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La coopération comme condition de l’apprentissage organisationnel La coopération des employés est cruciale pour la viabilité d’une

organisation, en particulier dans sa dimension apprentissage organisationnel.

Favereau (1994, p. 126) résume le lien fondamental entre coopération et apprentissage organisationnel de la manière suivante : « Un agent individuel jouera le jeu de la coopération, acceptant que ses solutions tombent dans le domaine public au sein de l'organisation, s'il croit en un fonctionnement équitable de celle-ci. L'équité démultiplie l'efficacité, qui elle-même concrétisera l'équité, en rendant possible un altruisme intéressé, ou un égoïsme éclairé [...]. L'interaction efficacité-équité est au cœur du mécanisme d'apprentissage collectif, puisqu'en définitive, l'efficacité s'explique par l'apprentissage tandis que l'équité explique le caractère collectif de l'apprentissage ».

La coopération est d’autant plus cruciale dans les environnements complexes et incertains comme c’est le cas des organisations à large division de la connaissance et du travail. Coopérer signifie alors utiliser un savoir dont on dispose au profit de l’organisation, le transmettre à ses collègues ou aux supérieurs hiérarchiques, mais signifie aussi prendre l’initiative et participer activement à la recherche de nouvelles solutions aux problèmes émergents, c’est-à-dire développer de nouveaux savoirs qui peuvent s’avérer

utiles à l’organisation. Toutes ces facettes de la coopération sont, difficiles, voire impossible, à contrôler, notamment du fait du caractère tacite, local et contextuel de la connaissance dispersée.

La coopération peut prendre diverses formes. Dans les cas les plus simples d’apprentissage collectif, elle signifie l’acceptation et l’internalisation des règles R1 qui structurent l’organisation, ou alors la participation active au processus de régulation autonome qui se manifeste par l’émergence de règles R4. Mais dans les formes plus complexes, mobilisant les règles de type R2 ou R3, qui nécessitent l’interaction de différents niveaux de la hiérarchie organisationnelle et qui impliquent une transformation des règles, la coopération joue un rôle plus fondamental. Elle signifie l’utilisation par les employés de leurs connaissances particulières et personnelles au bénéfice de l’organisation. Ce qui implique l’investissement des employés dans l’interprétation et la transformation des règles R1 qu’ils jugent incomplètes ou mal conçues, aboutissant à l’émergence de règles R2. Mais la coopération peut signifier aussi la collaboration active dans le processus de transformation et de généralisation des règles R4 en règles R3.

Pour comprendre l’importance cruciale de la coopération dans les processus d’apprentissage organisationnel il serait utile de considérer la perspective inverse, c’est-à-dire d’imaginer les situations où la coopération ne se réalise pas. Si l’on prend l’exemple des règles R2, la coopération peut rencontrer deux types d’obstacles qui peuvent bloquer l’apprentissage organisationnel. Le premier consiste en ce que les règles de contrôle peuvent être détournées au profit de ceux qui sont censés les appliquer. Au sein d’une organisation, les intérêts sont à l’évidence divergents et les employés peuvent utiliser la marge de liberté dont ils disposent en matière d’interprétation ou d’application d’une manière qui diverge des objectifs assignés par la direction. La divergence ne porte plus dans ce cas sur les moyens pour atteindre des objectifs donnés mais sur les objectifs eux-mêmes : la règle émise d’en haut n’est pas interprétée en respectant les objectifs et la stratégie de l’instance émettrice, elle est interprétée plutôt en fonction des intérêts propres aux employés, en utilisant opportunément les zones d’incertitude qu’ils ont réussi à maintenir et à cultiver. La régulation dans les organisations est conditionnée par les conflits de pouvoir en son sein, et les règles qui y émergent sont aussi le fruit de stratégies d’acteurs. Crozier et Friedberg (1977) montrent que les marges d’interprétation plus ou moins autorisées par la direction, ou les zones d’incertitude instituées par les employés, peuvent constituer des sources de pouvoir que les uns et les autres peuvent utiliser dans des processus de négociation explicite ou implicite.

La seconde forme de non-coopération ne consiste pas à détourner les règles de leurs objectifs initiaux, mais paradoxalement à les appliquer à la lettre, à les respecter de manière stricte. C’est dire que les employés décident de suspendre le travail d’interprétation et de correction des règles émises d’en haut malgré leur incomplétude et leur inadéquation. Le concept de

retrait est le mieux adapté pour penser ce phénomène. Exprimant une forme particulière de « résistance passive » des employés mécontents, le retrait consiste à retirer ses cartes du jeu, à en faire le moins possible, tout en restant dans le cadre strict de ce que l’organisation d’appartenance est en droit d’exiger de ses employés, de ce qu’elle peut contrôler (19). Une telle réaction ne remet pas radicalement en questions les modalités formelles de l’échange employeur-employés, mais conduit à la détérioration de la coopération dans l’entreprise.

