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De la création d’une scène à l’échelle 1 à la retouche photographique

Lorsqu'un peintre construit une nature morte, il construit une composition. Chaque objet a son importance, son placement, une réception précise à la lumière qui fait qu'il ne peut être placé ailleurs. Les ombres et les lumières créent des lignes directionnelles, des chemins de déambulation pour l'œil du spectateur. Il y a donc une logique de mouvement afin que le regard puisse se balader dans l'œuvre et ainsi donner du plaisir à celui qui la regarde.

Cette idée de construction n'est pas à négliger dans tout le travail de Numerica. En considérant que la majeure partie de l'œuvre est numérique, de l'utilisation de l'appareil photographique, d'Adobe Photoshop à la réalité virtuelle, je me devais de garder une place importante au travail manuel, à la création physique de l'œuvre. C'est pourquoi j'ai mis en place toute la nature morte au préalable, construit la pièce et les meubles la composant. Cette Nature morte aux cinq sens n'est pas la reprise d'un tableau hollandais, mais bien une création

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entière inspirée d’œuvres importantes du XVIIème. Le thème se réfère à la série de toiles faite

par Pierre Paul Rubens et Jan Brueghel l'Ancien, un polyptyque réalisé entre 1617 et 1618.

Fig 14 : Pierre Paul Rubens et Jan Brueghel l'Ancien,

Allégorie de la vue, 1617,

Huile sur toile, 64,7 x 109,5 cm, Musée du Prado, Madrid, Espagne

Chaque toile est une allégorie à un sens et permet une démonstration du savoir-faire complet et des découvertes du pays. Dans cette Allégorie de la vue, réalisée en 1617, on voit bien l'abondance, peut-être même la surcharge d'objets appelant à stimuler le regard. Que ce soient des fleurs, des tableaux, des bustes, de l'or ou du verre, on découvrira toujours dans un coin ou un autre des éléments appelant à déambuler dans la toile entière. Comme la peinture hollandaise montrait les avancées technologiques de l'époque, on remarque la présence dans la toile d'une lunette astronomique, d'éléments de calcul et de navigation. D'ailleurs, ces éléments se trouvent de manière évidente au premier plan de l'œuvre, comme si l'artiste avait voulu insister sur leur présence.

De même, la composition sur trois niveaux de tables fait penser aux natures mortes de l'artiste espagnol Juan van der Hamen y León, comme sa Nature morte aux friandises et poteries, peinte en 1627.

34 Fig 15 : Juan van der Hamen y León,

Nature morte aux friandises et poteries, 1627,

Huile sur toile, 84,5 x 112,7 cm, National Gallery, Washington

On peut constater que mon traitement de la lumière dans la Nature morte aux cinq sens de Numerica rappelle fortement celui des espagnols du XVIIème siècle. Cependant, ce sont bien

les hollandais qui m'ont principalement inspiré et intéressé concernant leur théorie de la peinture.

Afin de continuer dans la lignée du pictorialisme et donc de l'intervention de l'artiste dans le processus de création machinal, il m'était indispensable de recourir à la création matérielle à un moment donné. Dans l'un de ses ouvrages, Edmond Couchot dit ceci : « Pour d'autres photographes, le moment décisif est la préparation de la scène à composer ; il se prolonge éventuellement jusqu'au tirage au cours duquel de nombreuses manipulations peuvent intervenir1. ». Cela résume assez clairement mon positionnement quant à l'utilisation

de l'appareil photographique. Il y a cette idée de création de décors de théâtre ou de cinéma. C'est-à-dire que je mets en place toute une scène, une pièce entière afin de la capturer avec le médium photographique. Tout est créé, peint, placé, travaillé avec la lumière naturelle avant le grand moment de capture, de représentation (si l'ont fait une comparaison avec le monde du théâtre). Chaque objet serait alors un comédien, connaissant sa place, son rôle, sa fonction et attendant la levée de rideau pour se montrer tel qu'il doit être. L'idée de levée de rideau est d'ailleurs amusante puisqu'on la retrouve dans l'espace virtuel de Numerica, lorsqu'on appréhende l'espace pour la première fois. Le spectateur est plongé dans une pièce

1 Edmond Couchot, Des images, du temps et des machines dans les arts et la communication, Arles, Actes Sud, Ed. Jacqueline Chambon, 2007, p.34

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noire avec un rideau rouge face à lui et lorsqu'il est prêt, le rideau s'ouvre et dévoile alors la nature morte. On reviendra dans le prochain chapitre plus en détail sur ce moment.

On ne peut pas parler de dualité entre l'analogique et le numérique, entre la création manuelle et la création informatisée, mais plutôt une succession d'étapes permettant de créer de différentes manières un même sujet de base, le trompe-l'œil. Il faudrait donc concevoir l'œuvre finale comme un ensemble, une uniformité composée de plusieurs cellules, toutes reliées les unes aux autres par la théorie de la tromperie. La composition et la création sont donc deux sujets étroitement liés. On construit en composant et composer permet de construire. Les deux permettent de mettre en évidence le travail préparatoire, les études, les essais et donc l'œuvre finale.

Enfin, on peut dire que l'intervention de la main de l'artiste se situe bien avant l'acte machinal de la prise de vue, mais aussi après la capture du moment en utilisant la retouche numérique par logiciel.