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constater l’intérêt du grand public pour notre objet de recherche.

En 2016, nous avons répondu à l’appel à projets « Langues et Numérique » de la Délégation générale à la langue française et aux langues de France (DGLFLF), et notre proposition de mettre au point un atlas sonore des langues régionales de France a été retenue. Ce travail, qui renouait finalement avec une approche assez classique en dialectologie, a abouti à la mise en ligne, en juin 2017, d’un site Web (https://atlas.limsi.fr), qui permettait d’entendre plus

d’une centaine de versions de cette fable d’Ésope (« La bise et le soleil »). Le site a connu un certain succès dans la presse écrite et audiovisuelle ainsi que dans les réseaux sociaux, puisqu’il a reçu plus d’un demi- million de visiteurs. Pour nous adresser des féli ci - tations et/ou des critiques, à l’alias atlas@limsi.fr, ce sont

plus de 300 personnes différentes qui nous ont écrit, dont quelques dizaines nous ont envoyé leurs contri- butions (enregistrements, transcriptions orthogra- phiques et consentements signés). Cette dimension, relevant des sciences participatives, n’a été rendue possible que par un effet boule de neige suscité par le réseau de locuteurs rencontrés (faisant suite à des messages électroniques où je les remerciais, leur présentais le fruit du travail et les invitais à diffuser l’information) et par l’engouement médiatique qui s’est ensuivi.

En 2018, le site a été étendu aux nombreuses langues des Outre-mer et aux langues non territoriales comme le romani et la langue des signes française. Il compte maintenant plus de 300 enregistrements, avec leurs transcriptions orthographiques. Il illustre une évolution de mon métier de linguiste, puisque j’ai depuis mené le même type de travail pour l’Italie et la Belgique. Il y a quelques années, pour rencontrer des locuteurs de langues et dialectes minoritaires, je menais une ou deux enquêtes de terrain par an, auprès de radios locales, d’associations, de cercles de patoisants, etc. Nous avons dû nous réorganiser, sur le plan technique, pour améliorer l’accès carto - graphique aux volumes d’enregistrements recueillis. Pour développer le site Web, le concours de notre collègue Frédéric Vernier, spécialiste de visualisation d’informations, a été très précieux.

En phonétique, les enregistrements sont la base empirique de toute étude. L’accroissement du nombre de participants et l’important développement du

crowdsourcing nous ont permis de constater l’intérêt

du grand public pour notre objet de recherche : loin de ce que certains imaginaient, les langues régionales continuent de soulever les passions, ce qui nous a confortés dans l’idée que nous travaillons sur une matière vivante. Les médias s’y sont également beaucoup intéressés, presque autant que pour d’autres sujets plus modernes comme les robots, ce qui a ouvert de nouvelles pistes de collaborations scientifiques au sein de mon laboratoire interdisciplinaire, toujours soucieux des questions éthiques/juridiques.

C&R : Les personnes non professionnelles qui s’impliquent dans ces travaux sur les langues ont-elles un profil spécifique ?

Ph. B. de M. : Nous rencontrons tous types de personnes, de professions variées. Toutefois, un profil typique se dégage : nous avons souvent affaire à des hommes à la retraite qui, sans nécessairement être des « érudits locaux », sont principalement issus du monde rural (ou ouvrier) et ont bénéficié d’une certaine ascension sociale à travers par exemple l’en- seignement, qui ont réfléchi et qui ont un certain recul par rapport à leur « patois ». Ce dernier terme, qu’ils utilisent volontiers, n’est pas péjoratif pour certains, qui y sont attachés, sachant que leur parler disparaîtra probablement avec eux ou leur génération. Un biais demeure : nous avons plutôt (eu) affaire à des personnes qui sont connectées à Internet, mais nous essayons de rencontrer celles qui ne le sont pas. Les partenaires de cette recherche, les intermédiaires entre les locuteurs et nous, peuvent être des associations pas toujours formalisées, des « tables de conversation », des clubs que je trouve en faisant des recherches – sur Internet. Les cercles formés autour des dialectes sont à l’occasion un moyen de tisser du lien social dans des zones rurales où l’isolement prévaut.

Dans nos recherches, nous avons un rapport parti- culier avec les participants : nous discutons avec eux, nous les faisons parler – de leur vie, de leur enga - gement associatif, de l’histoire et de la géographie locale. Nous leur demandons également comment transcrire la traduction dans leur variété dialectale d’un petit texte (la fable d’Ésope) ; nous leur faisons lire des phrases contrôlées ou conjuguer des verbes, mais ceci ne soulève guère d’enthousiasme. La tâche qui est proposée à nos (inter)locuteurs dépend de la pertinence linguistique de tel ou tel protocole, en fonc- tion des langues ou dialectes. Ce faisant, on constate parfois la perte de vitalité de la langue, lorsque par exemple des mots de vocabulaire qui sont peu utilisés dans le quotidien ont été oubliés.

Mes efforts de restitution consistent surtout en une actualisation appliquée de notre site Internet. La démultiplication des points d’enquête ne permet pas toujours de retourner sur le terrain, pour des présen- tations physiques ; cependant, j’ai quelquefois reçu des invitations auxquelles j’ai répondu favorablement, que celles-ci émanent (de fédérations) d’associations ou de collectivités locales. Dans tous les cas, au contact des locuteurs, je m’enrichis énormément tant sur le plan scientifique que sur le plan humain. ■

Expériences participatives dans les recherches culturelles

«Au contact des locuteurs, je m’enrichis

énormément tant sur le plan scientifique

que sur le plan humain. 

