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LA CORRESPONDANCE D’AUGUSTE VIATTE AVEC SES PARENTS (1918-1927) 1

Dans le document Autour des Archives de la vie ordinaire (Page 117-137)

« La découverte d’une lettre incite toujours à raconter : l’histoire même de sa découverte, l’histoire de ceux qui ont écrit, l’histoire des événements qu’elle évoque. L’attrait tient dans le suspens, dans le déchiffrage des énigmes. La lettre invite à en savoir plus, à entrer dans la correspondance, à s’en imprégner, à pénétrer le secret des êtres et des familles. »2 Même élan d’enthousiasme à l’égard des échanges épistolaires de la famille Viatte !

Né à Porrentruy, Auguste Viatte (1901-1993) embrasse une carrière internationale exceptionnelle. Homme de lettres en prise sur son temps, il parcourt le monde et devient un fervent défenseur de la culture française hors de France3. Lorsque le jeune homme amorce ses études de lettres à l’Université de Fribourg, en novembre 19184, une correspondance assidue et affective, éducative et intellectuelle, s’établit entre le jeune étudiant et ses parents, le médecin-chirurgien Germain Viatte (1864-1927) et la Bâloise Marie Joos (1873-1957). Les échanges perdureront et ne souffriront aucunement du temps et des distances.

De Paris où il entreprend une thèse d’Etat en Sorbonne dès 1922 et de New York où il débute, en 1925, sa carrière professorale (Hunter College), Auguste Viatte ne cesse de faire part de ses moindres faits et gestes et de ses observations en tous genres. Soucieux de dispenser une éducation humaine et chrétienne, ses parents lui inculquent de solides principes d’hygiène et de santé ainsi que des valeurs morales. Le médecin, cultivé et fin lettré, fournit à son fils une pléthore de conseils pour ses travaux universitaires et le dirige auprès de personnes de renom. Marie et Germain Viatte suivent Auguste au plus près dans ses habitudes journa-lières, dans ses démarches « amoureuses » et ses études. Mais sans ingérence excessive. Tous deux font preuve d’une grande ouverture d’esprit. Ils guident leur fils, simplement. Le courrier se transforme ainsi en conseils pratiques, mais également en une sorte de cénacle, tantôt littéraire, tantôt politique.

1 Cet article est tiré d’un mémoire de licence en lettres (Institut d’histoire, Faculté des lettres et sciences humaines de l’Université de Neuchâtel), mené sous la direction du professeur Philippe HENRY et soutenu en 2008 sous le titre La correspondance d’Auguste Viatte avec ses parents (1907-1927),136 p.

2 Cécile DAUPHIN, Pierrette LEBRUN-PEZERAT, Danièle POUBLAN, Ces bonnes lettres. Une correspon-dance familiale au XIXesiècle,Paris, 1995, p. 19.

3 Archives de la République et Canton du Jura (ci-après : ARCJ), 118 J, « Notice biographique », dans Fonds Auguste Viatte. Instrument de recherche,pp. 1-2.

4 ARCJ, 120 J 29 (Fribourg, 15 novembre 1918).

Auguste Viatte devient vite un intellectuel engagé. A Paris, « la ville de l’Intelligence » comme il la surnomme5, le doctorant s’investit au sein des Equipes sociales, mouvement qui met sur pied conférences et promenades destinées aux jeunes ouvriers6. L’homme de foi à la fibre sociale voue un grand intérêt à la question politique qui anime, dans les années vingt, les débats des milieux intellectuels catholiques qu’il fréquente. Au cœur des convictions idéologiques d’Auguste Viatte, la France catholique, unie, forte et indivisible, dont il n’aura de cesse de défendre les intérêts et la culture.

Le parcours du Jurassien, qui acquiert la nationalité française en 1932 et qui, la même année, épouse Marie-Louise Claro (fille de Charles Claro, avocat à la cour de Paris), peut être amplement retracé grâce aux innom-brables documents légués en 1994 aux Archives cantonales de l’Office du patrimoine historique de la République et Canton du Jura par leurs enfants Bernadette, Jean-Claude et Germain Viatte. Le Fonds Auguste Viatte recèle la correspondance familiale du littérateur avec ses parents, son épouse, ses enfants, son frère et sa belle-famille7. Dans le Fonds Germain Viatte sont rassemblés les lettres de Germain à son épouse Marie, les réponses de cette dernière, le courrier de leurs enfants Auguste et Gérard, celui adressé par Germain à ses parents et celui reçu par ses frères et sœurs8.

