• Aucun résultat trouvé

“ conseiller Eysenhardt ” d'Alfred Berger

Retour à la table des matières

Notre estime des écrivains atteint son plus haut degré dans notre admi-ration pour leur parfaite connaissance de l'âme humaine. Le temps viendra où l'artiste sera considéré comme le guide de l'humanité sur le chemin de la vérité. Parmi les productions littéraires qui nous servaient d'exemples dans notre prise de conscience des données psychologiques, nous devons citer entre autres les contes, la Bible, les œuvres littéraires de Shakespeare et de Goethe.

Nous nous sommes proposé de réserver deux chapitres de notre ouvrage à l'analyse d’œuvres littéraires.

Introduction.

Retour à la table des matières

Le Dr Francis von Eysenhardt naquit quelques années avant le début de la révolution de 1848 à Vienne. Sa jeunesse coïncida avec la période réaction-naire de la première moitié du siècle dernier et il entra à la section criminelle des tribunaux de justice au moment où la vieille Autriche absolutiste se transformait en État moderne.

Le succès d'Eysenhardt fut d'abord le fait de ses capacités extraordinaires.

Il réussissait à concilier en lui les qualités du fonctionnariat ancien avec les exigences de l'esprit nouveau. Au moment opportun il montra la nature de ses opinions politiques en insistant sur le fait qu'une loyauté inconditionnée envers l'empereur en formait la base.

Sa réputation de juge criminel très capable et sa brillante puissance oratoire le rendirent très populaire. Il fut fait procureur général au grand effroi de la gent criminelle et des avocats. Après un certain nombre d'années il rede-vint juge et fut nommé président du jury. Ses dons intellectuels et sa prodigieuse mémoire étonnaient tout le monde. On lui reprochait parfois de faire preuve de partialité. Inconsciemment il paraissait toujours s'attacher à obtenir une condamnation ; la sévérité des jugements, lorsque Eysenhardt présidait le jury, horrifiait tout le monde. Le sentiment général toutefois s'imposait de son sens rigoureux de la justice vis-à-vis de lui-même et des autres ne se laissant ébranler par aucune considération. On estima comme juste récompense de ses services sa nomination au plus haut poste judiciaire du pays, il fut fait Hofrat (conseiller à la cour). On disait qu'Eysenhardt allait être nommé ministre de la justice dans le prochain ministère.

En fait la vie publique et la vie privée d'Eysenhardt sortaient de l'ordinaire.

Il n'avait pas d'amis, même pas de relations. Des journées entières se passaient sans qu'il eût à prononcer d'autres mots que ceux requis par son rôle de juge. Il était de nature réservée, solitaire et timide. Ces traits de caractère étaient en grande partie le fait de l'éducation terriblement stricte et même cruelle qu'il avait reçue enfant. Son père avait coutume de le punir avec un fouet pour la plus légère erreur et l'enfant se nourrissait de sentiments de vengeance. Le cruel traitement infligé par son père prit fin le jour où le jeune Eysenhardt, ayant acheté un revolver, en menaça son père. Dans sa jeunesse il faisait preuve d'une sexualité quelque peu anormale; on ne le voyait pas avec des jeunes filles respectables mais il sortait souvent de maisons peu recomman-dables. On sut que son père l'avait un jour fouetté sans pitié alors que son fils avait acheté pour lui-même une paire de gants de femme. Quand il était seul Eysenhardt couvrait ces gants de tendres baisers.

Eysenhardt passa donc sa vie méprisé, craint et admiré en même temps, isolé spirituellement et intellectuellement, remplissant consciencieusement ses devoirs officiels. On remarqua soudain une transformation chez lui. Son apparence extérieure, conforme à l'ancienne mode et connue de tout Vienne,

changea. Il apparut un jour la barbe peignée de façon élégante, remplaçant sa petite barbe habituelle, courte et hérissée, portant des vêtements neufs et modernes. Sa nature sombre et dure semblait avoir reçu une illumination intérieure qui se reflétait dans sa forme extérieure et dans son caractère. On interpréta ce changement comme le signe d'un avancement pour Eysenhardt à un poste supérieur, sinon le plus élevé de l'ordre judiciaire. Cette présomption n'était peut-être pas entièrement fausse car Eysenhardt lui-même s'attendait à une promotion. Il resta dans cet heureux état d'esprit pendant trois semaines, jusqu'au jour où un événement apparemment banal mit brusquement fin à cette période, certainement la plus heureuse de sa vie. Une de ses dents tomba ! Ce signe de la vieillesse inexorable le trouva entièrement désemparé et lui fit peur.

