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Partie 2 Les nouvelles fêtes urbaines : quelle filiation avec la fête traditionnelle populaire et quels nouveau

3. Les espaces de la fête

3.3. Le corps en fête

Pour étudier les espaces de la fête, il semblait pertinent de s’intéresser à l’instrument à travers lequel l’homme perçoit l’espace qui l’entoure, c’est-à-dire le corps, et comment il le mobilise pendant la fête. Les gestuelles et les mouvements des hommes dans la fête traditionnelle indiquent un certain rapport à l’espace et aux autres. En effet, les corps présents pendant la fête constituent un espace commun, un espace festif.

Pour commencer, la fête a toujours mobilisé les sens : le goût à travers le repas et l’ivresse, la vue par les spectacles et les rencontres, l’ouïe avec la musique souvent présente, les discussions et les échanges, et enfin le toucher par les danses. Cette dimension sensorielle de la fête est déjà présente dans les rites des civilisations archaïques comme celle des Indiens pueblo : « Il va de soi que la fête ou la cérémonie du genre de celles qu’accomplissent les Pueblos n’est pas destinée seulement à la vue, que les sens, le toucher, l’odorat et la cénesthésie sont mis au service de ces théâtralisations. »148 La fête,

qui permet l’expression du corps dans l’espace, exprime son caractère exutoire à travers le défoulement et la danse. Cet aspect de la fête a fait l’objet d’une forte répression de l’Eglise : « A la maîtrise des corps pris dans un carcan normatif, la fête répond par une sorte de « dé-chaînement » énergétique mais ponctuel. »149 C’est ainsi que l’archevêque de

Milan, Charles Borromée, mis en place des moyens pour détourner le peuple des divertissements festifs et rédigea également un traité contre les danses dont le contenu fut repris en France par plusieurs abbés.150

Ensuite, la mobilisation des sens pendant la fête passe notamment par la présence des arts que sont la danse et la musique. Soutenue par la musique, la danse amène une cadence et suscite la joie collective. Dans son ouvrage La ville, la fête, la démocratie, Rousseau et

148 DUVIGNAUD Jean, Fêtes et Civilisations, Editions Actes Sud, 1991, p. 72

149 CHAUDOIR Philippe, La Ville en Scènes, Discours et figures de l’espace public à travers les « arts de la

rue », Editions l’Harmattan, 2000, p.168

150 BORROMEE Charles, Traité contre les danses et les comédies, G. Soly, Paris 1664

les illusions de la communauté Paule Monique Vernes affirme : « Il n’y a de fête pour Rousseau que par la danse qui nous en livre en définitive le sens profond, il n’y a de fête que si le corps participe totalement à la modification de son espace coutumier. »151 La

danse amène donc un usage du corps différent et permet ainsi de dépasser les signes et les représentations de la vie sociale quotidienne. Elle permettrait même d’abolir la distance sociale et de donner vie à la communauté : « C’est donc par le corps qu’est trouvée la communauté, les différences et les dissentiments s’abolissent dans le mouvement de la danse collective. »152

Rousseau distingue deux langages différents de la danse : celui de la danse du théâtre, soit le ballet conventionnel, à celui de la danse de la fête, spontanée et qui ne possède pas d’objet particulier.153 La danse de la fête est dépouillée de tout symbole,

n’imite rien et exclu ainsi les passions et les signes sociaux. Pourtant, les manières de danser pendant la fête sont indissociables de l’époque et du milieu social dans lesquels elles se déploient. Les gestuelles des fêtes populaires possèdent des caractéristiques d’une région à une autre et peuvent relever d’un patrimoine immatériel. En effet, les rites des manifestations de la Fête des vignerons de Vevey et du Carnaval de Bâle leur ont valu d’être aujourd’hui inscrits sur la liste du patrimoine culturel immatériel de l’humanité de l’Unesco.154 Il est vrai que la conservation des traditions populaires festives a permis à

certains territoires d’affirmer leur identité et de la rendre attractive pour des personnes venant d’ailleurs : « Les aspects non verbaux, posturaux ou gestuels qui caractérisent ces fêtes deviennent alors des marqueurs culturels, des emblèmes qui, en étant manipulés et réinterprétés par des publics nouveaux contribuent à l’identification des spécialités locales et à leur mise en valeur. »155 De cette manière, et comme nous le développerons dans une

deuxième partie, certaines nouvelles fêtes ont fait le choix de se baser sur des rituels préexistants puis de les compléter par d’autres propositions pour toucher un très large public. Cette démarche différencie les nouvelles fêtes des fêtes anciennes qui se destinaient en priorité aux membres d’une communauté sur un territoire.

