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1ère Partie : Capitalisme et Concurrence1ère Partie : Capitalisme et Concurrence 1ère Partie : Capitalisme et Concurrence

I.1. Karl Marx : le capitalisme comme régime bourgeois

I.1.1. Critiques marxistes théoriques du capitalisme

Le capitalisme de Marx commence historiquement par l'apparition du régime bourgeois, sur la base d'un vol de propriété entraînant la formation de salariés privés de propriété, et dans un second temps, conceptuellement comme un système tendant vers sa disparition, par la course à l'accumulation contradictoire qu'il crée, aboutissant à la révolution prolétarienne. La pensée de Marx est donc à la fois une dénonciation virulente du capitalisme, et en particulier de ses origines violentes, et une prophétie d'autodestruction nécessaire du capitalisme. Mais ces deux caractéristiques marxistes du capitalisme ne font que surgir du véritable problème capitaliste, celui de l'aliénation des individus, de l'abstraction que les marchandises créent sur les hommes et qui remplacent les relations de dépendance historique. Michael Lowy, dans sa comparaison entre les pensées de Marx et de Weber, réduit à cinq les abus capitalistes dénoncés par Marx : l'injustice de l'exploitation des travailleurs, la perte de liberté par l'aliénation, la quantification mercantile, l'irrationalité et la barbarie moderne33.

L'injustice de l'exploitation, brièvement résumée ci-dessus par sa relation conceptuelle avec la théorie marxiste de la valeur-travail, découle donc du surplus prélevé par le capitaliste, alors que la valeur provient du prolétaire, exploité par le capital du fait de son déficit de propriété privée. L'injustice est donc constitutive du prélèvement du capital, quel que soit sa quantité, car toute la valeur est issue du travail. Le salaire du travailleur ne correspond en réalité qu'à une partie du travail fourni, l'autre partie, le travail non payé, le surtravail, formant le surplus que s'accapare le capitaliste. Par l'idée de concurrence entre les travailleurs, sur laquelle il sera nécessaire de revenir ensuite, Marx arrive même à une conception du salaire minimal, qui ne peut en réalité s'élever au-dessus du niveau de subsistance et reproduction du prolétaire, le reste de la valeur se trouvant donc être le surplus capitaliste.

De plus, la perte de liberté des individus provient de l'aliénation, de la domination des biens, fétichisés. Les biens remplacent les dieux, le capitalisme se révélant une sorte de religion "désenchantée".

Toute aliénation de soi de l'homme à l'égard de soi-même et de la nature apparaît dans le rapport avec d'autres hommes, distincts de lui, dans lequel il se place lui-même et place la

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nature. [...]Par le travail aliéné, l'homme n'engendre donc pas seulement son rapport avec l'objet et l'acte de production en tant que puissances étrangères et qui lui sont hostiles ; il engendre aussi le rapport dans lequel d'autres hommes se trouvent à l'égard de sa production et de son produit et le rapport dans lequel il se trouve avec ces autres hommes. De même qu'il fait de sa propre production sa propre privation de réalité, sa punition, et de son propre produit une perte, un produit qui ne lui appartient pas, de même il crée la domination de celui qui ne produit pas sur la production et sur le produit. De même qu'il se rend étrangère sa propre activité, de même il attribue en propre à l'étranger l'activité qui ne lui est pas propre.34

Marx relie directement l'idée de travail aliéné à celui de propriété privée, pour dénoncer le problème du travail aliéné comme étant celui de la propriété privée, le salaire ne représentant que le paiement de "l'esclave", et devant donc être aboli au nom de la dignité de l'homme. La disparition de la propriété privée emmène donc à la disparition de l'aliénation.

Cette propriété privée matérielle, immédiatement sensible, est l'expression matérielle sensible de la vie humaine aliénée. Son mouvement - la production et la consommation - est la révélation sensible du mouvement de toute la production passée, c'est-à-dire qu'il est la réalisation ou la réalité de l'homme. La religion, la famille, l'État, le droit, la morale, la science, l'art, etc., ne sont que des modes particuliers de la production et tombent sous sa loi générale. L'abolition positive de la propriété privée, l'appropriation de la vie humaine, signifie donc la suppression positive de toute aliénation, par conséquent le retour de l'homme hors de la religion, de la famille, de l'État, etc., à son existence humaine, c'est-à-dire sociale. L'aliénation religieuse en tant que telle ne se passe que dans le domaine de la conscience, du for intérieur de l'homme, mais l'aliénation économique est celle de la vie réelle - sa suppression embrasse donc l'un et l'autre aspects.35

L'aliénation provient du fétichisme de la marchandise, développé par la suite par Marx, dans

Le Capital, qui sert de support aux relations sociales. La marchandise est fétichisée pour à la

fois réifier les rapports sociaux, entre personnes, et personnifier les choses. Elle sert à relier les individus socialement par le moyen de l'économie de marché, chacun se trouvant évalué par rapport à ses richesses. L'échange de marchandises sur le marché masque et même devient la relation sociale entre individus. La marchandise échangée remplace la relation sociale qui existait auparavant entre les hommes. Toutes les valeurs éthiques, sentiments, relations plus