L'émoi de sa vie psychique et nerveuse refusa de s'apaiser et il était constamment traversé de doutes au sujet de ses capacités intellectuelles qui allaient peut-être montrer des signes de faiblesse. Sa nature d'ordinaire immuable était maintenant remplie de la terreur vague d'un danger imminent.

Quand cette fameuse crise ministérielle ne lui apporta pas le poste de ministre de la justice, il se produisit comme un choc électrique en lui. Il pensa aux raisons qui l'avaient fait rejeter. En même temps il commença à s'occuper intensément de son propre moi, occupation tout à fait nouvelle pour lui. Il ne connaissait pas les motifs et les sentiments humains. Il ne possédait que le don remarquable de retracer, grâce à l'étude des dossiers, le cheminement ayant conduit, pas à pas, le sujet à commettre un crime. Il savait présenter sa thèse d'une façon merveilleuse et dramatique. Il ne reconnaissait jamais dans le criminel un semblable, un être qui avait des liens avec lui. Sa maladie psychique le fit changer. Sa conscience se mit à le tourmenter, il eut des hallucinations pendant la nuit et une fois lui apparut un homme qu'il avait sévèrement condamné pour détournement de mineur, un certain Marcus Freund. Dans toutes les hallucinations ou apparaissaient des personnes qu'il avait persécutées, il était l'accusé et eux les accusateurs. La première fois où Marcus Freund lui apparut il lui fut impossible de se débarrasser de l'idée de cet homme, même en plein jour, et il décida finalement de réexaminer le cas pour se convaincre de la culpabilité de Marcus Freund. Cependant il remit toujours cet examen jusqu'au jour où il apprit que Marcus Freund était mort, la fameuse nuit précisément où il l'avait vu une première fois en hallucination. A la suite de cette nouvelle son effondrement ne cessa de s'accentuer, et il s'imaginait que le reste du monde s'occupait du cas de Freund de la même façon que lui-même.

De pair avec l'effondrement de sa personnalité d'acier, ses instincts sexuels élémentaires semblèrent se manifester davantage. Chez lui, dans sa maison, on avait à peine noté cette chute intérieure de l'homme. L'apparition de cette nouvelle idée obsessionnelle qui le tourmentait avait fait naître à l'arrière-plan

le sentiment qu'il perdait ses capacités intellectuelles et en conséquence son esprit devint plus libre et sa capacité de travail plus grande. Il réussit à être en accord avec lui-même une fois de plus quand il fut désigné pour présider un procès d'espionnage très important. Son échec au moment de la crise minis-térielle semblait compense par cette désignation. Eysenhardt parut à nouveau être lui-même, et oublia tout ce qui concernait Marcus Freund.

Cependant, la veille du dernier jour de la session finale du procès d'espionnage, il se produisit quelque chose qui le poussa au suicide. La cause de cet accident ne fut jamais complètement éclaircie, mais fut reliée au procès d'espionnage dans lequel la femme et la fille de l'accusé, cette dernière mineure, jouaient un rôle. Il y avait aussi une histoire d'aventure nocturne au cours de laquelle un agent de police avait trouvé Eysenhardt dans un milieu mal famé, situation très désagréable pour ce dernier. Eysenhardt laissa le message suivant :

« Au nom de sa Majesté l'Empereur !

J'ai commis un crime horrible et je ne me sens plus digne de conserver plus longtemps mon poste, pas plus que la vie. Je me suis condamné moi-même au châtiment le plus sévère et je dois l'exécuter dans les minutes qui viennent.

EYSENHARDT. »

Nous ne pouvons mieux commencer notre discussion qu'en rendant hommage au psychologue et penseur A. Berger.

Il y a longtemps que nous avons répondu affirmativement à la question de savoir si l'analyse d'une oeuvre d'art dans le but de découvrir les sources principales des actes humains est justifiée. La seule question importante est le dosage de tact à utiliser, et bien évidemment il est impossible de tomber d'accord sur ce problème.

En ce qui concerne l'histoire de la vie du conseiller Eysenhardt il y a une autre raison importante pour attirer l'attention des psychologues sur cette oeuvre littéraire. Je veux parler de sa vérité de la vie qui ne vient pas seule-ment du personnage historique introduit ici, mais est due tout aussi bien à l'imagination créatrice d'un psychologue-artiste qui, plus d'une fois, a fait preuve de sa connaissance intuitive de l'âme humaine.

