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Au niveau le plus général, c’est la fonction de démarcation d’un groupe que nous avons d’abord soulignée. Elle est exemplaire dans Histoire d’O où elle revient à plusieurs reprises. Nous avons vu l’uniforme de la communauté mais il n’y a pas besoin d’attendre Retour à Roissy pour le constater : O est d’abord dépouillée de ses vêtements (comme le novice) et ce sont des bracelets et un collier, comme outils de servitude, qu’on lui passe en premier. Pauline Réage accorde un soin particulier aux descriptions des vêtements qui servent l’évocation de la sensualité et on trouve de nombreuses tenues, mais peu lorsqu’il s’agit de distinguer les groupes. Aussi, après sa première épreuve, O se voit apporter « de quoi l’habiller pendant son séjour, et de quoi la faire reconnaître auprès de ceux qui avaient été les hôtes du château avant qu’elle ne vînt ou qui le seraient quand elle en serait partie70 ». De

fait, son genre seul suffit comme signe de ce qu’elle est, dans cette enceinte, pour les hommes et la tenue et ce signe seulement évoqué viennent redoubler cela, affirment la correspondance.

Il en va de même des hommes et il faut ici distinguer maîtres et valets. Les premiers sont vêtus « d’une longue robe violette (…) qui s’ouvre à partir de la taille [en marchant], (…) de chausses collantes qui recouvrent les jambes et les cuisses, mais laissent libre le sexe », portent un fouet, à l’occasion des gants et une sorte de cagoule71. Les seconds sont « comme [des] valets d’opérette : une chemise à jabot de dentelle (…), un gilet noir recouvert d’un spencer rouge. (…) Des culottes noires, des bas blancs et des escarpins vernis. » Quelques-uns, « des bas noirs, une chemise

70 Ibid., p. 35. 71 Ibid., p. 29.

54 souple de soie rouge72 ». Le ridicule de ces tenues est compensé par le fouet qui, on

le sait, n’est pas un accessoire de décor. Nous reviendrons plus tard sur celles d’O et de ses compagnes puisqu’elles posent de manière plus pressante la question de l’habitus et que nous n’en sommes qu’au signe de démarcation. Mentionnons cependant la bague (et plus tard, les tatouages, marques au fer rouge et anneaux de fer) qui a cette fonction précise de témoigner de la soumission d’O à l’extérieur de la clôture. Nous avons cité plus haut qu’elle permettait « de la faire reconnaître » (et il doit bien être question de la bague, quoique René la lui fasse choisir plus tard dans le récit73, puisqu’O ne garde absolument rien d’autre de son premier séjour au château) et c’est ce qui arrive lorsque René la présente à Sir Stephen : « Il sourit : il avait vu la bague74. » La bague n’est pas la tenue qui n’est pas l’uniforme : dans

le monde, O est libre de s’habiller comme elle le veut si elle respecte les consignes de René, mais passe généralement inaperçue, la tenue remplit sa fonction utilitaire mais non celle de révéler l’appartenance à un groupe, c’est le rôle de la bague ; « Vous porterez un anneau de fer à l’annulaire, qui vous fera reconnaître : vous aurez appris à ce moment-là à obéir à ceux qui porteront ce même signe – eux sauront à le voir que vous êtes constamment nue sous votre jupe, si correct et banal que soit votre vêtement, et que c’est pour eux. » Elle ne sert pas d’autre fonction, puisque les hommes la portent eux-mêmes, pour indiquer leur appartenance et leur pouvoir. Elle n’assigne pas à elle seule une place hiérarchique mais s’articule au genre de celui qui la porte pour cela.