Le corpus étudié ici comprend les lettres échangées entre Auguste Viatte et ses parents durant les années 1918-1927. Y sont incluses quelques lettres antérieures à cette période ainsi que d’autres datées de 1928, année de la soutenance de la thèse d’Etat en Sorbonne du jeune homme. Après le décès de son père en 1927, Auguste continuera à écrire régulièrement à sa mère.

Au total, il s’agit de 1534 lettres, signées en nombre sensiblement équivalent par les parents d’une part, le jeune homme de l’autre. De chaque côté, le courrier a été précieusement conservé et classé. Germain a par ailleurs enjoint son fils à cette attention au courrier : « Soigne également bien toute ta correspondance afin que tu retrouves aisément tout ici à ton retour. »9 Aussi, rares sont les missives égarées.

Au travers de ces nombreuses liasses de lettres d’une fine écriture, l’univers de l’épistolarité de la famille Viatte au début du XXesiècle s’ouvre.

Les fonctions de ces missives qui s’échangent à une cadence effrénée et circulent de maison en maison sont dévoilées, la construction des lettres apparaît. L’affection des correspondants s’exprime, les gestes épistolaires sont rapportés. Dans ce maillage familial, les messages sont destinés à un ou

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5 ARCJ, 120 J 34 (Paris, 1ermai 1928).

6 ARCJ, 120 J 32 (Paris, 11 mars 1922).

7 ARCJ, 118 J, « Table des matières », dans Fonds Auguste Viatte. Instrument de recherche,pp. IV-V.

8 ARCJ, 120 J, « Plan de classement », dans Fonds Germain Viatte. Instrument de recherche,p. 2.

9 ARCJ, 118 J 206 (Porrentruy, 20 mai 1926).

plusieurs allocutaires. Circulent des lettres rédigées de manière collective et/ou accompagnées de toutes sortes d’objets. Au fil des échanges, la corres-pondance de la famille Viatte s’orchestre et délivre son sens. Sont ainsi mises en évidence les « pratiques (...) qui portent l’écriture » des corres-pondances familiales à un moment donné10 de même que l’étroitesse des liens qu’Auguste Viatte entretient avec ses parents.

Rythme et fréquence des échanges11

Les lettres de la famille Viatte sont envoyées à un rythme expéditif et à fréquence régulière, mais variable selon les périodes. De 1907 à 1918, Auguste vit chez ses parents. Ce n’est donc qu’occasionnellement que le jeune homme adresse une lettre ou une carte postale à ses parents.

7 décembre 1918 – 7 novembre 1921 : Fribourg

Le 7 décembre 1918, Auguste Viatte envoie sa première lettre de Fribourg12, où il étudie jusqu’en novembre 192113. Il écrit presque chaque jour à ses parents : « Je crois décidément que je prends l'habitude de vous écrire une lettre tous les jours ; mais j'ai tant et de si importantes choses à vous dire qu'il faut bien que je prenne la plume. »14 De leur côté, Germain et Marie Viatte écrivent quotidiennement, ou presque, à leur fils15. La correspondance repose sur un échange quasi égal.

Dès 1920, Auguste relate ses faits et gestes à intervalle régulier de deux jours. L’habitude de s’écrire à un rythme soutenu s’est installée d’elle-même16. La lettre se fait attendre impatiemment. Si elle accuse du retard, l’inquiétude envahit la maisonnée17. Ces échanges témoignent d’une sorte de contrat réciproque. Les correspondants ont conclu un accord davantage informel que formel, comme le démontrent ces quelques lignes de Marie qui précise les « modalités d’application » de la « convention » :

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10 Roger CHARTIER, « Préface », dans Cécile DAUPHIN, Pierrette LEBRUN-PEZERAT, Danièle POUBLAN, Ces bonnes lettres...,p. 12.

11 Philippe HENRY, « ‘Une correspondance qu’il m’est si doux d’entretenir...’ Bourgeoisie et épistolarité familiale : Ferdinand Du Pasquier et sa mère (1818-1833) », dans Philippe HENRY et Jean-Pierre JELMINI(éd.), La Correspondance familiale en Suisse romande aux XVIIIeet XIXesiècles. Affectivité, sociabilité, réseaux,Neuchâtel, 2006, p. 296.

