Chapitre 2
Convergence transhistorique du cinéma
documentaire et des médias informatisés
près avoir dressé un panorama de la production du web‐documentaire francophone, il semble intéressant d’interroger sa genèse historique. Cette mise en perspective généalogique vise à préciser les grandes étapes de son histoire socio‐technique. De l’invention du cinématographe en 1895 jusqu’à la massification d’Internet en haut débit au début des années 2000, quelles sont les grandes filiations médiatiques de ce format émergent ? Quel héritage technico‐ sémiotique peut‐on déceler à travers le long mouvement de convergence historique entre cinéma documentaire et médias informatisés ? Dit autrement, de quelle manière les mutations technologiques propres à l’informatique et au genre documentaire influencent‐elles les codes esthétiques du web‐documentaire ? Quels sont les points de continuité et de rupture entre un documentaire interactif et un film documentaire linéaire ?
Pour tenter de répondre à ces questions, l’approche historique adoptée dresse un panorama chronologique des inventions techniques qui ont significativement amélioré les outils d’enregistrement, de manipulation et de diffusion des images documentaires. Sans prétendre dresser un inventaire exhaustif des innovations technologiques qui jalonnent l’histoire complexe du cinéma et de l’informatique, ce chapitre cherche davantage à dépasser une vision dichotomique qui postule une rupture radicale avec l’avènement des technologies numériques. Afin de ne pas souscrire au déterminisme technique qui expliquerait l’évolution des codes esthétiques et narratifs exclusivement par l’apparition ex nihilo de technologies audiovisuelles nouvelles, l’analyse met en exergue la relation dialectique qu’entretiennent les cinéastes avec leurs outils d’enregistrement du réel.
2.1 Panorama historique des innovations socio‐techniques
2.1.1 Filmer le réel : du cinématographe à la téléphonie mobile
L’histoire du cinéma documentaire peut être retracée sous le prisme de la rencontre entre le désir des cinéastes d’explorer le monde et la passion des inventeurs à perfectionner des dispositifs d’enregistrement du réel, comme le raconte magistralement le film de Catherine Goupil, Le Documentaire et ses outils à travers les âges73 (2003). L’histoire des techniques se compose sans discontinuer depuis plus d’un siècle d’une série d’innovations qui vont de l’allégement des caméras argentiques à la miniaturisation des équipements numériques que nous connaissons aujourd’hui. Cette partie propose de questionner la manière dont les besoins de cinéastes rencontrent des innovations technologiques qui — suivant une logique circulaire — favorisent de nouvelles pratiques documentaires.
2.1.1.1 Dispositif de prise de vue et scénarisation du réel
Dès l’invention du cinématographe en 1895, les célèbres films des frères Lumière tels que Entrée du train en gare de La Ciotat (1895) ou Champs‐Élysées (1896) peuvent déjà être considérés comme des démarches documentaires, leur projet étant d’enregistrer des scènes de la vie sociale de leurs contemporains. L’histoire des techniques cinématographiques inscrit le cinématographe dans la continuité d’instruments scientifiques, dans la mesure où il perfectionne les procédés inventés notamment par Marey et Muybridge pour étudier les mouvements des animaux et du corps humain (Toulet, 1988 : 31‐32). Le succès planétaire des films Lumière inspire rapidement d’autres industriels, dont Charles Pathé, qui commande à l’entrepreneur Pierre Continsouza une caméra plus maniable afin d’améliorer les prises de vue en extérieur. Ce dernier crée en 1896, dans son atelier de mécanique de précision, plusieurs brevets sur le mécanisme d’entraînement de film dit « croix de Malte » qui servira de modèle au projecteur
73 Ce film est désormais consultable gratuitement sur le lien suivant : http://www.canal‐ u.tv/video/tcp_universite_de_provence/le_documentariste_et_ses_outils_a_travers_les_ages_penser _le_cinema_documentaire_lecon_1_1_2.6969 (consulté le 05/08/2014).
Pathé 74 . En 1908, les Actualités Pathé vont considérablement favoriser l’amélioration des équipements d’enregistrement du réel en envoyant des opérateurs filmer des images aux quatre coins du globe. Ces films d’actualité prolongent l’essor de la photographie de presse illustrée et documentent, entre autres choses, les événements sociopolitiques de l’Empire colonial français. L’héritage culturel central, issu de cette pratique documentaire, réside sans doute dans le fait d’assimiler à un gage de véracité la présence physique de l’opérateur sur les décors profilmiques 75 . Cette dimension indiciaire des images documentaires76 favorise la distinction entre deux formes d’actualités filmées — authentique et truquée — qui cohabitent pendant la première décennie de l’histoire du cinéma (Toulet, 1988 : 99‐109).