34 Karl Marx, Manuscrits de 1844 (Économie politique & philosophie), Paris, Les Éditions sociales, 1972, p. 64.

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qualitatives de l'homme sont donc détruites, remplacées par ce que Thomas Carlyle36 a nommé le "cash nexus", la relation par l'argent, à relier au calcul économique égoïste du marchand. L'argent devient donc le moyen de la relation à l'autre :

Si l'argent est le lien qui me lie à la vie humaine, qui lie à moi la société et qui me lie à la nature et à l'homme, l'argent n'est-il pas le lien de tous les liens ? Ne peut-il pas dénouer et nouer tous les liens ? N'est-il non plus de ce fait le moyen universel de séparation ?37

Ce que Marx a nommé le "pouvoir de l'argent" provient donc de cette quantification, de cette abstraction par la marchandise, par la mesure par l'argent. L'argent permet d'acheter toutes les qualités, de rendre beau ce qui est laid, juste ce qui est injuste, etc. Ces valeurs deviennent échangeables sur le marché, monétisées, dans un mouvement de réduction à l'argent comme valeur unique. L'argent est donc la source du pouvoir :

L'argent en possédant la qualité de tout acheter, en possédant la qualité de s'approprier tous

les objets est donc l'objet comme possession éminente. L'universalité de sa qualité est la toute-puissance de son essence. Il passe donc pour tout-puissant...38

Encore plus, le possesseur d'argent est puissant au niveau de la quantité d'argent qu'il possède. Quantité et puissance de l'argent sont identiques, et fournissent la puissance à l'homme, et même ses qualités : "Les qualités de l'argent sont mes qualités et mes forces essentielles - à moi son possesseur"39. Cette identification entre l'homme et la quantité d'argent qu'il possède, au niveau du pouvoir, est à l'origine du capitalisme à son niveau le plus essentiel, le rapport entre le capitaliste et le travailleur. Le pouvoir de l'argent se transmet au capital et lui donne la capacité de retirer une plus-value au processus de production réalisé par le travailleur. C'est donc le pouvoir de l'argent qui permet au capitalisme de dominer et de réduire l'homme à la quantité d'argent qu'il possède. L'argent n'est plus qu'une quantité, abstraite, mesure des objets et des êtres :

La quantité de l'argent devient de plus en plus l'unique et puissante propriété de celui-ci; de même qu'il réduit tout être à son abstraction, il se réduit lui-même dans son propre

36 Thomas Carlyle, Chartism, Past and Present. London: Chapman and Hall, 1858. Reprinted in Elibron Classics

Series, 2005.

37 Karl Marx, Manuscrits de 1844 (Économie politique & philosophie), p. 109.

38 Ibid., p. 107.

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mouvement à un être quantitatif. L'absence de mesure et la démesure deviennent sa véritable mesure.40

L'argent, source unique, quantitative, de pouvoir de l'homme, participe donc à la démesure du système capitaliste. Son irrationalité, soulignée par Marx, puisque l'économie devient une fin plutôt qu'un moyen pour atteindre des fins, est caractérisée par le côté infini de l'accumulation du capital, but de l'acteur capitaliste. Le profit généré est toujours augmenté, sans fin, dans une course à l'accumulation que la concurrence exacerbe, et qui paraît absurde aux yeux des critiques du capitalisme. Les crises de surproduction générées par le capitalisme, l'opposition entre la masse considérable de biens produits et la misère des prolétaires, loin d'être des failles du système, des erreurs, se révèlent aux yeux de Marx comme des phénomènes naturels de son irrationalité, de son absurdité. Même si le processus d'accumulation du capital, par la production et l'échange, s'illustre par sa rationalité, il s'agit d'une rationalité instrumentale, et non d'une réflexion sur la position de l'économie dans la société, d'un moyen de subsistance et de satisfaction des besoins, non d'une fin en soi.

Le système capitaliste est donc perçu comme une barbarie moderne par Marx, un paradoxe cruel visible par le développement des moyens de production, par le progrès et la hausse de la productivité, qui devrait amener un monde meilleur, mais qui dans le même temps amène une régression par les forces capitalistes de la concurrence et de l'accumulation du capital, celles qui débouchent sur la misère, les crises et la faim. Le capitalisme crée une nouvelle forme de barbarie au milieu de la civilisation, un paradoxe que Carlyle avait aussi relevé en parlant de l'économie comme d'une "science lugubre", dans la foulée de la découverte de la loi d'airain des salaires, que Marx reprend et qui les immobilise à un niveau très faible par la concurrence exacerbée entre travailleurs et les gains de productivité. L'économie est donc très pessimiste quant à la capacité de la population d'élever considérablement son niveau de vie. Au milieu de l'opulence se trouve la plus grande misère. Et cette misère prolétarienne est en particulier due à la concurrence.

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