12 ARCJ, 120 J 29 (Fribourg, 7 décembre 1918).

13 ARCJ, 120 J 31 (Fribourg, 7 novembre 1921).

14 ARCJ, 120 J 30 (Fribourg, 22 mai 1919).

15 ARCJ, 118 J 206 (Porrentruy, 24 juin 1920).

16 ARCJ, 120 J 30 (Fribourg, 22 mai 1919).

17 ARCJ, 118 J 206 (Porrentruy, 6 décembre 1919).

Si tu crois que le temps pourrait te manquer pour nous écrire tous les deux jours, nous voulons bien volontiers en faire le sacrifice pour te faire gagner du temps pour ta thèse, une lettre prend au moins une demie heure et je crains que tu ne sois obligé de trop travailler après pour rattraper le temps consacré à la lettre. 2 lettres par semaine nous suffiront si cela peut te rendre service, moi je continuerai de t'écrire chaque jour comme jusqu'à présent18.

Un « pacte épistolaire »19semble avoir été scellé. « En famille la régularité importe plus que le contenu ou la longueur de la lettre », selon Caroline Chotard-Lioret20. Pourtant, pour Auguste, l’étendue de la missive se révèle tout autant primordiale ; le jeune homme se plaint si cette dernière est trop courte21.

10 janvier 1922 – 28 juin 1925 : Paris

Une fois son fils à Paris, Marie Viatte tente de modifier l’accord22. Mais le doctorant rechigne et pose ses conditions : « Mon premier mot est pour vous signifier que j'entends recevoir ma lettre tous les jours, au moins aussi longtemps que j'aurai de la fièvre et que je n'aurai pas pu me mettre entièrement à l'ouvrage. »23Marie Viatte continue à écrire à son fils presque quotidiennement, puis, dès octobre 1922, tous les deux jours environ ; elle prend congé le dimanche24. L’étudiant écrit tous les deux à trois jours25. Les clauses du contrat sont quelque peu modifiées lorsque le jeune homme est très occupé26 ou lors d’un voyage ; il éprouve le besoin de s’en excuser27.

8 septembre 1925 – 20 juin 1927 : New York

Lorsque Auguste Viatte débarque aux Etats-Unis, le « pacte » est redéfini28. Les missives s’échangent une à deux fois par semaine environ29. Les heures de départ du courrier dictent, en grande partie, la cadence des

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18ARCJ, 118 J 206 (Porrentruy, 21 mai 1921).

19Roger CHARTIER, « Préface », dans Cécile DAUPHIN, Pierrette LEBRUN-PEZERAT, Danièle POUBLAN, Ces bonnes lettres...,p. 12.

20Caroline CHOTARD-LIORET, « Correspondre en 1900, le plus public des actes privés, ou la manière de gérer un réseau de parenté », Ethnologie française,15, 1985, p. 65.

21ARCJ, 120 J 30 (Fribourg, 20 février 1919).

22ARCJ, 118 J 206 (Porrentruy, 17 janvier 1922).

23ARCJ, 120 J 32 (Paris, 19 janvier 1922).

24ARCJ, 118 J 206 (Porrentruy, 21 octobre 1922).

25ARCJ, 120 J 32 ; ARCJ, 120 J 33.

26ARCJ, 120 J 32 (Paris, 22 novembre 1922).

27ARCJ, 120 J 32 (Paris, 29 juin 1922).

28ARCJ, 118 J 206 (Porrentruy, 21 septembre 1925).

29ARCJ, 118 J 206 ; ARCJ, 120 J 33 ; ARCJ, 120 J 34.

envois30. La mesure est scandée surtout par une certaine « dépendance réciproque »31, attestant de liens familiaux étroits. Au fil des échanges, toujours réguliers, les modalités de l’accord se précisent.

Pluralité des scripteurs

Les échanges épistolaires de la famille Viatte se présentent comme des partitions à plusieurs voix, se déclinant sous des formes variées.

Une lettre – plusieurs scripteurs32

Lorsque Auguste, enfant, écrit à sa grand-mère à Bâle, Marie Viatte ajoute une note33. Quand, de la cité rhénane, l’adolescent fait part à son père des « nouvelles intéressantes » de la guerre, son frère envoie ses « bons baisers », tandis que Marie fait part « des angoisses continuelles » de la famille34. C’est Auguste qui s’attelle en premier lieu à la rédaction, comme s’il était le porte-parole de la famille. Marie et Gérard juxtaposent leur discours à celui d’Auguste. A Fribourg, Paris et New York, Auguste reçoit des lettres de la main de sa mère et de son frère, de ses parents, ou de tous trois. Participe aussi aux échanges, si elle se trouve de passage à Porrentruy, la grand-mère de Bâle35. Parfois, la plume se passe et se repasse de manière non apprêtée, comme ci-après :

Papa t’écrira très prochainement pour répondre à tes questions. Je passe la plume à Gérard qui a quelque chose à te dire.

