwitzer, & Hassin, 2004; Bargh et al., 2001; Fitzimons & Bargh, 2003). D’autres recherches ont révélé que les comportements de poursuite du but activé passaient par une évaluation automatique et implicite de ce but (Custer & Aarts, 2007). Cette évaluation « automatique » peut conduire notamment à une attitude implicite positive envers les stimuli associés au but recherché (Ferguson, 2007, 2008; Ferguson & Bargh, 2004; Moore, Ferguson, & Chartrand, 2011). Cet « affect implicite dirigé vers le but » (Moore, Ferguson, & Chartrand, 2011, p. 455) expliquerait, au moins pour partie, l’adoption de comportements conformes au but poursuivi.

La vision de la culpabilité comme processus motivationnel orienté vers la réparation peut s’inscrire dans cette théorie de l’affect implicite. En effet, si la culpabilité dirige bien vers la réparation, le « but » de réparer devrait être automatiquement activé en cas de ressenti « coupable ». En cohérence avec la théorie de l’affect implicite et en particulier les travaux de Melissa Ferguson, cette activation du « but de réparer » devrait donc provoquer une évaluation implicite positive des stimuli liés à la réparation. À notre connaissance, aucune étude ne s’est attachée à examiner ces biais de motivation implicites potentiellement associés aux émotions morales, a fortiori pour ce qui concerne la culpabilité. Cette motivation à rendre positive la réparation pourrait pourtant expliquer en partie l’adoption de ce type de comportement en situation de « culpabilité ».

Méthode Participants

Quarante-trois étudiants de l’Université de Bordeaux (37 femmes, Mage = 19.97;

ET = 2.05) ont participé à cette expérience sur base volontaire (51% de l’échantillon) ou

analyse : un en raison d’un niveau insuffisant en français, trois pour n’avoir pas respecté la consigne d’induction émotionnelle de culpabilité52. Les 39 participants restants ont été

assignés de façon aléatoire aux deux conditions (Culpabilité vs. contrôle) d’un plan inter- sujets.

Procédure

Les participants étaient accueillis de façon individuelle par l’expérimentateur dans un box expérimental puis signaient un formulaire de consentement éclairé. L’étude était de nouveau présentée comme deux recherches distinctes regroupées pour des raisons pratiques. La première partie se déroulait de façon identique à celles des expériences précédentes (rappel manuscrit d’une expérience émotionnelle), avec deux conditions expérimentales uniquement au lieu de trois (culpabilité vs contrôle). Le choix a été fait pour cette expérience de ne pas avoir recours à un groupe « honte » en raison de la faible réussite de l’induction émotionnelle de honte, ou tout au moins du faible ressenti déclaré par les participants.

Après cette première partie, les participants étaient placés à 80 cm environ d’un écran LCD plat de 17’’. L’expérimentateur expliquait par oral aux participants qu’ils allaient devoir participer à une tâche de vocabulaire et indiquer, le plus rapidement possible et sans se tromper, si le mot qu’ils verraient apparaître au centre de l’écran était un mot positif ou bien un mot négatif. En cas de mot positif, les participants devaient appuyer sur la touche « F » du clavier AZERTY placé devant eux. Pour un mot négatif, les participants devaient appuyer sur la touche « H » du clavier AZERTY. Cette assignation lettre F ou H -valence

52 Récit ne faisant pas référence à la culpabilité pour un participant, ainsi qu’évalué par deux juges indépendants, ou aucun récit du tout pour deux participants.

du mot positive ou négative était contrebalancée entre les participants. L’expérimentateur précisait que des mots apparaîtraient avant le mot à reconnaître comme positif ou négatif, mais qu’il ne fallait pas y prêter attention. L’expérimentateur indiquait ensuite aux participants d’appuyer sur la barre d’espace pour commencer l’expérience, puis quittait le box. Après avoir pressé la barre d’espace, le participant reprenait connaissance de l’intégralité de la consigne (avec des écrans successifs) avant de commencer l’expérience.

