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LE TLF ET L’OED, TÉMOINS

2. CONSTITUTION DES OUVRAGES

Les dictionnaires ont pu, au cours du temps, remplir différents offices. Ainsi, au XVIIIe siècle, ils étaient perçus comme des moyens d’asseoir le code linguistique et d’empêcher le déclin de la langue. Au siècle suivant, ils devinrent des instruments pour maintenir l’ordre social. Certains d’entre eux visaient la classe moyenne : avec le rôle grandissant de la bourgeoisie, le besoin d’un dictionnaire prescriptif, qui fixe l’usage, s’est fait davantage sentir. Parallèlement, le dictionnaire pouvait cultiver les incultes, en d’autres termes, il permettait de combattre l’ignorance et ses conséquences sociales : outil de dissémination du savoir, il contribuait à l’éducation par la mise en place d’une standardisation linguistique et idéologique. Pierre Larousse, qui fit œuvre didactique, illustre parfaitement ce versant de la lexicographie. Ce zèle éducatif pouvait par ailleurs rejoindre un zèle politique, parfois subversif, comme en fit preuve Maurice Lachâtre, qui souhaitait utiliser le biais lexicographique pour libérer les masses. Enfin, le dictionnaire peut devenir une sorte d’emblème patriotique : le dictionnaire de Webster, par exemple, est un moyen de prouver que l’Amérique n’avait pas besoin de la Grande-Bretagne. Quant à l’OED, si son financement fut maintenu malgré des dépenses colossales, c’est avant tout car il représentait un symbole du pouvoir de la Grande Bretagne victorienne.

En plus de ses vertus didactiques, le dictionnaire remplit donc aussi un rôle social. Mais quelles peuvent être les différentes fonctions du dictionnaire ? Selon Raven I. McDavid Jr.,156 quatre grandes fonctions peuvent être dégagées :

- Pour les érudits, la fonction la plus importante d’un dictionnaire est sans aucun doute d’enregistrer les mots d’une langue, que ce relevé soit diachronique ou synchronique,

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R. I. McDavid Jr., « The social role of the dictionary », in Papers on Lexicography, Indiana State U and Dictionary Society of North America, Terre Haute, 1979, pp. 17-28, pp. 19-20.

- Une autre fonction du dictionnaire est de familiariser un usager avec une langue, ou une variété de langue, autre que la sienne propre,

- La troisième de ses fonctions consiste à fournir des informations secondaires, linguistiques ou autres, pour l’usager occasionnel,

- Enfin, il y a le rôle de conseiller : le dictionnaire devient un guide qui montre ce que l’on doit faire, et, plus particulièrement, ce que l’on ne doit pas faire.

Nous nous demanderons dans cette partie de notre étude comment ont procédé les rédacteurs du TLF et de l’OED pour faire en sorte que leur ouvrage remplisse ces différentes fonctions. En nous plongeant un peu plus profondément dans les ouvrages, après avoir dégagé quelques informations d’ordre général, nous examinerons plus en détail et nous confronterons la macrostructure puis la microstructure de chacun de ces dictionnaires, avant de mesurer les possibilités nouvelles offertes par leur informatisation.

2. 1. Informations générales

Avant de considérer plus précisément la façon dont prennent place les différentes informations dans la macrostructure et dans la microstructure, il a semblé important de s’interroger sur ce qui a permis la mise en place de ces deux dernières. Pour cela, quatre points ont retenu notre attention : tout d’abord, nous présenterons ceux qui ont contribué à recueillir et à traiter les informations nécessaires à la rédaction du TLF et de l’OED. Le matériel, les sources, la documentation qui ont permis l’élaboration des notices seront ensuite examinées, ainsi que les méthodes appliquées dans chacun des ouvrages. Enfin, nous considérerons les approches linguistiques retenues.

2. 1. 1. Contributeurs

Nous avons déjà beaucoup évoqué Paul Imbs et Bernard Quémada, qui ont mené le projet du TLF et qui ont éclairé les travaux de leur compétence, mais ils ne pouvaient mener

seuls l’ouvrage à son terme. Il fallait donc s’entourer d’un personnel qualifié, ce qui fut fait dès 1962 « au 1er octobre 1962, l’effectif du Centre s’élève à 28 personnes, à savoir un directeur, un assistant de Faculté mis à la disposition du directeur, deux chercheurs, 23 agents contractuels à temps complet ou partiel, un vacataire ».157 L’année suivante, un ingénieur et un programmateur pour le GAMMA 60, 21 opératrices mécanographes chargées de transcrire les données sous forme de cartes perforées et deux documentalistes rejoignent l’équipe, qui ne cesse de s’agrandir. Paul Imbs prévoit d’ailleurs bientôt une équipe de 150 rédacteurs permanents.

La saisie sur cartes perforées commence véritablement en mai 1963. Pour accélérer le processus, le Centre se dote machines supplémentaires, portant leur nombre à 38.

