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On aura largement saisi qu’il y a bien affrontement de volontés par la domination et la résistance qu’elle peut rencontrer, l’hétéronomie contre l’autonomie. Qu’il s’agit, pour le bourreau, d’assujettir et donc d’imposer son sens aux actes, aux pensées, aux corps de ses victimes, par un dispositif, des techniques, des pouvoirs. Mais c’est là conquête davantage que lutte, c’est bien la condition pour que le lieu, le temps, le plaisir se plient à sa volonté, que ce soit lui qui leur

136 impose un sens dont la victime est dépositaire. Si nous voulons une vision plus fine, ou le spectacle d’un combat plus disputé, c’est à Sacher-Masoch qu’il faut nous adresser. Tout y est en effet trompeur : la main qui tient le fouet est-elle bien celle qui donne son sens à la douleur de ses coups ? Le trait central du masochisme, à défaut d’être celui de l’œuvre de Sacher-Masoch, c’est pourtant bien d’être du côté de celui qui les reçoit. Peut-on pour autant dire que le bourreau n’est accessoire ? Cela semble malaisé. Il y a bien lutte. Deleuze semble lui apporter une solution tout en en donnant le cadre : la femme-bourreau est dans le masochisme, elle en prendrait dès lors ses traits, ses valeurs, elle y serait intégrée, on lui assignerait sa place210. Mais c’est aller trop vite en besogne : Deleuze traite de l’opposition qui, tout en séparant le sadique et le masochiste les rend complémentaires en négligeant toute la construction dont ils dépendent, comme s’ils s’assimilaient au bourreau et à la victime. Rien de tel, mais si Deleuze poursuit en défendant une cohérence propre, une suffisance de chaque genre à lui-même de sorte que le masochiste-sujet a besoin d’une femme-bourreau comme élément proprement masochiste, nous ne nous arrêtons pas à la compréhension de deux monolithes littéraires ou appartenant à la psychologie ou à la psychiatrie, mais bien à des rapports entre sujets qui peuvent se trouver dans un troisième terme, à l’instar d’Histoire d’O. Aussi nous pouvons traiter des bourreaux et des victimes sans en faire les modèles du sadisme ou du masochisme, en gardant à l’esprit la singularité de ceux-ci mais sans les solliciter comme constructions psychologiques.

Une première chose est ici déterminante : l’importance de ce besoin du masochiste-sujet, de sa tension ou de sa recherche d’un compagnon qui y réponde.

137 Cela se cristallise dans le motif du contrat dont nous avons parlé : « le contrat masochiste n’exprime pas seulement la nécessité du consentement de la victime, mais le don de persuasion, l’effort pédagogique et juridique par lequel la victime dresse son bourreau211 ». Et on voit ici poindre le pouvoir de la victime sur son bourreau comme une composante essentielle et non accessoire. Le consentement est certes nécessaire du point de vue de relations masochistes entre sujets de bonne volonté, ce à quoi tous les personnages de Sacher-Masoch ne répondent pas et que nous pouvons considérer mais aussi ignorer dans la mesure où nous traitons de

domination. Deleuze fait du contrat l’envers ou la réponse à l’institution sadienne

qui « [rend] les lois inutiles, substituant au système des droits et des devoirs un modèle dynamique d’action, de pouvoir et de puissance212 », nous y reviendrons.

Quoi qu’il en soit, le contrat semble l’exercice d’un pouvoir sur le bourreau de la part de sa victime, qui vient en conséquence informer son mode d’être, le contraindre dans son agir. Seulement on sait qu’il s’agit d’une forme extrêmement médiate, détournée et que dans le cas de la Vénus, c’est Wanda elle-même qui vient ajouter la seule clause contraignante : celle du port de la fourrure. Mais il ne faut pas s’y tromper : c’est Séverin qui l’idolâtre dans cette fourrure et qui, dès leurs premières rencontres, lui a parlé de ce fantasme. Si elle peut y trouver un moyen de l’assujettir ou de le satisfaire (puisqu’elle oscille véritablement), c’est bien lui qui lui a suggéré. En ce sens, il opère un pouvoir sur lui-même, par l’intermédiaire de son bourreau. Il faut ici avoir conscience de la temporalité à l’œuvre. Elle aide en outre à comprendre dans quelle mesure Séverin peut être à l’origine du déploiement de Wanda dans le personnage de la Vénus. Nous avons déjà mentionné les

211 Ibid., p. 67. 212 Ibid., p. 68.

138 instructions masquées ou les implorations qu’il lui fait, à l’échelle d’une séance : « Piétine-moi », par exemple. Il tente ainsi d’orienter l’action de son bourreau et ce faisant d’agir sur lui-même. Mais c’est tout au long du récit qu’il l’éveille aux passions cruelles dont il espère faire les frais. Elle éprouve d’abord du dégoût et agit par amour, tout en commençant à entrevoir l’intérêt d’un tel jeu213. Puis, après s’être un peu endurcie dans sa réticence et Séverin dans son désir, elle admet qu’elle « commence à y prendre plaisir214 ». On sait que Séverin est d’abord heureux de la situation, mais qu’il connaîtra vite les tourments et les doutes. C’est le signe que Wanda lui échappe en même temps qu’il est habité de passions contradictoires (« Je pouvais la contempler avec une joie paisible, sans un atome de souffrance ou de désir215 », les deux sont irrémédiablement associés) et qu’elle dépasse ses attentes

par sa cruauté, ou les déplace, par exemple en le délaissant, en le traitant froidement. Mais elle y mêle toujours des effusions de tendresse, lui rappelle sa douceur, parfois pour mieux de nouveau le maltraiter. « Avec quelle répugnance elle s’est emparé de mes idées il y a quelque temps, et avec quel sérieux elle en prépare maintenant la réalisation216 », dit Séverin. Sa cruauté prendra véritablement le dessus au

moment de l’esclavage à proprement parler, après le contrat, et on sait d’une part que Séverin pourra le regretter véritablement tout en en jouissant, en viendra à la mépriser et vouloir partir pour toujours être pris de nouveau, à la fois victime de sa propre puissance et de son propre corps (incapable de résister à sa passion), et de celle de Wanda. Wanda elle-même, d’autre part, lui préférera le Grec et regrettera qu’il ait choisi cette voie217. Elle reconnaît s’être employée –et amusée– à « réaliser