151 VERNES Paule Monique, La ville, la fête, la démocratie, Rousseau et les illusions de la communauté,

Editions Payot, Paris 1978, p.88

152 VERNES Paule Monique, La ville, la fête, la démocratie, Rousseau et les illusions de la communauté,

Editions Payot, Paris 1978, p.94

153 VERNES Paule Monique, La ville, la fête, la démocratie, Rousseau et les illusions de la communauté,

Editions Payot, Paris 1978, p.95

154 Voir le site de l’Unesco, rubrique culture puis patrimoine immatériel : https://ich.unesco.org/fr

155 FOURNIER Laurent-Sébastien, « Gestes rituels et festifs en Provence », La fête au présent, Mutations des

Pour conclure, la fête traditionnelle s’inscrivait avant tout dans un calendrier chrétien et célébrait un saint, un triomphe royal ou une production agricole locale à travers des rites sacrés et profanes propres à la tradition populaire. La rupture entre une nouvelle doctrine religieuse et les traditions populaire fut provoquée autant par le clergé que par des mouvements de pensée laïc. La fête religieuse officielle se voulut alors débarrassée des rites du peuple et se lança dans une persécution de ces derniers. La répression trouvait également un argument dans la reconnaissance de la valeur du travail et dans la prise de conscience d’une possible croissance économique dès le XVIIe siècle. Le nombre de fêtes

devait être réduit pour ne pas favoriser l’oisiveté, et pour éviter de nuire au travail des paysans. La fête se fit alors outil de transmission de plusieurs idéologies successives : elle devait légitimer un pouvoir politique, servir à l’éducation du peuple, et rallier le plus grand nombre au système de valeur de la société industrielle. La fête n’est plus spontanée ni subversive, elle est volontaire et instrumentalisée. Finalement, le Front Populaire marqua le temps de la réconciliation entre la fête officielle et la fête populaire avec la mise en place d’une réelle politique de la fête et avec le renouveau des contenus festifs inspirés du folklore populaire. Le développement du mouvement ouvrier et l’augmentation du nombre de communes de gauche ont amené un déplacement de la fête d’opposition, dite fête partisane, vers la banlieue proche de Paris. Les lieux investis par la fête et le rapport à l’espace qu’elle entretient, permettent d’identifier sa nature et ses enjeux.

Chapitre 2. Le renouveau des fêtes urbaines

Dans ce deuxième chapitre, il s’agira de poursuivre l’étude de la fête à partir de la deuxième moitié du XIXe siècle et ce jusqu’à notre époque contemporaine. La nomination

de Jack Lang en tant que ministre de la Culture et de la Communication en 1981 marqua un tournant pour les politiques culturelles et présenta un nouveau paradigme : celui de la démocratie culturelle, succédant à la démocratisation culturelle. Les années Lang furent aussi celles de la fête, la fête qui sacralise le nouveau pouvoir socialiste, la fête qui se fait spectaculaire et qui intègre la création artistique contemporaine. La société évolue tout comme les manières de faire la fête: d’anciennes fêtes sont réinventées, tandis que de nouvelles fêtes surgissent.

Malgré tout, l’entrée dans une société moderne soumise aux lois de la mondialisation et de la production ont fait renaître une nostalgie de la fête. La fête serait un idéal, une spécificité identitaire et culturelle au temps de l’immigration massive. La fête est vectrice de liens dans une société qui cherche à recréer les siens. Lien à soi, lien aux autres, lien aux lieux, lien au temps, la fête croise les enjeux sociaux et urbains. Elle trouve sa place dans les projets culturels et artistiques de territoire, et ponctue ainsi une démarche de fond qui se déploie bien au-delà du seul temps festif. Il s’agit là d’un nouveau type de fête, elle se fait outil d’expérimentation pour les politiques publiques ou pour les institutions culturelles en quête de nouvelles relations avec leurs publics.