Dans un registre différent, le cinéaste et explorateur américain Robert Flaherty va expérimenter un équipement de prise de vue aménagé spécialement pour le tournage de son célèbre film Nanouk l’Esquimau (1922) qui se déroule dans les conditions météorologiques extrêmes de la baie d’Hudson. Cette caméra en aluminium, mise au point par Carl Akeley, dispose d’un magasin plus facile à charger et de focales interchangeables. Le pied gyroscopique utilisé lors du tournage favorise un découpage de l’action à l’aide de mouvements de caméra qui réexploitent les codes esthétiques jusqu’alors utilisés exclusivement dans le cinéma de fiction. Ce dispositif de prise de vue, novateur pour l’époque, lui permet également de tourner des gros plans de personnages réels enregistrés en train de chasser les phoques ou de construire un igloo sur la banquise. Il ne s’agit plus de faire un film sur mais avec le personnage de Nanouk, comme le soulignent Gilles Delavaud et Pierre Baudry dans leur film Filmer pour voir, Robert Flaherty ou la
74 Pour une synthèse illustrée des innovations techniques concernant les appareils de prise de vue et projecteurs cinématographiques, voir notamment Le Cinématographe, l’invention du siècle (Toulet, 1988 : 83‐87).
75 Le concept de profilmique (Souriau, 1953) désigne tout ce qui s’est trouvé devant l’objectif lors de la prise de vue. Ce niveau de réalité correspond à la « mise en scène » et se distingue des interventions ultérieures du montage, qui constituent la « mise en chaîne ».
76 La prétendue qualité indiciaire des images documentaires comme gage d’authenticité est discutée ultérieurement dans la partie 3.1.1.
mise en scène documentaire77 (1994). En résumé, l’apport essentiel du cinéma de Flaherty résiderait dans la modification de la relation filmeur/filmé. La méthode du cinéaste consiste en effet à remettre en situation dans leur décor réel les actions des protagonistes qu’il ne peut filmer sur le vif. Cette mise en scène documentaire fait appel à l’émotion du spectateur en dramatisant l’action et en dirigeant des acteurs non professionnels.
Dans un tout autre contexte politique, des innovations techniques sont également nées de la collaboration de cinéastes, d’ingénieurs et d’industriels au service d’un cinéma de propagande. Leni Riefenstahl, qui réalise Olympia (1936) sur les jeux olympiques de Berlin, en est un exemple illustre dans l’histoire du cinéma. Les moyens très importants mis à sa disposition par le pouvoir nazi lui permettent d’innover sur les techniques de captation multi‐caméras d’un événement sportif. Le montage d’Olympia exploite des images tournées à l’aide de trois caméras spécifiques : une première portative, une deuxième ralentie, et une troisième sous‐marine. Ce parti pris de réalisation permet de représenter avec lyrisme les performances athlétiques des nageurs allemands lors de l’épreuve de plongeon masculin. L’usage de ralentis et la démultiplication des axes de prises de vue cherchent à sublimer le réel plutôt que de restituer « objectivement » l’événement selon les codes d’une esthétique naturaliste jusqu’alors associée au genre documentaire.
2.1.1.2 Prise de son synchrone et cinéma direct
Les innovations techniques relatives au son seront quant à elles plus tardives à s’imposer, comme l’analysent de nombreuses recherches sur le cinéma direct (Graff, 2014 ; Bouchard, 2012 ; Marsolais, 1974). Dans les années 1950, au sein de l’Office national du film du Canada 78 , l’encombrement et le poids des magnétophones magnétiques portatifs amènent des cinéastes à travailler, en
77 Ce documentaire, qui retrace l’invention de la mise en scène documentaire à travers les films de Flaherty, est désormais consultable en ligne : http://www.canal‐u.tv/video/tcp_universite_ de_provence/l_invention_de_la_mise_en_scene_documentaire_penser_le_cinema_documentaire_leco n1_2_2.6970 (consulté le 05/08/2014).
78 C’est au sein de cette même institution que se développent aujourd’hui des expérimentations innovantes sur les nouvelles écritures documentaires.