213 La Vénus, p. 68. 214 Ibid., p. 69. 215 Ibid., p. 142. 216 Ibid., pp. 81-82. 217 Ibid., p. 183.

139 son idéal218 », faisant ainsi état de son pouvoir sur elle en qui il a éveillé ces passions

cruelles tout en s’affirmant comme partenaire et ennemie qui a pu poursuivre ailleurs ses vues et qui a malgré tout exercé un pouvoir sur lui à sa convenance.

Quelles subjectivations, dès lors ? Quelle forme de vie ? La Vénus n’est pas tout Sacher-Masoch, qui lui-même n’est pas le dépositaire ou le promoteur d’une forme cohérente. Mais on peut avancer une réponse : celle de la cruauté. Qu’elle soit recherchée et crainte, contenue ou libérée voire découverte, il s’agit de sujets qui se constituent par leur propre cruauté ou par la cruauté d’autrui, de façon médiate, comme outil d’un agir sur eux-mêmes ou non. Nous en avons amplement dévoilé les mécanismes quoi qu’on ne puisse jamais tous les saisir. Le personnage de l’Ilau peint admirablement la toile de fond de ces sujets en lutte en des termes qui pourraient être empruntés à Nietzsche :

« Tout en ce monde combat avec acharnement pour sa vie, pour celle

de son espèce ou de sa race. Le cristal, en poussant, s’efforce d’arrêter la couche voisine dans sa croissance et de la faire périr ; la plante qui germe la première opprime celle qui vient plus tard, et en s’emparant du soleil, la prive d’air et de chaleur. Telle plante combat avec ses racines, telle autre avec ses vrilles enchevêtrées ou avec ses feuilles ; la même chose arrive chez les animaux : elle arrive aussi chez les hommes. – Comme l’homme, les peuples et les Etats obéissent à ces lois naturelles. Eux aussi doivent combattre pour leur existence et avec les mêmes moyens219. »

Il ne s’agit pas de que de plaisir, dans les sévices infligés ou subis, mais d’un combat pour savoir qui l’emportera et qui imposera sa marque, son signe, son sens. Les sujets eux-mêmes dont certains sont d’emblée puissants en font état, mais on sait que les victimes emploient des chemins détournés. Zenobia, ainsi décrite : « Tout dans cette femme semblait dire : Je commande sur beaucoup et je voudrais

218 Idem.

140 pouvoir dominer sur tout. » Les batteuses d’hommes, enfin, qui condense fort bien le jeu cruel : un homme se met en leur pouvoir, cherchant l’amie « qui le dominera, qui lui donnera le plaisir de souffrir » et,

« les doigts crispés au pommeau d’une cravache, la batteuse use ses forces sur l’être qui est maintenant en sa possession, frappe à tour de bras, frappe encore, frappe toujours, s’affole, se grise de ces cris d’éperdue tendresse, de ces sanglots d’adoration, de ces râles de souffrance qui montent vers sa beauté, de ce sang qui jaillit, qui emplit la chambre comme d’une odeur d’holocauste, a comme un délire sacré, plonge des yeux de flamme dans ces yeux de victime qui la contemplent, qui la dévorent, qui la caressent à travers une buée de larmes, dans cette chair qu’elle sent à sa merci, et dont l’âme tout entière, les pensées lui appartiennent220. »

Que ce soit au cours d’une telle séance ou au long de la chasse parfois sans pitié et qui se termine avec la mort de la proie, chacun essaye de deviner l’autre pour l’attirer ou lui échapper et le faire qui l’objet, qui l’outil de leur pouvoir. Rappelons-nous de ce que disait Foucault :

« Univers de règles qui n’est point destiné à adoucir, mais au contraire à satisfaire la violence. (…) La règle, c’est le plaisir calculé de l’acharnement, c’est le sang promis. Elle permet de relancer sans cesse le jeu de la domination ; elle met en scène une violence méticuleusement répétée. (…) Et c’est la règle justement qui permet que violence soit faite à la violence, et qu’une autre domination puisse plier ceux-là même qui dominent. En elles- mêmes, les règles sont vides, violentes, non finalisées ; elles sont faites pour servir à ceci ou à cela ; elles peuvent être ployées au gré de tel ou tel. »

Voilà qui éclaire le contrat sous un autre jour : celui de la lutte. Il n’est pas simplement un outil du masochiste pour se donner un bourreau à sa mesure, il est l’enjeu même d’un affrontement. Il promet précisément le sang, il engage des conduites cruelles et les appelle, les unes à la suite des autres, mais il peut être revu, rejeté, effacé ou au contraire justifier des actes plus graves encore selon qui mène la danse, qui prend le pas sur l’autre. Il suffit pourtant qu’il encadre l’agir du

141 bourreau et de la victime pour être une domination qui s’exerce sur deux puissants, par eux-mêmes, différemment. Il est d’abord le triomphe de Séverin, qui obtient la réalisation de son fantasme, puis celui de Wanda, qui obtient son esclave.