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En 1880, Fernand Xau interviewait Emile Zola pour le journal Le Voltaire. L’écrivain raconte l’histoire de son père immigré italien, le déménagement de sa famille de Paris à Aix-en-Provence, ses études, ses débuts dans la presse, sa discipline d’écriture … Enfin, les deux hommes abordent l’œuvre de l’auteur -qui venait de publier Nana, le neuvième tome des Rougon-Macquart-, ses techniques d’écriture ou encore son appartenance revendiquée au mouvement naturaliste. 3

À la fin du XIXe siècle, l’écrivain s’impose peu à peu comme une figure médiatique et le journalisme littéraire introduit un genre appelé « la conversation », que nous nommons désormais

1 Edith Rémond, L'interview, Métier Journaliste, Victoires, 2013, Chapitre II « Préparer la rencontre » 2 Voir Annexes p. 53

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l’interview. 1 Ce terme de « conversation » renvoie aujourd’hui à un échange de propos entre deux

personnes et non pas à une pratique journalistique, où un interlocuteur est intervieweur et l’autre interviewé.

Comme nous l’avons étudié, le présentateur de 21 centimètres s’autorise un journalisme assez personnel. Dans l’émission, l’utilisation dans la première personne par le présentateur dans l’interview lui donne des airs de « conversation ». Le « je » estompe et fluidifie le schéma question-réponse - que l’on retrouve très nettement dans la presse écrite, par exemple. Il donne à l’interview des airs de discussion plus légère et intime, et épouse les possibilités de l’outil cathodique – média de proximité. Pour le téléspectateur, l’interview et le contenu propre à l’émission littéraire est fondu dans le cours de l’émission. Ici, nous allons nous atteler à analyser le détail des échanges, ce qui relève d’une discussion sur des questions personnelles et d’une discussion littéraire. Or, pour le téléspectateur la frontière entre l’interview littéraire et la conversation est estompée. L’émission est construite pour qu’il ait l’impression d’assister à une conversation plus qu’à une interview. Le ton de la discussion est plus intime et moins formel qu’une interview traditionnelle.

L’utilisation de la première personne fonctionne parfois comme une transition entre les questions et les thématiques abordées.

Dans l’émission avec David Foenkinos, le présentateur et l’invité parlent de Michel Berger et France Gall –aimés de l’écrivain et enterrés au cimetière de Montmartre- . Augustin Trapenard déclare en guise de transition :

AT : « Vous savez moi dans les cimetières je regarde les prénoms parce que je trouve que c’est un lieu qui regorge de prénoms »

DF : « Pour moi, le plus important quand on écrit un personnage, quand on commence à le ressentir, à le définir, c’est le choix du prénom. »

AT : « Si je vous dis Bernard par exemple, ça vous inspire quoi ? »

DF : « C’est vrai que j’ai écrit une petite nouvelle qui s’appelait Bernard, l’histoire d’un homme qui a 50 ans et qui retourne vivre chez ses parents. Pas ce qu’il y a de plus excitant en terme de réussite mais c’est très Bernard ça. » 2

Avec Leïla Slimani, dans une chambre d’hôtel à Pigalle, le présentateur aborde le thème de la solitude :

AT : « En parlant de Madame Bovary, c’est irrémédiable la solitude ? »

LS : « Bien sûr. On est toujours tout seul. C’est pour ça aussi que j’écris sur l’intime, sur le couple, sur la famille parce qu’au fond, je pense que rien ne comble la solitude. »

AT : « Pour chasser la solitude, moi je vais vous dire ce que je fais, je me promène le soir dans les rues de Paris. »

Cette confidence permet un enchaînement vers un autre sous-lieux de la séquence. Dans le plan suivant, Augustin Trapenard et Leïla Slimani marchent dans les rues de Pigalle vers un bar.

C’est dans ces échanges aux allures de conversation que naît l’interview. Il apparaît par un procédé de glissement. Il s’opère souvent entre un échange plus personnel, sur la personne de l’auteur et sa vie, et l’interview proprement littéraire. C’est un procédé est une constante sur l’ensemble des saisons et des épisodes de l’émission.

1 Edith Rémond, L'interview, Métier Journaliste, Victoires, 2013, « Introduction »

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Echange personnel Interview

James Ellroy AT : « Aujourd'hui, si il y a un vrai écrivain de L.A. c'est vous, pourtant aujourd'hui vous n'y habitez plus »

JE : « Parce que je me suis remis avec ma deuxième ex-femme et elle m'a dit « Ecoute co*** j'ai déménagé trois fois pour toi, tu vas déménager une fois pour moi »

AT : « Ça a été dur de quitter L.A ? »

JE : « L.A est dans mon imagination et dans ma main droite, celle avec laquelle je tiens mon stylo »

[…]

AT : « Pourquoi cette ville est si essentielle à votre création littéraire ? »

JE : « Le pouvoir qui émane de mes livres tient au fait que j'ai grandi dans cette ville. […] je fais une fixation sur elle et surtout sur son passé. C'est comme si ma mémoire revenait constamment en arrière, au L.A. d'avant ma naissance, la seconde guerre mondiale, la Grande Dépression »

Enki Bilal Dans la deuxième partie de l’émission, l’invité

parcourt la bibliothèque du journaliste qui lui offre un livre des dessins de Baudelaire, sachant que l’auteur en est féru.