La séquence se déroulait ensuite de la manière suivante : un point de fixation (d’une durée aléatoire comprise entre 500 ms et 800 ms) apparaissait au centre de l’écran. Il était suivi d’un écran vide (noir) pendant 500 ms, puis un mot « amorce » apparaissait au centre de l’écran pendant une durée de 150 ms (Ferguson, 2008). Ces mots amorce étaient constitués de mots issus du même matériel que les expériences précédentes, avec les mots liés à la réparation (14 mots) et les mots contrôle réparation (14 mots) appariés en valence, longueur et fréquence. Le mot amorce était suivi d’un autre écran noir de 150 ms, puis remplacé par le mot cible, situé au centre de l’écran, légèrement au-dessus du mot amorce (1° visuel) pour éviter les effets de persistance rétinienne. Ces mots cible étaient soit des mots positifs (joie, amour, fête…) ou des mots négatifs (mort, chômage, maladie, guerre…)53. L’écran rappelait également de quel côté appuyer : il était marqué « négatif » en

bas à gauche de l’écran et « positif » en bas à droite si le participant devait appuyer sur la touche F pour détecter un mot négatif et H pour détecter un mot positif (l’inverse était bien évidemment affiché pour ceux qui se trouvaient dans l’autre condition, i.e., « F » pour un mot positif et « H » pour un mot négatif). Le mot cible restait à l’écran jusqu’à la réponse du participant, puis était suivi d’un écran noir d’une durée aléatoire entre 750 et 1250 ms

avant le début d’un nouvel essai (voir Figure 14). L’exactitude et les temps de réponse étaient mesurés. Chaque mot amorce (28 au total) apparaissait pendant la séquence suivi une fois d’un mot positif et une fois d’un mot négatif (soit 56 essais en tout dans un ordre aléatoire). L’expérience était précédée d’une série de cinq essais d’entraînement. À la fin de l’expérience, les participants indiquaient leur âge, sexe, puis étaient débriefés et remerciés par l’expérimentateur. Le principe de cette tâche développée par Ferguson (2008) est que si les mots amorces sont effectivement liés au but à poursuivre, le participant doit être plus rapide pour détecter les mots positifs suivant ces amorces et plus lents pour détecter les mots négatifs suivant cette amorce. En d’autres termes, ce différentiel de temps de réaction (biais vers la positivité) traduirait une activation automatique de « positivité » vers les stimuli lié au but : effet facilitant pour les mots congruents (positifs) et ralentissant pour les mots non congruents (négatifs).

Figure 14. Exemple de séquence d’un mot amorce « réparation » suivi d’un mot cible

Résultats Induction émotionnelle

Les participants du groupe culpabilité ont rapporté plus de culpabilité (M = 2.85,

ET = 2.03) que ceux du groupe contrôle (M = .78, ET = 1.43), F(1, 37) = 13.23, p < .001,

ηp² = .26. Les participants coupables ont rapporté plus de culpabilité que les émotions

d’embarras, de colère et d’irritation, ts >2.1, ps < .056, ηps² > .06. En revanche, aucune

différence significative n’a été trouvée entre la culpabilité et la tristesse, la joie et la honte,

ts < 1.3, ps > 0.22. Il demeure toutefois que d’un point de vue descriptif, la culpabilité est

l’émotion rapportée la plus forte parmi toutes les émotions dans le groupe « culpabilité ».

Biais de positivité implicite

Les réponses incorrectes (2.7%) ainsi que les réponses inférieures à 250 ms et supérieures à 3 écarts-type par participant (3.4% %) ont été exclues avant analyse. Les réponses ont subies une transformation inverse (voir expériences précédentes, Ratcliff, 1993) et seront présentées de manière non-transformées ci-après pour plus de lisibilité. Une variable dépendante a ensuite été créée en calculant un score de « biais de positivité » (Ferguson, 2008). Dans un premier temps, un sous-score de biais « réparation » a été créé en soustrayant les temps de réponse des mots cibles positifs suivant les mots liés à la réparation des temps de réponse de mots cibles négatifs suivant les mots liés à la réparation (i.e., BiaisReparation = RT mots négatifs – RT mots positifs pour les amorces réparation54). Un

deuxième sous-score de biais a été créé sur le même modèle pour les mots contrôle

