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Le foisonnement et la diversité-mêmes des archives de l’Inspection du travail, s’ils me confortaient dans mon projet de recherche sur la population ouvrière de Zodiac, me laissaient

perplexe quant à l’orientation sur la seule santé. Ne serait-ce pas une approche trop réductrice,

voir pauvre ? N’y avait-il pas le risque de perdre tout une partie de la richesse du matériau à disposition, que ce soit les archives écrites, ou celle des entretiens enregistrés qui ouvraient sur des perspectives bien plus larges ?

Cependant, pour ne pas s’orienter vers une monographie à volonté exhaustive, ne

convenait-il pas de déterminer une entrée, un « angle de vue », à partir duquel étudier la vie sociale de cette communauté nombreuse des ouvrières, des « filles de Zodiac ».

Ces réflexions ont rencontré un article de Pierre-André ROSENTAL et Catherine OMNES où ils soulignent la fécondité d’une approche de l’histoire du travail et des entreprises par la santé : « On peut voir dans la santé au travail l’un des objets qui permettent la

recomposition d’une histoire sociale à la fois attentive, comme autrefois, au sort des hommes

et à leur soubassement économique, mais aussi à son interaction avec les dynamiques institutionnelles et avec la construction et la diffusion des savoirs. »7. L’article montre la richesse potentielle de cette voie et donne des pistes.

La « Santé au travail » comme révélateur

La première : « rapporter la santé ouvrière aux conditions de travail, et ces dernières aux rapports de force socioéconomiques dont elles sont le produit »8, voie pour laquelle les

archives de l’Inspection du travail fournissent, à elles seules, des indications utiles et

détaillées, tout ceci à travailler en corrélation avec les récits des ouvrières enregistrées qui ne

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ROSENTAL, Paul-André et OMNÈS, Catherine, « L'histoire des maladies professionnelles, au fondement des politiques de « santé au travail » », Revue d'histoire moderne et contemporaine, 2009/1 n° 56-1, p. 5.

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sont avares ni d’explications, ni de descriptions (on pourrait même dire de démonstrations), ni

de commentaires. Ces deux archives sont suffisamment précises pour que l’on puisse se faire une claire idée des conditions de travail et de leur pénibilité dans la période envisagée.

Au delà des conditions de travail, la santé est aussi un chemin menant à l’étude des

relations entre le travail et le hors-travail, la vie personnelle des femmes, l’une et l’autre

s’imbriquant.

Une autre voie s’ouvre que porte largement le fonds de l’Inspection du travail : celle

des « ajustements entre médecine et droit, implication de l’État et des experts, conflits entre partenaires sociaux autour des enjeux financiers, articulation entre gestion des entreprises, protection sociale et politique sanitaire ». Il est possible alors de suivre les rapports de force entre ces figures fondamentales de la politique de santé que sont le médecin du travail,

l’inspecteur du travail, les représentants du personnel, la direction, rapports de force

coopératifs ou conflictuels, faits de recommandations, de rappel à la loi, de menaces, ou de laisser-aller, de réponses dilatoires ou de mesures énergiques.

L’entrée par la santé au travail est aussi une façon de « réinvestir le chantier des

inégalités sociales »9 et singulièrement de poser la « la question du genre, c'est-à-dire de la différence des sexes socialement construite », selon l’expression de Michèle PERROT10. Les

types d’atteintes à la santé, la prise en compte de l’effort physique, l’investissement dans du

matériel efficace, la mise en place de la prévention, tout cela diffère entre les ateliers des hommes (menuiserie, mécanique) et ceux des femmes (montage). Les archives de l’Inspection du travail en témoignent et la chronologie des prises en compte de la santé des uns et des autres souligne des inégalités fortement sexuées. Autre élément : les réflexions, les façons de

9

ROSENTAL, Paul-André et OMNÈS, Catherine, « L'histoire des maladies professionnelles, au fondement des politiques de « santé au travail » », Revue d'histoire moderne et contemporaine, 2009/1 n° 56-1, p. 5

10

MARUANI Margaret et ROGERAT Chantal, « L'histoire de Michelle Perrot », Travail, genre et sociétés, 2002/2 N° 8, p. 15

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dire et de penser, les comportements des uns envers les autres ouvriront l’étude à la

compréhension de « l’imbrication entre corps, travail, genre et sociétés »11.

Enfin, la santé, les inquiétudes face aux produits employés, les maladies, les accidents du travail sont une composante importante du discours des femmes interrogées lors des enquêtes orales. Les mêmes soucis, les mêmes mots, mais aussi les mêmes souffrances, les mêmes marques indélébiles de la rudesse du travail. Ces atteintes à la santé, ce sentiment « d’y avoir laissé la santé » ne sont-ce pas là, à côté d’autres, des éléments d’une identité des « filles de Zodiac » ?

Ainsi se dessine une carte des pratiques, valeurs, pouvoirs et rapports de pouvoirs à

l’échelle de l’usine Zodiac de Rochefort, focale étroite certes, mais permettant de saisir au plus

près la vie des hommes et des femmes au travail.

La période envisagée

Quant à la période chronologique envisagée, elle débutera dans les années soixante et ce pour trois raisons :

- Les archives de l’Inspection du travail ne remontent pas plus loin dans le temps ; - Il en est de même pour les entretiens : les plus anciennes enquêtées ont débuté chez

Zodiac en 1961;

- Cette période correspond aussi à la spécialisation de Zodiac dans les bateaux

pneumatiques, à sa grande expansion, à l’agrandissement des locaux et au début d’une

période de forte embauche.

Pour l’instant, c’est la période 1962-1986 qui retiendra notre attention : c’est en effet la

plus riche en documents directement accessibles. Cette période est aussi à elle seule tout un

pan de l’histoire de Zodiac :

11

ANGELOFF, Tania et LABOURIE-RACAPE, Annie, « Le travail du corps », Travail, genre et sociétés, 2004/2 N° 12, p.30

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- elle s’ouvre sur la forte croissance, l’embauche d’une main d’œuvre jeune, la tradition

d’un travail encore fortement manuel, l’usage massif et sans précaution de produits

nocifs (colles et solvants), des conditions d’hygiène et sécurité déplorables, souci

principal des visites de l’Inspecteur du travail, un paysage syndical dominé par la

CGT;

- elle voit l’introduction d’un nouveau mode de production, de nouveaux matériaux, de nouvelles techniques, une nouvelle organisation du travail, en même temps que certaines femmes prennent de plus en plus de responsabilités dans la représentation de leurs collègues;

- elle se clôt sur une vague de licenciements massifs qui perturbe l’entreprise et une main

d’œuvre qui sera désormais régulièrement amputée, en même temps que les forces syndicales s’amenuiseront.