Dans le cas de la transformation de règles R4 en règles R3, leknowledge managementa pour mission d’inciter les employés à participer activement aux processus d’innovation et à coopérer, quand c’est nécessaire, pour la mise en commun, la codification et la généralisation de leurs découvertes

« spontanées ». Là aussi, l’apprentissage organisationnel dépend du degré de coopération des employés. Si ceux-ci pensent qu’il n’y a pas de raison de coopérer, par exemple s’ils jugent leur rémunération inéquitable ou leurs conditions de travail mauvaises, l’apprentissage organisationnel devient impossible (ou alors il est détourné), la direction étant dans l’impossibilité d’obliger les employés à apprendre et à en faire profiter l’ensemble de l’organisation, d’autant plus que, elle-même, ignore ce qui est appris par ses employés et surtout et surtout ce qui peut être appris par eux. Ce genre de réaction est lui aussi une forme de retrait par lequel les employés peuvent continuer à faire leur travail quotidien, voire à faire preuve d’initiative et d’ingéniosité devant l’incertain et l’imprévu, mais en refusant d’en informer la hiérarchie ou de participer à codifier ou à diffuser ce qu’ils ont découvert à l’ensemble de l’organisation (même s’ils peuvent, de manière informelle, individuellement ou par équipes, s’entraider et s’échanger les expériences et les trouvailles).

La coopération des employés peut être obtenue par divers moyens qui sont complémentaires. En particulier, le knowledge management se trouve largement associé à la gestion des ressources humaines puisque tout ce qui a trait à la rémunération et aux conditions de travail peut peser lourdement sur la décision des employés à coopérer ou à adopter des comportements de retrait voire d’exit. A ce titre, les employés ne peuvent être réduits à de simples automates payés pour exécuter des tâches préalablement et complètement définies par un centre omniscient, mais des acteurs cognitifs capables d’initiative et qu’il faut encourager à apprendre et à transmettre ce qu’ils ont appris au reste de l’organisation ou encore à utiliser ce qu’ils ont appris en sa faveur.

Puisque le contrat de travail est nécessairement incomplet, ce que nous avons appelé l’incomplétude cognitive des règles de contrôle R1, les salaires ne peuvent être utilisés dans le seul but de payer l’obéissance à l’employeur (exécuter R1) ou même d’inciter les employés à ne pas tricher (problèmes d’asymétrie d’information). Les salaires représentent, ou devraient représenter, aussi les politiques gestionnaires d’encouragement des

(19) L’intérêt de cette dans un sens proche de la notion d’apathie. Le

employés à participer et à collaborer au processus complexe et délicat de l’apprentissage organisationnel, au cœur de l’efficacité dynamique de l’organisation, au cœur de sa compétitivité.

6. Conclusion

La coexistence de différents types de règles au sein des organisations conduit à reconnaître la complexité des processus de coordination organisationnelle, qui font intervenir différentes formes d'apprentissage organisationnel, et montre en même temps les limites d'une conception centralisée de la coordination organisationnelle. La coopération des employés à l'organisation devient dès lors nécessaire à sa viabilité. Celle-ci peut prendre différentes formes : le respect par les employés des règles et intériorisation des normes prescrites par le centre de l'organisation ; utilisation de leurs connaissances locales pour modifier les règles de contrôle incomplètes ou défaillantes ; invention de règles nouvelles ou initiation d’un processus de régulation autonome ; participation, enfin, à la codification et/ou généralisation des plus réussies parmi ces dernières.

Ces règles ne sont pas figées puisque l’un des principaux ressorts de la dynamique organisationnelle réside justement dans les processus de transformationde ces règles. Les règles R1 peuvent ainsi se transformer en des règles R2, et il semble difficile d’imaginer des règles qui restent des règles R1 « pures » ou du moins des règles R1 statiques. Ceux à qui s’adressent ces règles ne sont jamais complètement passifs envers elles. De même, les règles R4 tendent le plus souvent vers des règles R3, et il est bien rare que les initiatives des salariés soient totalement ignorées de la direction de l’organisation et que celle-ci n’y réagisse pas. L’analyse des règles organisationnelles met l’accent sur les interactions complexes entre coordination centralisée et coordination décentralisée dans l’organisation, et met au cœur de cette analyse la cohérence d’ensemble de ces divers types de coordination qui est, elle-même, une préoccupation centrale de la direction, en général, et du knowledge management, en particulier.

L’analyse des règles organisationnelles a le mérite d’introduire dans la théorie de l’apprentissage organisationnel quelques aspects centraux des organisations modernes, notamment la dispersion de la connaissance, la diversité des sources et des formes de régulation et de coordination, la difficulté de transmission et de codification des connaissances tacites.

Cette analyse montre en particulier que le knowledge managementrisque de rencontrer de sérieuses limites s’il ne met pas au cœur de sa réflexion et de ses principes d’action le problème de la coopération active des employés.

Les processus d’apprentissage organisationnel dépendent crucialement de la coopération des employés et la gestion de la connaissance dispersée n’est pas réductible à de simples mécanismes techniques de codification ou économique de révélation. C’est pourquoi il semble nécessaire de

considérer que les politiques de knowledge managementsont forcément des politiques de gestion des ressources humaines.

En matière de gestion de la connaissance, des considérations cognitives et comportementales, autrement plus complexes, doivent être prises en compte, comme celles relatives à l’équité ou aux émotions dont le rôle fondamental a été à peine évoqué ici et mérite de larges développements.

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