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Tout d’abord, la coopétition est une relation dans laquelle des entreprises concurrentes sur le marché décident de coopérer afin de créer une valeur qu’elles n’auraient pas pu envisager

individuellement. C’est l’occurrence simultanée de la coopération et de la concurrence. Si la

coopération est une stratégie qui intègre davantage la multiplicité (Astley et Fombrun, 1983),

la concurrence pour sa part puise fondamentalement dans la logique frontale directe. Les

relations concurrentielles sont souvent envisagées dans une perspective bilatérale où l’action

concurrentielle est dirigée et ciblée envers un concurrent en particulier. À l’origine donc de la

coopétition, se trouve une dimension fortement dyadique. La coexistence avec la coopération

permet une certaine souplesse mais la nature risquée de la relation a pendant longtemps contenu

la coopétition aux relations directes bilatérales. En effet, travailler avec un concurrent est déjà

un risque en soi à cause des comportements opportunistes qui peuvent s’exprimer plus ou moins

fortement. Il est nécessaire de « surveiller » la relation et de garder un certain contrôle sur les

échanges et les objectifs de chacun. Le contrôle de la relation facilite les projections sur les

opportunités d’appropriation. D’ailleurs, dans la littérature, un ensemble de mécanismes ont été

identifiés afin de s’assurer un certain « équilibre » entre les concurrents impliqués. Par exemple,

dans leur étude de la relation entre Sony et Samsung, Gnyawali et Park (2011) montrent à quel

point il est important de partager les risques financiers afin de maintenir un niveau d’intérêt

équivalent sur les débouchés (investissements équivalents dans le projet). De même, Le Roy &

Fernandez (2015) mettent en évidence l’importance de la gouvernance de projet et notamment

la mise en place d’une gouvernance équilibrée entre les deux partenaires pour la résolution des

conflits et la prise de décisions. D’autres encore, mettent l’accent sur l’importance d’isoler les

équipes en coopétition ou encore de séparer les activités qui sont sujettes à la coopération de

celles sujettes à la concurrence (Bengtsson & Kock, 2000; Walley, 2007; Zineldin, 2004). Ces

mécanismes montrent l’importance de l’équilibre et du contrôle, indispensables pour maintenir

des conditions de réussite optimales et atteindre les objectifs d’appropriation escomptés. Dans

le cas de Sony et Samsung, bien que nous n’ayons pas de détails très précis sur la négociation

exacte des contrats, Gnyawali et Park (2011) soulignent dans leur article l’importance de l’issue

légale de la relation avec les accords de cross-licensing mis en place par les deux entreprises.

Cette issue légale a conditionné les opportunités commerciales de chacune des parties. Les

conditions de capture de la valeur ont donc été importantes dans la réalisation de la relation

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coopétitive et il est évident que des accords, au-delà de deux partenaires, auraient été plus

complexes à négocier. La dimension concurrentielle représentant un risque trop important, les

entreprises préfèrent s’engager majoritairement dans des relations dans lesquelles elles n’ont à

gérer ces risques qu’avec une seule entreprise. C’est l’une des raisons pour lesquelles les

exemples de coopétition les plus connus sont des exemples de dyades : Coca-Cola et Pepsi,

SAP et IBM, Samsung et Sony… etc.

D’autre part, la construction théorique à l’origine du concept, élaborée par Brandenburger et

Nalebuff en 1996, repose sur la théorie des jeux. La théorie des jeux est une théorie qui s’inscrit

à cheval entre les mathématiques et l’économie et qui vise à définir les meilleures actions

possibles pour un acteur en fonction des prédictions qu’il peut faire sur les actions de son

partenaire. Cournot, un économiste français, est un des pères fondateurs de cette théorie. Les

travaux de ce dernier portent sur l’étude des duopoles : une situation où un marché est dominé

par deux firmes. La théorie des jeux repose donc sur une situation dyadique. Cournot (1838)

introduit dans le cadre de ses recherches la notion d’équilibre dans ces marchés duopolistiques.