(...)

Bon baisers de Gérard

Il ne me reste plus qu’à te dire de rester toujours bien sage, de bien prier et de te bien porter.

Au revoir, mon bien cher Auguste, je t’embrasse de tout mon cœur.

Ta maman36.

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30 ARCJ, 120 J 33 (New York, 8 septembre 1925). ARCJ, 120 J 33 (New York, 16 octobre 1925).

31 Roger CHARTIER et Jean HEBRARD « Entre public et privé : la correspondance, une écriture ordinaire », dans Roger CHARTIER(dir.), La correspondance. Les usages de la lettre au XIXesiècle,Paris, 1991, p. 451.

32 Cécile DAUPHIN, Pierrette LEBRUN-PEZERAT, Danièle POUBLAN, « Une correspondance familiale au XIXesiècle », dans Mireille BOSSIS(dir.), La lettre à la croisée de l’individuel et du social,Paris, 1994, p. 134.

33 ARCJ, 120 J 29 (Porrentruy, 7 juillet 1910).

34 ARCJ, 120 J 29 (Bâle, 6 août 1914).

35 ARCJ, 118 J 206 (Porrentruy, 24 décembre 1924).

36 ARCJ, 118 J 206 (Porrentruy, 5 janvier 1919).

Aucune règle ne préside à cette association d’écriture. Celle-ci s’opère spontanément, ou presque : « Tu vois mon cher Auguste, que c'est moi qui achève la lettre de maman, car Mme Monnin vient d'arriver lui faire visite et si tu veux avoir ta lettre, il faut bien que je l'achève. »37 Parfois cependant, il est de coutume d’écrire en duo ou en trio. A l’anniversaire d’Auguste (27 juin) par exemple, Marie et Germain Viatte (quelquefois Gérard) adressent à l’unisson leurs meilleurs vœux à leur enfant38.

Une correspondance – plusieurs duos

La collaboration des scripteurs n’est pas le fait seulement d’une lettre polyphonique. Elle se rapporte aussi à l’orchestration de la correspondance de manière globale. Tour à tour, Germain et Marie Viatte écrivent à leur fils39. Au cours de la période estudiantine d’Auguste à Fribourg et à Paris, Marie Viatte aura recours à la plume plus souvent que son époux qui a un emploi du temps chargé40. Mais, dès la fin de l’année 1924, le médecin écrira plus fréquemment.

Autre partenariat établi, celui d’Auguste et de Gérard, au moment où tous deux étudient dans la capitale française (dès le 22 octobre 1923)41. Les deux frères, dès le début de 1924, n’habiteront plus ensemble, mais continueront à mêler leurs voix dans leurs missives à leurs parents42. Début et fin de lettre sont répartis entre les scripteurs : à tour de rôle, l’un commence la lettre, l’autre la termine. Même formule, de manière générale, dans l’association de Germain et Marie au cours de la même période43. Puis, il est conclu que, lorsque Auguste et Gérard se trouvent davantage éloignés l’un de l’autre à Paris (dès la rentrée universitaire 192444), Germain écrit à l’aîné, tandis que son épouse s’entretient avec le second45. Marie ne cesse pas pour autant d’envoyer une missive de temps à autre à Auguste. Dès que celui-ci se trouve à New York, elle lui écrit à nouveau plus souvent.

Lors des derniers moments de la vie de Germain, elle ajoute au texte de son époux quelques lignes sur la santé de celui-ci, s’il n’en a dit mot ou ne s’en alerte pas, se faisant ainsi la voix des douleurs et des pleurs du médecin46.

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37ARCJ, 118 J 206 (Porrentruy, 21 janvier 1920).

38ARCJ, 118 J 206 (Porrentruy, 25 juin 1919) ; ARCJ, 118 J 206 (Porrentruy, 26 juin 1920) ; ARCJ, 118 J 206 (Porrentruy, 26 juin 1922) ; ARCJ, 118 J 206 (Porrentruy, 25 juin 1923).

39ARCJ, 118 J 206 (Porrentruy, 10 février 1919).

40ARCJ, 118 J 206 (Porrentruy, 20 février 1920).

41ARCJ, 120 J 32 (Paris, 30 novembre 1923).

42ARCJ, 120 J 33 (Paris, 29 janvier 1924).

