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Les choix successifs que les étudiants font au fi l de leurs parcours scolaires et professionnels les amènent à cumuler les expériences, qu’ils mettent activement en scène dans leurs CVs. Selon une logique de métier, l’acquisition de savoirs doit permettre d’être un bon professionnel. D’autre part, selon une logique d’em- ploi, le discours et la visibilité des compétences sont

41. Parce qu’ils sont sur des trajectoires d’excellence, ces derniers sont moins encouragés à se projeter dans l’insertion professionnelle.

mis en avant comme autant de signaux pour les re- cruteurs. Il ne s’agit pas ici de deux perspectives dif- férentes, mais bien de l’intrication de deux enjeux qui sont vus comme indissociables, comme en témoigne Rabah :

« Vous faites quoi ?

Assistant gérant de portefeuille. Mais avec une stra- tégie très audit, où la partie analyse des comptes, bilan, tout ça, est vraiment importante. C’est au moins la moitié du temps, donc c’est bien, c’est forma- teur, mais moi j’ai besoin d’un contact un peu avec le client. Un peu plus commercial, avec une portée plus commerciale. Donc je suis heureux, c’est un poste qui est formateur et sur un CV, dans le domaine de la gestion d’actifs, c’est intéressant. Ça sera toujours bien sur le CV, mais quand je serai sur le marché du travail, dans un an, je chercherai quelque chose de plus commercial. » (Entretien n°34, Rabah, français,

parents nés au Maghreb, ex-Gport)

L’acquisition de compétences complémentaires est particulièrement prégnante dans le discours des étu- diants ayant déjà fait un Master et qui justifi ent sou- vent ainsi la nécessité d’en faire un second, pour soit davantage se spécialiser, soit acquérir des savoirs complémentaires.

« J’ai essayé de voir ce qui me permettait d’avoir un pied dans le domaine juridique et fi scal donc je vou- lais faire de la fi scalité ou du droit des personnes privées, et je ne voulais pas du tout être avocate, parce que j’avais fait l’expérience et je trouvais que c’était pas du tout fait pour moi. En société, après, il y a des cabinets indépendants, mais je ne peux pas y rentrer comme ça, et en fait, j’ai eu … pendant mon année à l’ESSEC, un cours de wealth management, mon pro- fesseur était conseiller en gestion de fortune chez R**, il m’a dit "pour faire ce que j’ai fait, il faut être soit notaire, soit avoir un Master de gestion de patri- moine". (Entretien n°9, Aurore, Française, Gpat)

Or la majorité des discours articule d’abord les choix de parcours avec l’idée d’avoir un « bon » CV. Il ne s’agit pas tant de construire des compétences que de les mettre en valeur vis-à-vis d’un recruteur potentiel. Ces étudiants ont poussé à bout la logique de la « cité par projet » (Boltanski et Eve Chiapello, 1999). Ainsi, « le développement de soi-même et de son employabilité (...) est le projet personnel à long terme qui sous-tend tous les autres » (p.168). Mais leur ad- hésion est avant tout formelle, tant ce qui compte est davantage la mise en valeur de ces compétences que leur potentielle réalité. Leur défi nition du bon CV se fonde sur différents éléments qui, selon nos enquêtés, correspondent aux attentes des recruteurs.

En premier lieu, un « beau CV » doit mettre en avant un diplôme renommé. Ayant parfaitement intégré la prégnance du diplôme sur le marché de l’emploi fran- çais, les étudiants sont particulièrement sensibles à la réputation du diplôme choisi. Matthias le souligne dans le choix de son premier M2 :

« C’était le diplôme phare de l’école, le plus gratifi ant, et c’est quelque chose d’assez poussé en fi nance et qui m’intéressait, donc c’était quelque chose d’important sur le CV… » (Entretien n°1, Matthias, Français, né

dans les DOM, Gpat)

Comme on l’a vu (partie 2), la question du diplôme et de son choix est récurrente, autour notamment de la concurrence des diplômes des grandes écoles. Les stratégies de certains enquêtés visent alors à labelli- ser un parcours en passant par un M2 dans une grande école (à ce niveau la sélection est moins rude que le concours d’entrée à l’école).

Par ailleurs, se fondant sur des outils de repérage imprécis des attentes des recruteurs, les enquêtés

identifi ent également le passage par de grandes entreprises du secteur ou l’affi chage de certains titres de fonction (de manière parfois déconnectée de la réalité de leur mission), comme d’autres signaux à mettre en valeur. Jérémie s’est vu attribuer un poste fondé sur ses compétences antérieures en informa- tique (alors qu’il suit une formation bancaire), mais se félicite de pouvoir inscrire le nom de la plus grande banque française sur son CV.

« Et cette année, je suis en alternance à la B** où je fais du support trading sur le P&L. Je suis support sur un logiciel où les traders rentrent leurs estimations, je suis le support un peu technique, malheureusement ça n’a pas grand-chose à voir avec la fi nance, d’ail- leurs, dans notre équipe, personne n’a de Master 2 Finance, c’est un peu dommage, mais bon. C’était bien beau, il y avait la jolie lumière à la B** et quand on n’a aucune expérience nulle part, en termes de fi - nances, du coup, tant pis. C’est pas extraordinaire, mais bon, sur le CV, ça a quand même une bonne petite valeur, d’avoir intégré un grand groupe comme ça. » (Entretien n°25, Jérémie, français, Gport)

Enfi n, un beau CV doit être « cohérent » : l’enjeu permanent est de gommer les aspérités du parcours, tout ce qui pourrait jouer comme un signal négatif pour les recruteurs. La notion d’« employabilité » fait référence à un potentiel apprécié de manière décon- textualisée et dissociée de l’adaptabilité observée en situation de travail (Bureau, Marchal, 2005). C’est bien cette évaluation à laquelle se préparent les étu- diants rencontrés, tout en étant parfaitement conscients que leur parcours comprend de nombreux écueils aux yeux des recruteurs : parcours scolaires moyens, redoublement(s), réorientations laissant à imaginer un jeune instable… C’est à cette fi n que les choix qui guident la carrière étudiante doivent favo- riser lisibilité et cohérence du CV ; ces stratégies dé- montrent la parfaite intégration d’une logique de projet.

« Et vous avez des idées sur le Master ?

À vrai dire ça sera en fonction de mon projet profes- sionnel, pour que ça soit crédible, que ça colle auprès des recruteurs ensuite, j’ai fait beaucoup d’immobilier, j’ai fait beaucoup de fi nances, donc faire quelque chose dans ce sens-là… » (Entretien n°1, Matthias,

TRAVAILLER SON EMPLOYABILITÉ : LES STRATÉGIES DE CONSTRUCTION DES PARCOURS ET LEURS CONTRAINTES

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Le raisonnement de Matthias démontre à la fois le travail fait pour mettre en valeur ses atouts et faire un « bon CV », tout en soulignant les contraintes supplémentaires que cela impose. La fi ction du par- cours linéaire impose également des fenêtres d’op- portunité plus réduites, selon les étapes déjà parcou- rues. Ainsi Matthias avec deux stages dans l’immobilier a plutôt intérêt à jouer l’expertise dans ce domaine plutôt qu’à vouloir ouvrir le champ des possibles, au risque de faire passer son second M2 non comme une spécialisation logique mais comme un changement de cap suspect.

LA MISE EN SCÈNE DE SOI LORS DES