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La critique réaliste pour une autonomie de la politique comme activité

Chapitre 2 La séparation du couple conceptuel « privé-public »

2.2. La tradition réaliste en philosophie politique

2.2.1. La critique réaliste pour une autonomie de la politique comme activité

Comprendre la politique comme une sphère de l’activité humaine autonome de la normativité morale ne va pas de soi. Comme le souligne Benjamin Constant (1819), et par la suite Walzer (1984), le monde prélibéral ne fait pas de distinction entre ce qui est public et ce qui est privé. La société, étant conçue comme un tout organique pouvant être considérée comme une réalité singulière (Walzer, 1984, p. 315). À l’inverse, le monde libéral moderne pratique un « art of separation » (Walzer, 1984, p. 315) qui marque la séparation de ces différents domaines et qui permet un nouveau rapport entre ce qui relève de la morale et ce qui relève de la politique (Constant, 1819, p. 613).

70 Par contre, il est peut-être exagéré d’affirmer que l’autonomie de la politique implique qu’elle agisse en vase clos avec les autres activités de la vie humaine. Il s’agit plutôt d’affirmer

that there must be some space within a theoretical account of politics that can recognise the distinctiveness of the political sphere, that it does have its own character, purposes and means, while also acknowledging that it sits in a series of complex relationships with other human activities (Sleat, 2016b, p. 6).

C’est donc contre un manque de reconnaissance de la distinction que se soulève le réalisme et, de ce fait, rejette une compréhension de la politique qui ne la distingue pas des autres sphères d’activités humaines. Ainsi, la thèse des partisans d’une approche réaliste en philosophie politique dresse une « critique » mettant en perspective ce manque d’autonomie, et cherche à rendre compte de la particularité de l’univers politique, comparativement aux autres sphères d’activité.

2.2.1.1. La critique réaliste de la philosophie politique

Alors que Machiavel conseille le prince à dépasser les exigences de la morale, l’approche réaliste cherche à justifier l’autonomie de la politique face à la morale sans toutefois nier l’importance de celle-ci. C’est une tradition qui comprend, comme Machiavel, la place de l’utilité de la morale en société, mais qui refuse l’application d’idéaux moraux a priori des contextes politiques extrêmement complexes. Loin d’être un simple pessimisme, il y a une véritable critique, un style of denial pour reprendre le terme de Coady, envers les approches normatives de la morale. Plus précisément, le réalisme cherche à combattre le paradigme dominant de la philosophie politique contemporaine « l’accusant d’abstraction, d’idéalisation et de faux universalisme » (Maynard et Worsnip, 2012, p. 1).

71 Elle veut se défaire des illusions de la philosophie politique et de la morale courante et se présente donc comme une position qui refuse les idéaux, tout en comprenant la place et l’utilité de la morale.

Ainsi, la critique réaliste comme posture d’investigation philosophique est une des caractéristiques importantes et n’est possible que si l’on adopte une position marginale qui remet en cause les réclamations normatives de la morale. Sigwart reprend bien ce point :

[f]rom a realist point of view, political philosophy with, regards to its normative arguments, has primarily a negative function. As a consequence, the positive or construction aspects of political realism as an ethical theory are embedded in its primarily critical self-contextualizations and its correspondingly critical theoretical frame of reference (Sigwart, 2013, p. 413).

À cet égard, la critique réaliste veut construire une éthique politique autonome face à la morale politique (Sigwart, p. 413). Les auteurs réalistes sont « unified most clearly in terms of what it rejects » (Maynard et Worsnip, 2012, p. 1). Sleat affirme, par exemple, que malgré le fait que le réalisme « did not offer an alternative normative theory […] the[y] developed a strong impression that realism is a purely critical mode of political philosophy whose raison d’être is merely to tame the wilder moralist or idealist excesses of the neo-Kantianism that Rawls and his followers represented » (Sleat, 2016, p.10). Position qui est consolidée par l’importance accordée à la clarification de la dimension critique du réalisme plutôt que dans l’exploration de son aspect normatif, ou de son « potentiel positif ». Cela a comme effet, un scepticisme lié au fait que le réalisme est capable de faire la transition entre la critique, vers la création d’une pensée politique originale (Sleat, p.10).

72 Les cibles principales du courant réaliste en philosophie politique sont particulièrement Rawls, Dworkin et Nozick qui proposent un projet libéral où les principes moraux définissent ce qu’est l’idéal d’une constitution de la société (Galston, 2007, p.1), confinant la politique au juridique, dans le cas de Dworkin, à l’administratif ou à la normativité de la morale (Rawls) (2007, p. 2). Par exemple, Archard, sans être un de ces réalistes, écrit que Rawls « understands that a well-ordered society is one in which there is general, if not universal, compliance » (2012, p. 787). Pour Duhamel de son côté « lors du renouveau des théories de la justice […], Williams se montrera très critique envers le caractère général et abstrait de ces constructions prétendant mesurer la réalité sociale à l’aune de principes moraux justifiés rationnellement » (Duhamel, p. 2003, p. 98). Williams reproche, en effet, à la philosophie politique anglo-saxonne libérale, le manque d’importance accordée aux « éléments concrets d’une société donnée » (Duhamel, p. 98). L’abstraction philosophique doit, de ce fait, accorder une place plus importante à une autre conception de la politique qui fait plus de place à l’histoire et au contexte (Sleat, p. 488). C’est ce que nous entendons par un renversement des priorités et que nous développons dans le prochain point.