43ARCJ, 118 J 206 (Porrentruy, 6 novembre 1923).

44ARCJ, 120 J 33 (Paris, 5 novembre 1924).

45ARCJ, 118 J 206 (Porrentruy, 1erdécembre 1924).

46ARCJ, 118 J 206 (Porrentruy, 7 mars 1927) ; ARCJ, 118 J 206 (Porrentruy, 11 avril 1927) ; ARCJ, 118 J 206 (Porrentruy, 6 juin 1927).

Une voix – plusieurs sons

Que ce soit Marie ou Germain Viatte qui écrive à Auguste, la lettre n’en demeure pas moins la voix de la famille. Les déclarations d’embras-sade se formulent à la première personne du pluriel : « Nous t’embrassons de cœur. Ton Papa. »47 En tous les cas, les autres membres de la famille se joignent à la clôture de la lettre, participant aux salutations : « Je te souhaite toujours bonne santé et je t’embrasse de tout mon cœur. Bien des choses de papa et de Gérard. Ta maman. »48

Quand l’un des deux parents ne dispose guère de temps pour prendre la plume, il laisse le soin à son conjoint d’écrire en son nom à Auguste.

Cette « délégation d’écriture »49est plus particulièrement le fait de Germain qui sollicite son épouse pour transmettre son message. Marie s’exécute, par exemple, en ces termes : « Papa vient me dire de t'écrire »50, « papa me charge d'insister auprès de toi »51, « Papa te signale (...) »52.

Une voix – un besoin

Lorsque Auguste étudie à Fribourg, la collaboration épistolaire des parents répond aux besoins de leur fils. En principe, le père aborde ce qui a trait à la thèse, alors que la mère se préoccupe des soucis quotidiens du jeune homme53.

Pluralité des destinataires54 Une lettre – plusieurs destinataires55

Polyphonie, mais aussi résonance multiple. De Fribourg, les lettres d’Auguste s’adressent à ses parents et à son frère. L’étudiant débute de coutume ses lettres ainsi : « Bien chers papa, maman et Gérard (...) »56. Après le décès du père, la liste des destinataires se trouve modifiée – la première place revient aux interlocuteurs féminins57. Les missives de Paris

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47 ARCJ, 118 J 206 (Porrentruy, 13 février 1919).

48 ARCJ, 118 J 206 (Porrentruy, 17 février 1919).

49 Cécile DAUPHIN, Pierrette LEBRUN-PEZERAT, Danièle POUBLAN, « Une correspondance familiale au XIXesiècle », p. 134.

50 ARCJ, 118 J 206 (Porrentruy, 19 mai 1921).

51 ARCJ, 118 J 206 (Porrentruy, 6 mars 1922).

52 ARCJ, 118 J 206 (Porrentruy, 28 mars 1922).

53 ARCJ, 118 J 206 (Porrentruy, 21 mars 1924).

54 Cécile DAUPHIN, Pierrette LEBRUN-PEZERAT, Danièle POUBLAN, « Une correspondance familiale au XIXesiècle », pp. 134-140.

55 Cécile DAUPHIN, Pierrette LEBRUN-PEZERAT, Danièle POUBLAN, « Une correspondance familiale au XIXesiècle », p. 139.

56 ARCJ, 120 J 34 (New York, 19 mars 1926).

57 ARCJ, 120 J 34 (Paris, 28 juillet 1927).

et de New York sont destinées également à sa tante Claire et à son oncle Louis Viatte ainsi qu’à sa cousine Marie58. C’est à travers les salutations finales et non dans la formule d’interpellation qu’Auguste joint la famille élargie à son audience59– usage courant des scripteurs de lettres familiales ou pratique de l’homme de lettres ?

Transmission des lettres60

Les lettres d’Auguste sont adressées à sa famille, à Porrentruy, et diffusées au voisinage :

J'ai eu dernièrement une petite invitation chez moi, il y avait entres autres Mme Monnin qui m'avait depuis longtemps exprimer le désir d'entendre la lecture d'une de tes lettres papa m'en a choisi 3 pour la circonstance, entre autre celle du bonhomme penché sur l'arbre, tu peux penser ce qu'on a eu du plaisir61.

Elles sont transmises ensuite à Gérard, à Paris. Il est possible qu’elles transitent davantage encore, de manière à permettre la réunion familiale :

« Voici l'adresse de papa à Vichy (...). Mais tu nous adresseras tes lettres à Porrentruy, comme jusqu'à présent, moi je les enverrai à papa et ce dernier à Gérard. »62

Par ces « lectures successives et multiples », la lettre joue un rôle social63,

« le dialogue se transforme en une vaste conversation »64. La missive tient lieu de rituel65. Elle réunit la parentèle.