étroite collaboration avec des ingénieurs, à la recherche de solutions techniques plus légères pour enregistrer le son direct. Entre 1958 et 1962, l’équipe francophone de l’ONF expérimente, notamment à travers une série d’une quinzaine de courts métrages, une nouvelle démarche documentaire. Le court métrage Les Raquetteurs (Brault et Groulx, 1958), qui raconte le congrès annuel des raquetteurs à Sherbrooke au Québec, est fréquemment cité comme l’un des films emblématiques du cinéma direct. Ce film, tourné à l’épaule avec une Arriflex 35 mm, enregistre le son sur un magnétophone Makhak dont le mouvement est entraîné par un ressort. Il s’agirait de la première tentative de son direct en unité autonome, c’est‐à‐dire libéré d’une alimentation 110 volts. Suivant cette volonté de s’affranchir des contingences matérielles, le cinéaste et opérateur Michel Brault revendique le rejet du téléobjectif, privilégiant l’usage de focales courtes afin de filmer l’imprévu au plus près de l’action.
Michel Brault collabore par la suite avec le célèbre inventeur français de la caméra Aaton, Jean‐Pierre Beauviala, qui expérimente à Grenoble le marquage du temps grâce à un code horaire et l’asservissement sur quartz des magnétophones Nagra, afin de pouvoir supprimer le câble reliant caméra et magnétophone et éliminer le clap qui permettait jusqu’alors la synchronisation des supports d’enregistrement. Le design de sa caméra Super 16, légère et silencieuse, est illustre pour avoir été la première à proposer une ergonomie de l’outil qui épouse le corps de l’opérateur, selon la fameuse métaphore du « chat sur l’épaule »79. Mais, au‐delà d’une série importante de brevets techniques, l’apport des ingénieurs et du groupe de cinéastes francophones de l’ONF est de mettre en avant une nouvelle posture morale qui consiste à saisir les événements de l’intérieur afin de dépasser les apparences du phénomène observé. Ainsi, comme le synthétise Vincent Bouchard, « l’invention d’un nouveau matériel cinématographique n’a pas précédé l’apparition de nouvelles pratiques, mais les deux formes d’innovations sont
79 L’ingénieur français n’a depuis les années 1960 pas cessé de collaborer avec les professionnels de l’image afin de réfléchir à améliorer le design des outils de prise de vue. Celui‐ci invente notamment, dès les années 1970, la paluche, caméra vidéo miniature de la taille d’un micro ; la caméra 16 mm A‐Minima, créée en 1999 pour relancer le tournage documentaire sur pellicule ; et perfectionne dans les années 2000 le Cantar, enregistreur multipistes sur disque dur. Sur le récit du parcours de cet inventeur et ses collaborations avec les cinéastes, voir notamment le documentaire
concomitantes » (2012 : 150). « À cette époque, on s’interroge au sein de l’ONF sur la notion de vérité documentaire. On ne veut plus faire des films anonymes et froids, où la vérité s’identifie à la seule vérité du régime, où l’objectivité est synonyme d’accord avec l’ordre établi » (Marsolais, 1974 : 89‐92). Ce cinéma revendique notamment le refus de commentaire de type omnipotent et omniscient et rejoint les préceptes du fameux « cinéma vérité » de Jean Rouch (Les Maîtres fous, 1953) qui se reconnaît dans une démarche cinéma qui cherche à capter « la vie telle qu’elle est »80. L’opportunité du son synchrone s’inscrit par conséquent dans un projet déontologique plus vaste qui vise à réaliser un cinéma anthropologique privilégiant la qualité de la relation filmeur/filmé. Pour la suite du monde81 (Brault et Perrault, 1963) — qui restitue la parole des habitants de l’île aux Coudres à travers le rythme de la nature et de la pêche aux marsouins — illustre de manière exemplaire cette approche documentaire. Le dispositif de tournage et l’absence de voix off additionnelle interrogent les symboles d’un mode de vie, d’une langue et d’une culture en voie de disparition. Les coups d’œil à la caméra ainsi que les interpellations sonores des protagonistes — traces de la relation filmeur/filmé — sont conservés au montage pour affirmer l’appartenance des cinéastes et de leur sujet à la même identité québécoise alors en pleine construction politique. En résumé, les innovations du son synchrone favorisent l’émergence d’un cinéma relationnel, c’est‐à‐dire un cinéma en prise directe avec les gens ordinaires qui se donne pour projet de démythifier la société canadienne des années 1960.
