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Nous l'avons vu tout au long de ce mémoire, l'expérience qu'a le spectateur avec Numerica est unique. Deux utilisations ne seront jamais identiques, le temps d'expérimentation non plus. L'œuvre dans sa matérialité, de par son identité numérique, est reproductible à l'infini sans aucune dégradation du sujet source, cependant son vécu reste une expérience personnelle placée dans l'ici et maintenant.

Il est donc intéressant de revoir la position de Walter Benjamin dans son ouvrage L'œuvre d'art à l'époque de sa reproductibilité technique quand il dit : « A la plus parfaite reproduction il manquera toujours une chose : le hic et nunc de l’œuvre d’art – l’unicité de son existence au lieu où elle se trouve […] Le hic et nunc de l’original constitue ce qu’on appelle son authenticité1. ». Nous l’avons dit, l’ici et maintenant associé à Numerica ne réside pas dans le

tableau-photographique (je pourrais prendre l’initiative de ne l’imprimer qu’en un seul exemplaire, mais ce n’est pas ce qui m’intéresse ici) ou même dans le programme installé sur l’ordinateur. N’étant qu’un code binaire, une série de chiffres pouvant être répétée à l’infini, toute notion d’originale et de copie disparait. Un programme « copié » (en réalisant une action de copier/coller sur l’ordinateur) devient à son tour l’originale2. D’ailleurs, le

programme de réalité virtuelle Numerica existe déjà en plusieurs exemplaires, pour des

1 Walter Benjamin, L’œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique, op. cit., p.13

2 Une copie d’une œuvre signifie que l’artefact mimétique a forcément une marge de différence avec l’originale, dans ses couleurs, sa composition ou autre. Une copie ne pourra jamais être le parfait simulacre de son original. Dans le cadre d’un fichier informatique, le code binaire, c’est-à-dire l’identité même du fichier, sera toujours le même entre la copie et l’original. Ainsi, la copie devient l’original à son tour.

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questions de sauvegarde. L’authenticité de l’œuvre réside alors dans la partie la plus immatérielle, la moins tangible de l’expérience globale, c’est-à-dire l’immersion. Walter Benjamin continue :

« Ce qui fait l’authenticité d’une chose est tout ce qu’elle contient de transmissible de par son origine, de sa durée matérielle à son pouvoir de témoignage historique […] Tous ces caractères se résument dans la notion d’aura, et on pourrait dire : à l’époque de la reproductibilité technique, ce qui dépérit dans l’œuvre d’art, c’est son aura. Ce processus a valeur de symptôme ; sa signification dépasse le domaine de l’art. On pourrait dire, de façon générale, que la technique de reproduction détache l’objet reproduit du domaine de la tradition. En multipliant les exemplaires, elle substitue à son occurrence unique son existence en série. Et en permettant à la reproduction de s’offrir au récepteur dans la situation où il se trouve, elle actualise l’objet reproduit1. ».

Il serait facile de dire que l’aura d’une œuvre a toujours plus ou moins vécu avec n’importe quelle œuvre d’art dans la mesure où l’expérience du spectateur est toujours propre à soi, unique selon l’interprétation qu’il en fait. Il ne faut pas confondre dans ce cas-là aura et interprétation. Avec les œuvres Living art, c’est-à-dire des œuvres autonomes ou auto- génératrices, chaque dialogue entre l’homme et la machine est unique car l’œuvre s’adapte aux comportements du spectateur. L’expérience vécue se base donc dans un ici et maintenant avec son utilisateur, permet des émotions et des interactivités propres à ce moment passé, à cet échange. Chaque personne ne réagira pas de la même intensité, ni de la même façon, le paysage ne sera jamais comme celui d’avant ni celui d’après.

Alors, le plus gros paradoxe réside dans l’œuvre même et sa mise en exposition. A première vue, on pourrait penser que le schéma est toujours identique. On commence par entendre et comprendre la démarche artistique du mémoire. On regarde le tableau- photographique, on met le casque, on interagit, on enlève le casque. Dans l’interactivité, on regarde ses mains, on manipule les objets, les tables disparaissent, on s’élève, on contemple

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puis on passe la porte noire. A moins d’un problème de réception ou de malaise de la part du spectateur, le vécu de l’œuvre reste toujours le même. Néanmoins, elle serait si plate et perdrait tout son sens si l’on s’arrêtait à ce point de vue. C’est, encore une fois, bien parce que le paysage s’auto-génère et que le spectateur définit son propre temps d’interactivité et de contemplation que son intérêt est majeur, que l’expérience est authentique.