54 La formule est ici donnée pour le calcul sur les données brutes. Sur les données inverses, il faut soustraire les TR pour les mots négatifs à ceux pour les temps négatifs, i.e., RT inverses mots positifs – RT inverses mots négatifs. En effet, plus le score inverse est haut, plus le TR est court (la relation s’inverse par rapport aux temps bruts).

réparation (i.e., BiaisContrôle = RT mots négatifs – RT mots positifs pour les amorces « contrôle »). Enfin, le score de biais final a été obtenu en effectuant la différence entre les deux sous-scores : Score Biais Positivité = BiaisRéparation – BiaisContrôle. Un score positif révèle un biais de positivité envers la réparation, un score négatif un biais envers les mots contrôles, un score nul l’absence de biais. Ce score a été soumis à une ANOVA à deux conditions (Culpabilité vs contrôle). Les résultats montrent que les participants du groupe « culpabilité » ont présenté un score de biais de positivité implicite significativement plus élevé (M = 60.55, ET = 80.66) que le groupe contrôle (M = 2.05, ET = 95.64), différence de moyennes entre les groupes = 58.5, 95% CI [1.21, 115.79], F(1, 37) = 4.28, p = .046, η

= .10. Il est en outre intéressant de préciser que les participants du groupe culpabilité ont obtenu un score de biais envers la réparation plus élevé (M = 55.9, ET = 71.3) que pour le score de biais « mots contrôle », (M = -4.6, ET = 93.3), t(19) = -3.35, p = .003, ηp² = .10

alors qu’aucune différence n’a été observée pour le groupe contrôle (t = 0.27). L’effet total de biais envers la réparation lié à la culpabilité provient ainsi à la fois d’une plus grande positivité envers la réparation et d’une plus faible positivité envers les mots neutres (voir Figure 15).

L’Expérience 8 a montré que l’émotion de culpabilité avait rendu plus « positifs » des stimuli liés à la réparation vs. des stimuli non liés à la réparation (mots contrôle) et par rapport à un groupe contrôle d’émotion « neutre » (aucun biais de positivité pour ce groupe). Ces résultats affinent ceux obtenus Expérience 6 sur l’attention : alors que la culpabilité semblait orienter l’attention de façon globale sur les mots positifs, il apparaît cette fois que le biais de motivation automatique est exclusif aux mots liés à la réparation. La culpabilité n’a pas provoqué de biais de motivation implicite vers l’ensemble des stimuli positifs.

Figure 15. Score de biais de positivité implicite (avec barre d’erreur standard) en fonction du

type de mots présenté (réparation vs. contrôle) et de l’état émotionnel (culpabilité vs. neutre), Expérience 8.

Corrélation entre le niveau de culpabilité et le score de biais

Une analyse complémentaire a été effectuée pour mesurer la corrélation entre le niveau déclaré de culpabilité et le score de biais de positivité envers la réparation. L’analyse ne montre aucune corrélation significative, r = .04, p = .80.

Discussion

Conformément à nos hypothèses et de façon cohérente avec la théorie portant sur l’activation de but, la culpabilité a bien provoqué un biais de positivité envers la réparation (vs. aucun biais constaté pour le groupe neutre). Ce biais peut permettre aux personnes éprouvant de la culpabilité de se diriger plus facilement et plus efficacement vers les

-20 -10 0 10 20 30 40 50 60 Culpabilité Neutre

possibilités de réparer qui ont été rendues plus « désirables » et plus positives. Les résultats des expériences de ce chapitre ont ainsi mis en évidence que seul le processus de motivation semblait relier spécifiquement la culpabilité aux items liés à la réparation : l’attention est bien accrue par la culpabilité, mais de façon non exclusive à la réparation (cela concerne aussi des stimuli positifs), et aucun résultat n’a été trouvé sur l’accessibilité. Il est cependant à signaler que les expériences réalisées au cours de ce chapitre ont porté, à dessein, sur un examen spécifique des processus cognitifs associés à l’émotion de culpabilité. Aucune autre variable dépendante que celles relatives aux processus n’a donc été mesurée. Un dernier objectif a consisté à associer, dans une même expérience, mesure des processus et mesure comportementale pro-environnementale.

Expérience 9 : Motivation implicite vers la réparation et comportement pro-