2.1.1.3 Support vidéo et démarches documentaires
À la fin des années 1960, les États‐Unis exportent une révolution technique issue de leurs plateaux de télévision : la vidéo légère. Pendant près de trente ans, différents standards audiovisuels analogiques (U‐Matic, Betacam, S‐VHS, Hi 8, etc.) se succèdent afin d’améliorer les performances techniques (largeur de la bande
80 Michel Brault collaborera à plusieurs reprises avec Jean Rouch, notamment dans Chronique d’un été (Rouch et Morin, 1961).
81 Ce long métrage documentaire serait le premier film canadien sélectionné en sélection officielle au festival de Cannes. Source : Le Cinéma direct (1960‐1980), un cinéma en liberté, catalogue du « Mois du film documentaire », BPI, Centre Pompidou, 2008, p.22.
passante, nombre de pistes audio) de ces images électroniques. Le passage de la pellicule argentique à la bande électromagnétique aura plusieurs incidences majeures : il permet de faciliter l’enregistrement de l’image et du son synchrone sur un même support, de visionner ses rushes sans passage par l’étape du laboratoire et surtout de baisser fortement les coûts de production. Des cinéastes comme Carole Roussopoulos82, qui souhaite enregistrer la mémoire de luttes sociales et féministes sur de longues durées, sans scénario préétabli, s’emparent tout naturellement de cette innovation au cours des années 1970.
Au cours de la décennie 1990, l’avènement du montage virtuel accélère la baisse drastique des coûts de post‐production et permet à des producteurs de gérer eux‐ mêmes toute la filière de production83. La numérisation du signal vidéo et la miniaturisation des caméras avec l’apparition du standard grand public DV (« Digital Video ») favorisent des dispositifs de tournage toujours plus légers et moins onéreux. Cette massification des outils — outre le développement des images amateur qu’elle permet — bouleverse les modes de production de documentaires pour la télévision, voire même pour le cinéma avec les procédés de gonflage 35 mm. Ces pratiques conduisent à l’émergence d’une nouvelle « famille » de films regroupés sous le terme générique de « caméra‐stylo84 » pour désigner une esthétique de tournage affranchie d’une équipe technique. Dans cette mouvance, de nombreux documentaires sortent en salle, comme par exemple Récréations de Claire Simon (1993), Demain et encore demain de Dominique Cabrera (1998) ou Les Glaneurs et la Glaneuse d’Agnès Varda (2000). Ces cinéastes ont pour point commun d’utiliser les potentialités de petites caméras « semi‐
82 Cette cinéaste réalise près d’une centaine de films militants exclusivement en vidéo des années 1970 à 2009, source : association Carole Roussopoulos, pionnière de la vidéo féministe, http://carole‐roussopoulos.fr/ (consulté le 09/08/2014).
83 Des stations de montage virtuel broadcast telles que Lightworks, Media100 ou Avid coûtent environ 150 000 euros au milieu des années 1990 alors qu’au début des années 2000, les coûts vont être divisés par dix avec des logiciels tels que Avid Xpress DV et Final Cut Pro, qui proposent des solutions de montage sur des stations grand public pour moins de 15 000 euros.
84 La notion de « caméra‐stylo » aurait pour auteur Alexandre Astruc, qui utilise cette métaphore dans l’article « Naissance d’une nouvelle avant‐garde », paru dans le magazine L’Écran français le 30 mars 1948 pour défendre l’idée d’un cinéma d’auteur affranchi de ses origines théâtrales et littéraires (wikipedia.org, http://fr.wikipedia.org/wiki/Cam%C3%A9ra‐stylo, consulté le 09/08/2014). Cette expression désigne ici davantage la légèreté technique du dispositif technique au service d’un cinéma autobiographique et intimiste.
professionnelles » pour tourner des films intimistes, autobiographiques ou qui entretiennent une grande proximité entre le filmeur et le filmé.