Une lettre – un destinataire

Sans explication aucune, les lettres de Marie Viatte ne doivent être lues que par Auguste66. En revanche, les missives de ce dernier adressées à un destinataire unique sont rares67. Aucune lettre détachée, qui aurait été glissée dans une même enveloppe, portant une date identique et vouée à un seul destinataire, n’a été retrouvée68. Rien ne laisse supposer des soustractions.

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58ARCJ, 118 J 206 (Porrentruy, 21 décembre 1925).

59ARCJ, 120 J 34 (New York, 1eroctobre 1926).

60Cécile DAUPHIN, Pierrette LEBRUN-PEZERAT, Danièle POUBLAN, « Une correspondance familiale au XIXesiècle », p. 13.

61ARCJ, 118 J 206 (Porrentruy, 1erfévrier 1926).

62ARCJ, 118 J 206 (Porrentruy, 27 avril 1927)

63Daniel-Odon HUREL, Correspondance et sociabilité,Rouen, 1994, p. 126.

64Cécile DAUPHIN, Pierrette LEBRUN-PEZERAT, Danièle POUBLAN, « Une correspondance familiale au XIXesiècle », p. 133.

65Geneviève HAROCHE-BOUZINAC, L’épistolaire, Paris, 1995, p. 35.

66ARCJ, 118 J 206 (Bâle, 14 décembre 1918) ; ARCJ, 118 J 206 (Porrentruy, 24 février 1919).

67ARCJ, 120 J 29 (Fribourg, 7 décembre 1918) ; ARCJ, 120 J 29 (Fribourg, 8 décembre 1918).

68Cécile DAUPHIN, Pierrette LEBRUN-PEZERAT, Danièle POUBLAN, « Une correspondance familiale au XIXesiècle », p. 134.

Un paragraphe – un destinataire

Il arrive qu’un paragraphe, message précis, soit destiné à une seule personne. Est utilisé alors le prénom de l’allocutaire69. Si le correspondant visé n’est pas mentionné, il est de toute évidence désigné par la teneur des propos. Auguste, en parlant de l’élaboration de sa thèse par exemple, a implicitement recours exclusif à son père, employant le pronom « tu » :

« N'aurait-il pu se faire que les événements ne l' [Lamennais] instruisent et qu'il ne jouât encore un grand rôle religieux ? Comme tu le vois, j'hésite. »70 Une exception, cependant : « Enfin il [Georges Goyau] me suggère un titre qui me paraît bon ; qu'en dites-vous : Les origines ésotériques du romantisme – Illuminisme, théosophie ? »71Ainsi, les textes sont parsemés des pronoms « tu » et « vous » : le destinataire est unique ou collectif72. La correspondance du jeune homme demeure néanmoins adressée à la famille dans son ensemble.

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69 ARCJ, 118 J 206 (Porrentruy, 23 novembre 1923).

70 ARCJ, 120 J 31 (Fribourg, 7 juin 1920).

71 ARCJ, 120 J 33 (Paris, 8 décembre 1924).

72 Cécile DAUPHIN, Pierrette LEBRUN-PEZERAT, Danièle POUBLAN, « Une correspondance familiale au XIXesiècle », p. 138.

Fig. 1. Lettre d’Auguste Viatte à sa famille. Source : ARCJ, 120 J 30 (Fribourg, 27 janvier 1919).

Un auteur – un destinataire

Les lettres d’Auguste sont destinées à sa famille, mais à lui-même également : l’épistolier converse avec lui-même. Les observations de l’homme en devenir lui sont réservées, indique Germain qui collige précieusement les lettres de son fils73.

Echanges matériels74

La famille Viatte joint à ses lettres toutes sortes d’objets, de manière spontanée ou suite à une demande. Dans les enveloppes se cachent notamment des coupures de presse. Celles-ci n’ont de loin pas été toutes conservées, mais leur annexion est mentionnée. De l’argent, sous forme de billets75 ou de chèques76, est envoyé. Gérard envoie

La famille Viatte joint à ses lettres toutes sortes d’objets, de manière spontanée ou suite à une demande. Dans les enveloppes se cachent notamment des coupures de presse. Celles-ci n’ont de loin pas été toutes conservées, mais leur annexion est mentionnée. De l’argent, sous forme de billets75 ou de chèques76, est envoyé. Gérard envoie

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