AT : « Comment vous l’avez découvert Baudelaire ? »

EB : « Je suis tombé dessus en apprenant le français. Baudelaire, c’est un des auteurs au lycée qui m’a accroché par sa langue. Je commençais à parfaitement parler le français, à l’écrire mais dans la poésie de Baudelaire j’ai trouvé des mots, des musiques, des choses qui m’ont fait aimer encore plus la langue française. »

AT : « Moi je pense à certains de vos personnages qui le citent : Nicobole »

EB : « Il récite du Baudelaire. Pour moi c’est un peu une évidence de charger mes personnages, mes récits, mes histoires de cette dimension mémorielle. C’est un fardeau. »

Leïla Slimani Dans l’émission avec Leïla Slimani, le

présentateur la taquine en lui montrant un extrait de film où l’écrivaine avait joué.

AT : « Vous m’avez dit que c’est important d’être mal à l’aise donc je me suis dit que c’était le moment ou jamais de vous montrer cet extrait. On plaisante mais être comédien c’est aussi incarner un personnage. Est-ce que vous pensez à l’incarnation quand vous écrivez, l’incarnation de la comédienne que vous étiez ? »

LS : « Bien sûr, je pense aux gestes, aux situations, je pense beaucoup en terme de scène quand j’écris. J’imagine comme quelque chose que je pourrais tourner, que je mettrais en scène. »

C’est donc dans le fil de la conversation qu’apparaît l’interview littéraire et l’émission a des allures d’échange entre deux personnes.

Transition

Notre seconde hypothèse liait le journalisme incarné et personnel d’Augustin Trapenard à une forme de subjectivité dans son journalisme.

En nous penchant avec plus d’attention sur l’expression à la première personne, nous avons pu constater que cette expression personnelle ne concernait que peu les œuvres des invités

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et qu’elle n’interférait pas avec un travail journalistique honnête (dans la programmation ou dans l’interview). La fonction première du présentateur reste celle d’interroger l’œuvre de son invité. L’expression d’avis sur les œuvres n’est pas un travail de critique. Elle sert à pointer certaines caractéristiques de l’œuvre des invités et à les introduire dans l’interview avec de la fluidité.

L’utilisation de la première personne permet plutôt d’épouser les spécificités du médium cathodique ; un média de proximité. Elle permet d’agrémenter l’interview et son schéma traditionnel. En limant les contours d’une interview long de quarante minutes environ, elle lui donne des airs de discussion. Ainsi le « je » n’est pas synonyme de l’omniprésence de la subjectivité –au sens traditionnel de l’expression d’un avis ou d’un goût- dans le travail journalistique du présentateur. La subjectivité apparaît plutôt comme une mise en scène de la subjectivité. Celle-ci sert l’émission, qui se veut intime.

L’émission étant mensuelle, elle n’est pas tributaire d’une actualité « chaude ». Elle n’est donc pas basée sur la prescription d’ouvrages parus récemment. Cela entraîne une transformation de l’émission littéraire. En effet, l’angle d’approche de la littérature n’est pas le dernier ouvrage publié mais la personne de l’auteur. La porte d’entrée dans l’œuvre est l’écrivain lui-même.

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III / La fabrique de l’intimité

Dans une interview au Journal du Dimanche, le journaliste demande à Augustin Trapenard si il faut se « mettre à poil pour faire venir les gens dans les librairies », comme lorsque Frédéric Beigbeder présentait une émission littéraire nu. « Peut-être, mais pas comme vous l'entendez. […]

21 centimètres, outre la connotation sexy et rock'n'roll de son titre, renvoie à un chiffre symbolique, 21 g, le poids de l'âme. C'est ce que j'ai envie de toucher dans mon métier », répond le

présentateur. 1

Avec cette référence, le présentateur laisse entendre qu’il désire s’adresser à une âme, donc une personne dans son intériorité, et à ses émotions. S’agit-il de l’âme de l’invité ou du téléspectateur ? Sans doute les deux. Pour y parvenir, les procédés sont liés.

Nous le disions précédemment ; l’émission mensuelle choisit la personne de l’écrivain comme porte d’entrée dans la littérature. Pour accéder à l’âme de ses invités, le présentateur fait mine de se dévoiler, dans une simulation de discussion et d’échange d’homme à homme et non pas uniquement de journaliste à interviewé. Dans cette construction de l’intimité, le journalisme personnel et incarné permet d’obtenir des informations intimes sur l’écrivain et participe de son dévoilement au spectateur. Ce dernier est témoin de cet échange intimiste et des déclarations personnelles des écrivains. L’émission prend le parti de parler de littérature au spectateur par le prisme de l’émotion, en montrant des auteurs qui acceptent de se dévoiler partiellement. Pourtant, cette mise en scène de l’intimité demeure une construction cathodique, comme l’est l’expression de la subjectivité du présentateur.

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