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Considérer la co-conception comme un processus dialogique entre conception et usage permet le développement conjoint des instruments

et des activités

La deuxième idée que je souhaite développer est celle qu’une approche pragmatiste de l’accompagnement de la transition agroécologique nécessite de considérer la co-conception comme un processus dialogique entre co-conception et usage, afin de faciliter le développement conjoint entre l’activité des individus et les instruments utiles à leur propre transformation. En effet, le processus d’enquête collectif tel que défini par les auteurs pragmatistes ne s’arrête pas à la délibération autour du problème, ni à la formulation d’hypothèses d’action pour les résoudre, qu’elles soient cristallisées dans des artefacts, ou simplement dans des énoncés. Le cœur même de l’enquête se situe dans l’expérimentation en situation, par les individus qui composent la communauté d’enquête, de ces hypothèses. C’est dans l’expérimentation que les hypothèses formulées prennent sens et peuvent être évaluées au regard de leurs effets attendus.

Opérationnaliser cette approche pour accompagner la transition agroécologique nécessite donc d’envisager l’animation du processus de co-conception locale comme un dialogue permanent entre conception et usage en situation des artefacts produits pour outiller la transition. En se basant sur une conceptualisation du processus de conception comme un développement conjoint des artefacts et de l’activité de ceux qui en feront usage, Beguin et al. proposent de mettre en œuvre les processus

136 de conception comme des dialogues permanents entre concepteurs et utilisateurs (Beguin, 2013; Béguin et al., 2012). Nous l’avons dit, tout outil de gestion renferme une représentation de l’activité (Beguin, 2013), et une dimension évaluative de ses performances (P. Lorino, 2002). Il renferme également un schème d’action permettant au sujet de le mettre en œuvre. En ce sens, d’après Lorino (2002), l’outil en tant qu’instrument n’est pas dissociable du sujet qui l’utilise et réciproquement. Hatchuel et Weil (1995) parlent, dans une perspective assez proche, des trois différentes dimensions d’un outil de gestion qui sont progressivement définies au cours de sa conception : son substrat technique, son modèle organisationnel et sa philosophie gestionnaire. In fine, c’est bien la confrontation progressive de l’outil à différentes situations d’usage, et sa mobilisation par ses utilisateurs au cours de ces situations au fil de la conception, qui peuvent permettre de faire co- évoluer l’outil et la façon dont ses utilisateurs le mobilisent, tout en le gardant suffisamment ouvert pour que de nouveaux utilisateurs potentiels puissent s’en saisir pour eux-mêmes et pour prendre part au débat collectif.

Dans le cas du projet SALSA, animer un processus de co-conception-expérimentation d’outils d’analyse des fermes a permis de développer conjointement l’outil en tant qu’heuristique pour penser l’action des conseillers et des agriculteurs dans la transition, mais également de faciliter la transformation de la relation entre eux vers une relation accompagnants-accompagnés (Chapitres 2 et 4). Dans le cas du projet SALSA, cela a également permis de construire de nouvelles coordinations entre différents conseillers qui travaillent habituellement séparément et n’interviennent pas ensemble dans les fermes (Chapitre 2). Enfin, pour les différents partenaires du projet, le fait que nous ayons poussé le processus vers une itération entre conception et usage a permis de faire collectivement l’expérience d’une autre manière de conduire un projet de recherche-développement en partant des attentes et des représentations des agriculteurs et en produisant des connaissances et des outils directement mobilisés dans les fermes par les agriculteurs pour la mise en œuvre de leurs propres changements (Chapitre 3). Hatchuel & Moisdon (1993) parlent d’apprentissage organisationnel lorsque le dispositif d’intervention permet de faire se confronter le modèle envisagé pour l’action avec les dispositifs d’action existants.

Cependant, on peut s’interroger sur la pérennité de ces apprentissages au-delà du projet et notamment la capacité qu’auront les partenaires à se ressaisir de cette expérience collective dans leur propre pratique. En effet, quelles capacités ont les organisations locales de conseil elles-mêmes d’organiser des espaces de réflexivité et d’expérimentation engageant conseillers et éleveurs dans le test de nouvelles façons de faire ? Le cas de la transition agroécologique est en effet complexe car il implique une transformation conjointe de l’activité des agriculteurs et des conseillers, dans le cadre

137 de projets susceptibles d’embarquer une diversité d’acteurs locaux aux attentes et aux activités variées. Cela m’amène en dernier lieu à m’interroger sur le type de dispositif d’accompagnement de ces processus à développer à l’échelle locale. Qui finalement est en mesure d’assurer une fonction d’accompagnement de ces processus ? On touche ici de mon point de vue à une limite de la proposition conceptuelle de dialogue entre conception et usage des outils de gestion dans une perspective pragmatiste pour l’accompagnement de la transition agroécologique. Si ce dialogue doit être permanent pour permettre une adaptation et un apprentissage des concepteurs et des utilisateurs, leur permettant ainsi de gérer la complexité et l’incertitude des situations de transition, quels moyens cognitifs, humains et financiers les organisations de développement ont-elles pour développer ce type de démarches sur le long terme, en plus de leurs activités quotidiennes, alors qu’elles sont elles-mêmes aux prises avec une problématique d’évolution de leurs activités et services ? Il me semble qu’il est nécessaire d’aborder cet accompagnement comme une fonction distribuée entre plusieurs acteurs et de s’interroger sur la gouvernance collective de tels dispositifs. C’est ce que je ferai dans une dernière partie de ma discussion, en revenant sur la démarche mise en place au sein du projet SALSA.

Retour sur la démarche d’accompagnement au sein du projet