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2.3 Travaux en cours et perspectives

3.2.2 Convection naturelle

J’ai étudié le problème de la convection thermique dans une sphère avec des conditions

li-mites permettant la fusion ou la cristallisation à l’ICB en utilisant une combinaison d’approches

théoriques (analyses de stabilité linéaire, modèles de convection développée) et numériques.

Au vu de la forte viscosité de la graine, l’inertie peut être négligée et le problème ne dépend

que de deux nombres sans-dimension, un nombre de Rayleigh Ra et le nombreP caractérisant

les conditions limites à l’ICB.

Nos résultats montrent que les conditions limites peuvent avoir un effet spectaculaire sur

le mode de convection. La figure 3.2 montre le nombre de Rayleigh critique en fonction de

P, pour des perturbations de degrés harmoniques l = 1, 2, 3, et 4, ainsi que la forme (lignes

de courant) du premier mode instable pour trois valeurs de P. Suivant la valeur de P, deux

régimes très différents sont possibles :

1. LorsqueP  1, les conditions limites approchent les conditions imperméables usuelles et la

convection prend une forme similaire à ce qui est observé classiquement pour la convection

forcée par chauffage interne. Le premier mode instable consiste en une cellule convective de

degré 1 tel qu’obtenu par Chandrasekhar [1961] ; à plus haut Ra, des calculs numériques

montrent que la convection devient instationnaire puis chaotique (figure 3.3 à P = 10

3

).

Nous avons étudié ce régime à l’aide de simulations numériques, et développé des lois

d’échelles prédisant la vitesse caractéristique de convection, la largeur des cellules de

convec-tion, et le taux de fusion associé à la déformation de l’ICB par la convection [Deguen et al.,

2013].

2. Lorsque P  1, la fusion/cristallisation à l’ICB est aisée et l’initiation de la convection

s’en trouve facilitée (la valeur du nombre de Rayleigh critique diminue lorsqueP diminue).

A B C

10

1

10

2

10

3

10

4

10

5

10

−2

10

−1

10

0

10

1

10

2

10

3

10

4

10

5

A

B C

P

R

a

Stable

Tra

nsla

tio

n

Unstable

l= 1 l = 2 l = 3 l = 4 Figure 3.2

Courbes de stabilité marginale pour l’initiation de la convection thermique dans une sphère ayant des conditions limites à sa surface telles que décrites dans la partie 3.1. Les courbes donnent le nombre

de Rayleigh critique Rac (la valeur du nombre de Rayleigh au dessus duquel une perturbation donnée

grandit) en fonction du nombreP, pour des perturbations de degrés harmoniques l = 1, 2, 3, et 4. On

montre aussi sur cette figure la forme (lignes de courant) du premier mode instable pour trois valeurs

deP : P = 0.1 (sous figure A), P = 17 (sous figure B), et P = 104 (sous figureC). D’après Deguen

et al. [2013].

La possibilité d’un changement de phase diminue la valeur du nombre de Rayleigh

cri-tique quelque soit le degré harmonique de la perturbation, mais l’effet est particulièrement

important pour les perturbations de degré 1.

L’effet d’une diminution de P est particulièrement drastique pour l’initiation du mode de

convection de degré 1, pour lequel on peut montrer que le nombre de Rayleigh critique

chute lorsque l’on diminue P. Le premier mode instable prend la forme d’une translation,

avec cristallisation sur un hémisphère et fusion sur l’autre. Dans cette limite, l’analyse

de stabilité montre que le nombre sans dimension pertinent est le rapport Ra/P, qui est

indépendant de la viscosité, un résultat cohérent avec le fait que le premier mode instable

est une translation sans déformation. Ce mode reste dominant dans des conditions de plus

haut Rayleigh (figure 3.3 à P = 1). Nous avons développé un modèle analytique prédisant

la vitesse de translation et le taux de fusion associé en fonction du nombre de Rayleigh et de

P, et retrouvé numériquement les prédictions théoriques [Alboussière et al., 2010; Deguen

et al., 2013].

Nous avons étudié en détail la transition entre le mode de translation et la convection par

pa-naches, qui a lieu de manière assez abrupte lorsqueP dépasse une valeur de l’ordre de 30. Cette

transition est due au caractère barocline du champ de température dans le régime de

trans-lation (figure 3.3 àP = 1) : les isothermes n’étant pas parallèles aux surfaces isopotentielles,

la distribution de température générée par la translation induit un écoulement secondaire.