2.1.1.4 Téléphonie mobile et relation filmeur/filmé
Le long mouvement de massification des outils de prise de vue vidéo s’élargit dans les années 2000 aux [N]TIC qui proposent des fonctionnalités vidéo associées à des usages de communication interpersonnelle (webcam, appareil photo numérique puis téléphonie mobile). Aujourd’hui, le téléphone mobile est l’artefact emblématique de ces évolutions technologiques dans la mesure où il s’est imposé aux quatre coins du globe comme la technologie d’expression et de communication la plus répandue en associant mobilité, miniaturisation, connectivité et usages multiples. Un nouveau type de pratique « cinématographique » voit ainsi le jour, comme l’atteste la création dès 2005 du festival « Film Pocket85 » qui programme exclusivement des films réalisés à l’aide de téléphones mobiles86. Cet outil, connecté au réseau, offre une étendue de fonctionnalités qui rencontre l’espace du cinéma à travers des films conçus pour ou à travers le portable, comme l’analyse notamment Roger Odin. Pour ce chercheur, les transformations induites par le téléphone créent potentiellement deux formes nouvelles de cinéma, selon qu’il se place comme artefact de production ou de réception. Une première démarche qu’il qualifie de « p cinéma » [conduirait] à la mise en œuvre d’un processus d’adaptabilité (plus ou moins) inventive par le réalisateur comme par le spectateur, l’autre, le « cinéma p », [favoriserait] une authentique création artistique » (Odin, 2014 : 52). À titre d’exemple, à la frontière avec le champ de l’art contemporain, l’artiste Mohamed Bourrouissa interroge la pratique documentaire en utilisant ce nouveau mode de prise de vue dans son court
85 Le palmarès du festival « Film pocket » organisé au forum des images à Paris de 2005 à 2010 est consultable à l’adresse suivante : http://www.festivalpocketfilms.fr/spip.php?rubrique4 (consulté le 05/08/2014).
86 Pour une analyse plus approfondie des dynamiques de créations induites par et à travers le téléphone portable, voir notamment l’ouvrage Téléphone mobile et création dirigé par Laurence Allard, Laurent Creton et Roger Odin (2014).
métrage Temps mort (2009)87. Ce film scénarise la routine quotidienne du cinéaste et d’un détenu d’une prison française, à l’aide exclusivement de messages vidéo envoyés clandestinement via le réseau de téléphonie mobile. Ce procédé technique, balbutiant à l’époque, permet de tisser un récit inédit entre l’artiste et le détenu à travers la figure rhétorique d’un montage alterné. La diégèse88 du film élabore ainsi un dialogue entre le cinéaste et le prisonnier qui relate leur rapport au temps et à l’espace carcéral — vécu simultanément dans et hors de la prison. En mélangeant des images subjectives tournées par les deux protagonistes, cette démarche documentaire reformule le couple fondateur filmeur/filmé par un champ‐contrechamp filmeur/filmeur.
2.1.2 L’avènement de l’utilisateur : des médias informatisés à Internet
Cette partie interroge l’invention parallèle puis le rapprochement progressif des technologies de calcul avec les technologies médiatiques. L’enjeu n’est pas de relater de manière exhaustive la multitude des innovations techniques qui jalonnent l’histoire longue et complexe de l’informatique et des médias, mais vise plus modestement à préciser de quelle manière l’invention des médias de masse et le traitement des données informatisées se sont construits sur des technologies complémentaires89.
87 Mon parcours professionnel de monteur de film documentaire m’a permis d’intervenir dans cette production en qualité d’intervenant professionnel au Studio national des arts contemporains du Fresnoy.
88 André Gardies définit la diégèse comme « le monde fictionnel fonctionnant éventuellement à l’image du monde réel. Il désigne donc un monde, un univers spatio‐temporel, cohérent, peuplé d’objets et d’individus et possédant ses propres lois (semblables éventuellement à celles du monde de l’expérience vécue). Ce monde est pour partie donné et représenté par le film, mais aussi construit par l’activité mentale et imaginaire du spectateur » (1993 : 137).
89 De nombreuses recherches historiographiques ont été menées sur les innovations et la convergence des technologies médiatiques et informatiques. Pour approfondir cette question, se reporter notamment aux recherches de l’espagnol Arnau Gifreu Castells (2012) dont une synthèse illustrée en anglais est disponible sur le site Open Documentary Lab du MIT : http://opendoclab.mit.edu/research‐forum‐moments‐of‐convergence‐and‐innovation‐between‐ documentary‐film‐and‐interactive‐media‐part‐1 (consulté le 09/08/2014). Une chronologie interactive de l’histoire des terminaux et des services numériques depuis 1979, réalisée par l’INA