72 Ibid., p. 57. 73 Ibid., p. 69. 74 Ibid., p. 84.

55 Appartenance peut et doit s’entendre en deux sens : celui de l’inclusion à la communauté et celui de la possession par les maîtres. Le collier et les bracelets, au sein de la clôture, en témoignent : elle est aux mains des hommes, en leur pouvoir et à leur service, ce qui se manifeste puissamment à propos du corps. Ainsi les seins « exhaussés par le corset pour nous appartenir75 ». Cet aspect est plus marqué encore dans Sade, de même que la dimension théâtrale. On peut considérer que les costumes exagérés portés au château dans Histoire d’O relèvent de cette dimension mais elle est ici plus assumée. Il faut d’abord préciser que pour la plus grande partie de la journée les enfants et les épouses sont nus : c’est précisé au moment des services du déjeuner (petit-déjeuner, onze heures), du dîner (déjeuner, donc, à trois heures), du café76, le souper se faisant toujours sans femmes à l’exception des

vieilles pour le service. Celles-ci de même que les fouteurs sont en général costumées : ainsi pour le dîner elles sont en magiciennes et eux, puisqu’ils dînent avec les maîtres, seront « le plus ajustés et le plus parés qu’il se pourra77 ». Il faut supposer qu’au souper, les costumes des orgies qui se font juste avant sont conservés. C’est bien pendant celles-ci que la tenue prend son importance en tant que telle –puisque la nudité est aussi une tenue, quoique absente. Ainsi les épouses seront toujours nues, les fouteurs « en gilet et caleçon de taffetas couleur de rose », les historiennes « en courtisanes élégantes », « et les petits garçons et les petites filles (…) seront toujours différemment et élégamment costumés, un quatrain à l’asiatique, un à l’espagnole, un autre à la turque, un quatrième à la grecque, et le

75 Ibid., p. 37.

76 Les 120 journées, pp. 63-67. 77 Ibid., p. 65.

56 lendemain autre chose », quant aux vieilles elles seront en « sœurs grises, en religieuses, en fées, en magiciennes, et quelques fois en veuves. »

L’appartenance au groupe des enfants, des épouses, des vieilles etc. est seulement confirmée par le vêtement puisqu’elle est aisément constatée sans cela, et qu’il n’est pas question de marquer l’appartenance à une communauté dont le nombre est fixe, qui ne se mélange pas au reste de la société mais est emmurée. Sade ne mentionne malheureusement pas ou presque d’usage de ces costumes lorsqu’il raconte les orgies et il faut les replacer dans le contexte du projet des libertins et de leur sensibilité : ils veulent s’échauffer l’imagination par les récits et ces costumes doivent servir de support ou d’agrément et non à asseoir ou montrer un pouvoir qui est omniprésent, trop implacable pour qu’il ait besoin d’y recourir. S’ils redoublent la discrimination entre sujets, ils reposent néanmoins dessus et la confortent. Cependant, Sade fait un pas de plus concernant la possession. Les amis décident ainsi de faire porter aux enfants, à tout moment, « un ruban à leurs cheveux qui indiquât à qui ils appartenaient » et comme cela se rapporte au pucelage, puisque hormis cela ils appartiennent tous aux quatre, chaque maître adopte deux couleurs et un enfant se voit ainsi appartenir à deux maîtres78, portant deux rubans de couleurs différentes. Il s’agit alors de distinguer qui a des droits sur qui et de mettre en œuvre un pouvoir ordonné, un ordre à part entière qui se manifeste comme on pourrait marquer du bétail, quoique moins douloureusement. On rejoint ainsi O ou ses compagnes qui sont marquées ou tatouées aux initiales de leur propriétaire (en l’occurrence Sir Stephen), à la différence qu’ici, c’est une partie du corps et un usage qu’on se partage, quand le reste est en commun.

57 La tenue est donc d’abord le signe extérieur de l’appartenance à un groupe ou à un maître mais, de même que le moine demeure moine malgré sa nudité, elle vient redoubler cette appartenance qui se définit en-deçà, selon un partage majoritairement sexiste chez Sade ou dans Histoire d’O. Le costume présentait un emploi différent de la tenue, plus léger, d’excitation ou d’agrément, mais il peut recouper cet usage de l’appartenance ou de la manifestation extérieure d’un ethos, comme c’est le cas du moine. On pourrait ainsi dans une certaine mesure changer d’ethos en changeant de costume, accompagner l’un par l’autre ou au contraire, ne changer que par sa tenue.