On pourrait tout aussi bien reprendre ces propos de Florent Aziosmanoff pour illustrer cette idée :

« Le processus d’énonciation se produit donc de la manière suivante : l’auteur diligente la réalisation du comportement de l’œuvre, celui-ci provoque l’établissement d’une relation avec le spectateur, laquelle mobilise et dirige le comportement du spectateur, comportement qui est perçu par le spectateur lui-même, ce qui réalise la projection psychologique dans son esprit. Et puisqu’il ne peut y avoir qu’un seul substrat donnant sa véritable cohérence à une expression, nous voyons ici que c’est bien le comportement du spectateur qui est le substrat du living art […] Il en est ainsi parce que c’est dans l’intimité de son propre comportement, tel qu’il est activé, que le spectateur reçoit la réalité des enjeux de discours de l’auteur1. ».

Le dialogue entre les deux interlocuteurs est donc unique et permet l’aura, l’authenticité du discours. C’est encore une fois le spectateur qui permet à l’œuvre numérique d’exister, c’est donc bien lui le centre d’intérêt premier de l’artiste-amont. On est dans une prolongation de cette idée que le spectateur fait l’œuvre. Effectivement, une photographie ou une peinture est faite pour être vue, mais une œuvre virtuelle est entièrement dépendante à son interprétation. L’œuvre n’est plus invisible sans le spectateur, elle est inexistante.

Chaque échange ne dépend donc plus de l’auteur-amont mais bien de la volonté et de la réactivité de l’auteur-aval. Le discours de l’artiste passe de manière consciente ou

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inconsciente dans ce jeu entre l’homme et la machine. Le public comprendra directement ou indirectement, selon son immersion, ce que j’ai voulu montrer.

On pourrait donc comparer l’expérience du public avec ce que dit Benjamin quant à Macbeth : « Car l’aura est liée à son hic et nunc. Il n’en existe aucune reproduction. Sur la scène, l’aura de Macbeth est inséparable, aux yeux du public vivant, de l’aura de l’acteur qui joue ce rôle1. ».

Le spectateur serait non pas celui qui regarde mais celui qui interprète le personnage sur la scène de théâtre. Il n’est plus face à la scène, il est dedans. D’ailleurs, ne doit-il pas passer un rideau rouge s’ouvrant afin de commencer son interprétation musicale ?

Le grand changement avec le théâtre est que rien n’est orchestré, rien n’est prédéfini. Il est libre d’aller où il veut et de jouer comme il le souhaite. Il est regardé par un potentiel public extérieur, par une retranscription par écran de ce qu’il voit, mais l’expérience est totalement différente. Il sera à jamais le seul à avoir vécu ce qu’il a vu. Pour changer cela, il faudrait ajouter un deuxième utilisateur à l’œuvre immersive afin de créer un dialogue à trois, mais ce n’est pas l’intérêt de Numerica.

Cette idée d’authenticité n’est pas nouvelle dans l’esthétique moderne et contemporaine. L’intégration du spectateur dans les œuvres était déjà une idée travaillée par les avant-gardes du début du XXème siècle. Cependant, une grande partie des mouvements

artistiques de ce siècle ayant destructuré l’objet d’art, du ready-made au pop art par exemples, ont réactivé le déclin de l’aura décrit par Walter Benjamin. Il est donc important de le revoir aujourd’hui avec l’avènement des œuvres immersives dont l’expérience unique du spectateur est le sujet central. François Soulages dit :

« L’opposition benjaminienne de la « valeur d’exposition » et de la « valeur culturelle », comme désignant ce « déclin » de l’aura - « cette unique apparition d’un lointain » - ne doit-elle pas elle-même être repensée dans ce nouvel horizon d’attente que dessinent ces technologies dans l’art ? Ces questions sont au cœur des travaux

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les aborder sous l’angle du proche et du lointain1. ».

L’aura de l’œuvre devient donc un élément caractéristique d’une œuvre immersive. Cependant, elle devient éphémère, propre à chacun, n’appartient plus à l’objet matériel, à l’œuvre exposée, que ce soit sa souche ou ce qu’elle représente, mais bien à celui qui l’observe, l’utilise, la manipule. L’authenticité est donc un « ici et maintenant », d’une durée aléatoire, s’inscrivant dès la fin de l’expérience dans le domaine du souvenir.