Avant cela, dès 1962 sont organisées les premières unités de recherche : le groupe « Vocabulaire et Grammaire » est mené par Robert Martin, Gabriel Spillebout dirige l’unité « Notations stylistiques », Thérèse Gérard, pour sa part, est en charge de la section « Etymologie ». A partir de 1963, Gérard Gorcy prend la tête d’un nouveau groupe, consacré aux « Réseaux lexicologiques ». Au fil du temps se met en place un système d’analyse du contenu sémantique en cochant des cases dans une grille préfabriquée, travail propédeutique pour les futurs rédacteurs.

Le travail de rédaction en lui-même, aboutissemement de toutes les recherches menées, est organisé de telle sorte que chaque article ne soit rédigé que par un seul rédacteur, puis revu par chacune des unités spécialisées avant d’être soumis à l’approbation de la direction. C’est ainsi qu’en 1969, une grande partie des articles figurant dans le tome I du TLF, plus de 670 mots de la lettre A, sont rédigés.

On le constate, d’importants moyens humains ont été mis en œuvre pour servir le TLF. Il en va de même pour l’OED : si l’image de James Murray devant ses étagères chargées de

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fiches a marqué les mémoires,158 il ne faut pas oublier tous ceux qui ont contribué dans l’ombre. Le contributeur typique était un lecteur volontaire bénévole. En effet, un programme de lecture avait été instauré, dans lequel les données devaient être collectées par les membres de la Philological Society et par le public. Si en 1857, on comptait 76 lecteurs seulement, ils étaient plus d’une centaine en 1859 et 754 en 1880. Finalement, quelque 2 700 lecteurs envoyèrent leur contribution sous forme de fiches, chacune d’entre elles portant une citation pour un mot ou une expression (parfois pour un sens), avec tous les détails de la source d’où provenait la citation. Ces fiches devaient ensuite être rangées par ordre alphabétique, une tâche pour laquelle la famille nombreuse de Murray fut largement mise à contribution.

Parmi les lecteurs qui fournirent les précieuses fiches, on remarque de nombreux Américains, qui n’étaient d’ailleurs pas forcément spécialisés dans les textes américains, tels que Francis March ou William Dwight Whitney. Citons aussi pour l’anecdote le docteur Minor, un chirurgien fou, qui prodigua de très nombreuses fiches à Murray du fond de sa cellule alors qu’il était incarcéré pour meurtre, ainsi que J. R. R. Tolkien, devenu célèbre par la suite pour ses romans, dont Le Seigneur des anneaux.

Ces lecteurs qui servirent de petites mains ont eu une mission très importante puisqu’ils ont permis de réunir le matériel propre à dresser l’état de la langue et de ses évolutions. Mais la véritable dynamique provenait bien entendu des directeurs successifs de l’OED, Murray, Bradley, Craigie, Onions, Burchfield et enfin Simpson et Weiner, que nous avons déjà évoqués plus tôt. Si les tout premiers ont joué un rôle prépondérant dans la rédaction et la correction des articles, dans la seconde moitié du XXe siècle, les méthodes avaient commencé à changer et les équipes de dactylographes, de lexicographes, d’informaticiens et de relecteurs se sont très nettement renforcées.

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On ne peut que remarquer combien ont été proches les moyens humains mis en œuvre pour chacun des dictionnaires, avec une organisation relativement similaire, surtout pour ce qui concerne l’OED à partir de sa deuxième version, dont la rédaction est contemporaine de celle du TLF. Qu’en est-il de la collecte des données et des sources utilisées ?

2. 1. 2. Sources

C’est à partir d’un corpus de textes qu’ont été élaborés le TLF aussi bien que l’OED. Cette méthode implique plusieurs étapes : tout d’abord, le choix des œuvres dans lesquelles trouver le matériel à inclure, ensuite, le choix des mots et des citations illustrant tel ou tel sens à partir de ces sources. A l’inverse de l’Académie française, qui voulait un dictionnaire plus « synchronique et terre-à-terre » que « passéiste et littéraire », les deux ouvrages s’incrivent ainsi dans la tradition d’un Richelet. Il faut dire que les citations recueillies puis utilisées dans le corps des articles jouent de multiples rôles : elles prouvent l’existence d’un mot, et que ce dernier est utilisé par de grands auteurs, elles montrent dans quel type de contexte il peut être employé, elles introduisent des informations complémentaires (encyclopédiques, pragamatiques, culturelles…) et peuvent même, dans certains cas, servir de véhicules à des valeurs et à des opinions.

On remarque vite, dans le cas du TLF et de l’OED, que le corpus constitué est avant tout littéraire, ce qui appelle ce commentaire quelque peu railleur de Robert-Léon Wagner :

La tendance littéraire a marqué la lexicographie depuis le dix-huitième siècle ; et à tel point qu’il semblerait sacrilège en France qu’un grand dictionnaire (et c’est vrai pour le GLLF [Grand Larousse de la Langue Française, 1978] aussi bien que pour le TLF) n’illustre pas l’emploi le plus commun du verbe le plus fréquent par une citation de Victor Hugo, J.-K. Huysmans, Paul Claudel ou André Malraux.159

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Robert-Léon Wagner, « Réflexions naïves à propos des dictionnaires », Cahiers de lexicologie XXVII, Jacques et Demontrond, Besançon,1975 II, p. 94.

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