Cet écoulement modifie le champ de température et diminue l’amplitude de sa composante de

degré 1, ce qui diminue la flottabilité disponible pour maintenir la translation. On montre que

P Θ ω Rate of phase change, ur(ric)

P

=1

−3000 −2000 −1000 0 1000 2000 3000

P

=3

0

−800 −600 −400 −200 0 200 400 600 800

P

=1

0

2 −300 −200 −100 0 100 200 300

P

=1

0

3 −40 −30 −20 −100 10 20 30 40 Figure 3.3

Résultats de simulations numériques de convection dans la graine à Ra= 107 et P = 1, 30, 102, et

103. Sont représentés les champs de température potentielle Θ et de vorticité ω dans une section de la graine (deux premières colonnes), et des cartes du taux de changement de phase à l’ICB (troisième colonne). D’après Deguen et al. [2013].

le rapport entre la vitesse de cet écoulement et la vitesse de translation est proportionnel à

P, sans dépendance en Ra [Deguen et al., 2013, 2018], ce qui explique pourquoi la transition

entre les deux régimes est fixée par la seule valeur de P.

La valeur de P à laquelle on observe la transition de régime est de l’ordre de 30. En

estimant le temps caractéristique de changement de phase τ

φ

à un millier d’année [Alboussière

et al., 2010; Buffett & Matsui, 2015], cette valeur correspond à une viscosité de l’ordre de10

18

Pa.s. La graine peut donc translater si sa viscosité est supérieure à ∼ 10

18

Pa.s. La gamme

d’estimations publiées de la viscosité s’étendant de 10

11

Pa.s à 10

22

Pa.s, il est difficile de

conclure. On peut cependant noter que les estimations les plus récentes [Reaman et al., 2011,

2012] favorisent une viscosité haute, de l’ordre de 10

21

Pa.s à 10

22

Pa.s, ce qui permettrait

l’existence du régime de translation.

Convection double-diffusive

Comme discuté dans la partie 3.2.1, les valeurs hautes de conductivité thermiques

ob-tenues depuis 2012 impliquent que le profil de température dans la graine est sans doute

sous-adiabatique, et donc stable vis-à-vis de la convection. En revanche, il semble possible que

le profil de composition dans la graine soit déstabilisant [Gubbins et al., 2013; Labrosse, 2014].

Il est connu que dans ces conditions le fort contraste de diffusivité entre les champs de

tempéra-ture et de composition peut permettre le développement de mouvements de convection même

si l’effet (stabilisant) de la température sur la densité semble plus fort que l’effet (déstabilisant)

de la composition. Ce type de convection, dite double-diffusive, a été identifié initialement dans

le contexte de la dynamique de l’océan [Stommel et al., 1956; Stern, 1960], puis étudié dans

des contextes assez variés [e.g. Huppert & Turner, 1981]. Nos travaux montrent qu’un régime

de translation double-diffusive est possible lorsqueP . 30 et que l’opposé du nombre de

Ray-leigh thermique, −Ra, est inférieur à environ 6 × 10

3

, dès lors que le profil de composition

est déstabilisant [Deguen et al., 2018]. Contrairement au cas de la translation d’origine

pure-ment thermique, ce régime de translation double-diffusive n’est dominant qu’à des nombres de

Rayleigh modérés. En pratique, cela revient à dire que le régime de translation ne peut être

dominant que si la viscosité de la graine est suffisamment élevée. Cette valeur limite dépend

fortement de la taille de la graine : elle est d’environ3× 10

21

Pa.s pour la taille actuelle de la

graine, et par exemple de 10

17

Pa.s lorsque la graine ne faisait que 200 km de rayon.

Implications pour la structure de la graine et du noyau externe

La translation de la graine pourrait expliquer plusieurs observations assez énigmatiques :

1. L’asymétrie hémisphérique de la graine – Un régime de translation de la graine

avec une direction de translation d’Est en Ouest est clairement un candidat intéressant

pour expliquer l’asymétrie hémisphérique de la graine. En pratique cependant, le

méca-nisme qui produirait les variations de vitesse et d’atténuation sismique reste à élucider.

Plusieurs propositions ont été faites (croissance des cristaux de fer [Monnereau et al.,

2010] ou évolution de la texture acquise lors de solidification [Bergman et al., 2010,

2014; Al-Khatatbeh et al., 2013] au cours de la translation), mais ces propositions sont

pour l’instant restées essentiellement qualitatives. La situation est la même pour l’autre

famille de modèles, qui propose que l’asymétrie hémisphérique soit le signe d’une

crois-sance hétérogène de la graine, qui serait due à l’effet sur la convection dans le noyau

externe des variations spatiales du flux de chaleur à la frontière noyau-manteau [Sumita

& Olson, 1999; Aubert et al., 2008; Sreenivasan & Gubbins, 2011]. Un avantage du

mo-dèle de translation est qu’il produirait des variations abruptes des propriétés sismiques

entre les deux hémisphères, ce qui semble plus cohérent avec les observations sismiques

que les variations plus graduelles que l’on attendrait du modèle de croissance hétérogène

[Geballe et al., 2013].