Ne soyez pas timide ! 2019 Feutre acrylique et crayon sur papier

29,7 x 21 cm © ADAGP, Paris 2020

Quelques-unes des caractéristiques des services d’archives : un ancrage plus populaire que d’autres secteurs culturels, une progression fulgurante des inter- nautes, une demande clairement exprimée d’offres collaboratives sur le Web, attestent d’un potentiel origi- nal qui combine ouverture citoyenne, attrait pour les technologies numériques et motivation à devenir plei- nement acteur du patrimoine.

Saisissant ces nouvelles opportunités tout en restant dans le droit fil de sa mission première, le réseau des Archives a donc largement amorcé son tournant parti- cipatif à travers une série de modalités essentiellement proposées en ligne, même si certaines opérations combinent aussi des ateliers en présentiel. Il s’agit princi pa lement, via des interfaces numériques dédiées, d’analyser et d’indexer des corpus numérisés massifs (textes, iconographie…), de transcrire et publier des documents manuscrits numérisés, de produire des notices historiques en vue de constituer des diction- naires… Encore rares sont les projets portant sur la matérialité des documents, telle l’enquête Foxing conduite par le département de la Conservation des Archives nationales qui a consisté à associer les lecteurs au repérage d’un phénomène de dégradation des documents par des « tâches rousses ».

D’une indéniable pertinence, le développement d’une offre participative s’appuie sur plusieurs préalables dans la réalisation desquels vient cependant interférer toute la complexité du matériau archivis- tique. La fabrication des corpus numérisés, base du travail collaboratif en ligne, exige des investissements lourds, voire prohibitifs dès lors qu’il ne s’agit plus de documents de facture matérielle normalisée mais de dossiers complexes. Il n’est donc pas étonnant que de tels corpus réalisés avant l’émergence du Web partici- patif et à d’autres fins, tel l’état civil, en soient souvent le socle. La réglementation sur la protection des données personnelles comme les difficultés inhérentes à la lecture de manuscrits et à la compréhension de leurs contextes d’élaboration réduisent aussi le choix des chantiers à ouvrir.

Si la plupart des activités proposées relèvent de l’étude des collections, d’une étude souvent même approfondie, leur lien avec la recherche est à nuancer. Les compétences des participants sont généralement mobilisées sur un segment amont et circonscrit d’une

conduite de projet, qui est la fabrication de données par l’observation et l’interprétation. Mais en garan - tissant la qualité de rendu du travail collectif par l’implication des personnels scientifiques dans la conception et le contrôle ainsi que par la formalisation de protocoles, les Archives produisent, au final, des données ouvertes et réutilisables. Elles augmentent considérablement la finesse de description des fonds et rendent possibles, par l’amélioration d’outils de recherche, de nouvelles formes d’explorations du patri- moine tout en répondant aux meilleures exigences scientifiques.

L’offre de chantiers plus ambitieux, visant, par exemple, à ouvrir des espaces numériques de travail sophistiqués, suppose en revanche des investissements bien plus conséquents et la contrainte de mobiliser à l’extérieur des ressources complémentaires. Ainsi, ce n’est que grâce à un multipartenariat que les Archives nationales ont pu développer une interface pour la transcription et l’encodage en TEI des « Testaments de Poilus », sans avoir la capacité technique de l’héberger1. Si cette entreprise a pleinement trouvé sa

communauté contributive (voir p. 70), encore ne sera- t-elle achevée qu’avec la réalisation d’un site Web d’édi- tion numérique permettant de restituer à tous les résul- tats des travaux de transcription : de tels projets supposent du temps, un financement sûr et des équipes pérennes, ainsi que la garantie de la préserva- tion des données recueillies. « Testaments de Poilus » réunit toutes les conditions d’un succès durable : la qualité des outils mis à disposition des participants et l’animation du projet stimulent et fidélisent des transcripteurs fiers de réussir un exercice exigeant, tout autant que le contenu de ces écrits modestes, dont la dimension individuelle, affective et tragique permet l’appro priation intime et collective à la fois, au sein des commémorations nationales de la Grande Guerre. En portant un tel projet, qui répond à une attente sociétale forte par sa dimension inclusive et son ouver- ture possible à tous les services d’Archives départe- mentaux qui déploieraient les moyens de s’y investir, les Archives nationales, tête de réseau, font œuvre citoyenne.

C’est précisément par sa composante citoyenne que « Testaments de Poilus » témoigne d’un mode d’interaction spécifique aux Archives, partagé par les 1. Lancé en 2016, ce projet, labellisé

Mission du Centenaire, implique actuellement, outre les Archives nationales et l’université de Cergy, la Fondation des sciences du patrimoine, qui a financé les deux contrats d’ingénieurs nécessaires à la conception de l’outil, l’École nationale des chartes, initiatrice de l’édition de ces testaments, les Archives départementales des Yvelines et du Val-d’Oise, ainsi que plusieurs équipes d’étudiants et leurs enseignants. La plateforme de transcription est hébergée par Huma- Num : https://testaments-de-poilus. huma-num.fr/

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