L’équilibre est ici compris comme étant une situation stable, pas forcément optimale, mais qui

convient et satisfait les deux partis. Il amorce donc une réflexion sur la pertinence d’une

stratégie qui ne serait pas forcément la plus performante mais la plus raisonnable entre deux

partenaires. On retrouve cette idée dans le fameux dilemme du prisonnier où, là également,

nous nous trouvons face à un jeu à deux partenaires. Les partenaires, en l’occurrence, sont deux

suspects dans le cadre d’une affaire criminelle. Les deux partenaires ont deux actions possibles

dont les effets vont varier en fonction du choix de chacun. Une des premières options qui s’offre

aux suspects est celle de se faire confiance et de ne rien avouer. Si les deux partenaires

choisissent cette option, alors ils écoperont d’une peine minime d’une année. La seconde option

qui s’offre aux suspects est celle de la dénonciation. Dans cette option, si l’un dénonce mais

pas le second, le premier ressort libre et le second prend une peine lourde de 7 ans. Dans le cas

où les deux suspects se dénoncent mutuellement, ils écoperont d’une peine de 5 ans, plus lourde

que celle d’un an mais plus faible que celle de 7 ans. Ici, dans cet exemple, on voit bien que la

solution la plus optimale pour chacun des suspects (dénoncer l’autre pour sortir libre), n’est pas

la meilleure au niveau collectif (prendre le risque de faire confiance et s’en sortir avec une

année chacun). Cet exemple de jeu montre bien la complexité dans laquelle se trouvent les

concurrents. S’ils adoptent une logique de jeu à somme nulle, où leur seule motivation est de

gagner tout le marché quitte à détruire les autres concurrents, alors ils risquent d’entrer dans

une guerre concurrentielle qui ne serait pas forcément la situation la plus optimale.

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Brandenburger et Nalebuff (1996), en utilisant la théorie des jeux, montrent que le succès d’une

entreprise dépend du mouvement de ses partenaires. En l’occurrence, les partenaires considérés

sont soit les concurrents, soit les complémentateurs. Les auteurs définissent un concurrent

comme étant toute entreprise A dont l’existence sur le marché réduit l’attrait pour les produits

de l’entreprise B. Un complémentateur est quant à lui défini comme étant toute entreprise C

dont l’existence sur le marché valorise et augmente l’attractivité des produits de l’entreprise B.

Les relations sont donc abordées dans une perspective bilatérale entre une entreprise et son

concurrent ou complémentateur.

La théorie des jeux modélise des jeux d’actions possibles essentiellement entre deux joueurs.

Les configurations possibles sont d’ailleurs exprimées par paire : win-win, win-lose. Le win et

le lose faisant référence aux issues en termes d’appropriation possible. La coopétition qui repose

sur cette théorie est donc fortement imprégnée de ce raisonnement dual. Ainsi, une des

premières définitions de la coopétition fait uniquement référence aux relations dyadiques:

« […] dyadic and paradoxical relationship that emerges when two firms cooperate in some

activities, and at the same time compete with each other in other activities » (Bengtsson &

Kock, 2000, p. 412). Cette perspective essentiellement duale a formé l’ensemble des

constructions théoriques sur la coopétition. C’est ce que Bengtsson et Raza-Ullah (2016)

nomment l’école de pensée de l’activité. Le focus est mis sur la relation coopétitive et les

activités qui sont concernées par la coopération et la compétition. Le niveau d’analyse porte sur

la relation bilatérale et paradoxale qui se noue entre deux concurrents partenaires. Cette école

de pensée de la coopétition représente le plus gros des travaux de recherche avec plus de 45%

des articles (Bengtsson & Raza-Ullah, 2016). Même si les travaux se diversifient et tentent de

porter attention à des relations plus étendues et complexes telles que les relations au niveau des

réseaux, le corpus que cela représente reste très éclaté en termes de niveau d’analyse, de

méthodologie de recherche et d’apports (Bengtsson & Raza-Ullah, 2016). En effet, cette

perspective de recherche plus large, appelée école de pensée de l’acteur, s’attache à décrire et

expliquer les relations entre les concurrents dans le contexte d’un réseau dit coopétitif, mais

elle manque de précision sur les questions de gestion du paradoxe et des tensions qui sont

induites par la coopétition. Cette école de pensée est jugée trop abstraite et ne permettant pas –

du moins dans le cadre des travaux actuels – de penser la coopétition de façon théorique. Ainsi

que le présentaient Gnyawali et al., en 2008 déjà, la coopétition dyadique horizontale est

considérée selon eux comme étant « […] the clearest example of “true” co-opetition, is

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Selon les auteurs, cette coopétition dyadique est celle qui permet la meilleure compréhension

du phénomène et de ses implications (Gnyawali & Park, 2011). Von Neuman et Morgenstern

(1944), dans leur ouvrage sur la théorie des jeux et les comportements économiques exprimaient

également cette conviction, « The problem must be formulated, solved and understood for small

numbers of participants before anything can be proved about the change of its character in any

limiting case of large numbers, such as free competition. » (von Neuman & Morgenstern, 1944,

p.14).

Bien que les relations des entreprises tendent à se complexifier de plus en plus dans un monde