2. La couche F – Un des attraits du modèle de translation est qu’il permet de proposer

un mécanisme de formation de la couche F observée à la base du noyau externe [Souriau

& Poupinet, 1991; Song & Helmberger, 1992; Yu et al., 2005; Zou et al., 2008; Cormier,

2009; Cormier et al., 2011]. La présence de cette couche est difficile à réconcilier avec le

modèle “classique” de convection dans le noyau externe, dans lequel la cristallisation de

la graine s’accompagne d’un flux d’éléments légers à la base du noyau. Dans ce modèle,

on attend donc la formation d’une couche compositionnelle instable (plus d’éléments

légers en profondeur) et très fine en raison de la faible viscosité du noyau. Ce que semble

montrer la sismologie est au contraire la présence d’une couche appauvrie en éléments

légers et très épaisse (∼ 200 km), ce qui est en désaccord total avec la vision classique de

la convection dans le noyau. Le modèle que nous proposons repose sur l’idée que la graine

puisse fondre localement, comme l’ont montré nos modèles de convection dans la graine.

Le produit de cette fusion est du fer presque pur, dense, qui s’étend à la surface de la

graine par écoulement gravitaire. Dans les zones où la graine cristallise, des panaches

de liquide riche en éléments légers entraînent partiellement cette couche et permettent

un mélange radial pouvant donner lieu à une variation continue de composition entre

l’ICB et le noyau externe. Nous avons testé ce modèle dans une série d’expériences qui

ont montré qu’il était possible de maintenir dynamiquement une couche stratifiée si le

taux de fusion est comparable au taux de solidification moyen [Alboussière et al., 2010].

Le modèle de translation convective que nous avons proposé s’accompagne de taux de

fusion suffisamment forts pour permettre la formation d’une telle couche [Alboussière

et al., 2010; Deguen et al., 2013].

3. L’existence d’un gyre asymétrique dans le noyau externe – La translation de la

graine impose des conditions limites fortement hétérogène pour la convection du noyau

et la géodynamo : le flux de flottabilité à l’ICB est négatif dans l’hémisphère qui fond

(formation de liquide appauvri en éléments légers), et positif au niveau de l’hémisphère

qui cristallise. Ce forçage asymétrique pourrait avoir des conséquences observables pour

le champ magnétique terrestre et l’écoulement dans le noyau. En utilisant des modèles

numériques de la géodynamo, nous avons étudié l’effet d’un tel forçage sur la dynamo

[Olson & Deguen, 2012; Deguen et al., 2014b], et montré que l’écoulement résultant

pouvait être qualitativement similaire au gyre asymétrique observé dans le noyau par

Gillet et al. [2009]. Plus récemment, Aubert et al. [2013] et Aubert [2013] ont montré à

l’aide de simulations numériques de la géodynamo qu’un flux de flottabilité asymétrique

à l’ICB tel que prédit par le modèle de translation permet de mieux rendre compte de

la structure du champ magnétique terrestre. Les modèles fonctionnent le mieux pour

une vitesse de translation similaire à la vitesse de croissance moyenne de la graine.

Cette vitesse de translation est cohérente avec les prédictions dans le cas d’un régime

de translation double-diffusive [Deguen et al., 2018], mais faible comparée à ce que l’on

prédit dans le cas d’une translation purement thermique [Alboussière et al., 2010; Deguen

et al., 2013].

Le modèle de translation de la graine n’a cependant pas que des atouts :

1. Un modèle de translation Est-Ouest cohérent avec l’asymétrie hémisphérique ne permet

pas facilement d’expliquer l’anisotropie sismique nord-sud de la graine.

2. Un second point, et peut être le plus important, est que le régime de translation ne

peut exister que dans un domaine assez restreint de l’espace des paramètres : (i) Il

faut nécessairement que le géotherme ou le profil de concentration dans la graine soit

déstabilisant pour permettre l’initiation de la convection. C’est plausible mais incertain

(partie 3.2.1). (ii) La viscosité de la graine doit être suffisamment forte (supérieure à10

18

Pa.s dans le cas d’une translation thermique, et 10

21

Pa. dans le cas d’une translation

double-diffusive). Là encore, il est possible que cette condition soit vérifiée, mais cela reste

très incertain au vu de la gamme de valeurs de viscosité proposées dans la littérature.

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