Je ne serai pas du tout surpris que tous les psychologues prennent la créa-tion de A. Berger comme une confirmacréa-tion ou une expérience venant à l'appui de leurs propres enseignements. Car chacun ne voit que ce qu'il peut com-prendre et essaie de porter sa connaissance sur l'investigation de l'âme humaine et de l'art, ainsi que Steinherr le montre brillamment dans le livre de A. Berger.

Nous ne désirons nullement nous mêler des créations merveilleuses de nos poètes et de nos penseurs, nous allons simplement tenter de déterminer, à travers leurs oeuvres, jusqu'à quel point nous sommes dans le vrai et dans quelle mesure leurs oeuvres peuvent être comprises en liaison avec les méthodes de travail de la psychologie individuelle comparée.

Notre champ d'action va dans la même direction que celle ouverte par l'art de A. Berger. Nous nous occupons toujours de caractères frappants et essayons toujours de faire remonter à l'enfance et même plus loin l'origine de chaque action. Nous nous intéressons à une transformation frappante de la personnalité et essayons de saisir aussi complètement que possible tous les circuits de la pensée de l'homme et ses formes d'expression.

Une étude complète des fantasmes des -enfants concernant leur profession future - étude que nous devons à des psychologues de notre opinion - nous a montré de la même manière que notre connaissance des névrosés, que le choix d'une profession, en dépit de nombreuses conditions, est susceptible d'indiquer l'essence la plus intime du plan de vie fictif, et que ce choix se trouve sous le commandement d'un concept déifié et dogmatique de la personnalité.

Nous allons diriger toute notre attention sur l'interrelation de la person-nalité et de la névrose.

De cette liaison nous déduirons, si notre interprétation de la névrose est correcte, les lignes conductrices fondamentales et abstraites du psychisme humain permettant la création du caractère d'une personnalité sortant de l'ordinaire, qu'il s'agisse d'un auteur ou d'un destructeur des valeurs culturelles, d'un homme supérieur ou d'un malheureux souffrant de psycho-névrose ou de psychose.

Le jugement et les préjugés scientifiques qui ont été poussés si loin concernant la structure psychologique des hommes sortant de l'ordinaire, trouveront une excellente confirmation dans la description d'Eysenhardt.

Le poète a créé son héros avec tant de soin et d'une manière si complète que nous pouvons marcher dans ses foulées tout en prévenant le lecteur que l'attraction d'une œuvre d'art naît de sa synthèse et que l'analyse scientifique profane détruit Cette synthèse.

Après avoir attiré l'attention générale sur le livre, notre tâche est de tenter un regroupement qui nous fera comprendre les forces dynamiques de la vie de notre héros ; nous pourrons ainsi obtenir, en partie, un support et quelques formules utiles à la connaissance de l'homme, et d'autre part modeler notre activité pratique en vue de l'éducation, de l'auto-éducation et de la guérison.

Commençons tout d'abord avec l'aspect physique d'Eysenhardt. On nous parle de ses épaules étroites, de son front bombé, de ses sourcils broussailleux, de l'apparition tardive de sa moustache, de son teint jaunâtre, des cernes bleus autour de ses yeux, enfin de ses troubles intestinaux et biliaires. Pour parler en clinicien ce portrait apparaît comme celui d'un homme qui conserve des traces de rachitisme, des manifestations d'une infériorité organique de l'appareil digestif et une allusion est faite concernant ses caractères sexuels secondaires déficients, cas fréquent chez les névrosés.

Il a été bien assez souvent indiqué que ce groupe de manifestations corporelles avec les conséquences, algies et inadaptations, induisent les gens à une autoestimation infantile insuffisante, dont le résultat est un sentiment d'infériorité et d'incertitude.

La situation du jeune Eysenhardt, fils unique d'un père tyrannique, doit l'avoir poussé à l'intensification notoire de ce que Janet appelle le « sentiment d'incomplétude ».

Pour pouvoir faire front à la vie et obtenir la sécurité, le psychisme de tels enfants doit amplifier le mécanisme de compensation, poser son idéal de la personnalité plus haut et s'affirmer d'une manière plus dogmatique. Ces enfants suivent leur route vers une figure divine qu'ils ont créée eux-mêmes et qui en tant que dieu, démon ou diable, dirige apparemment leurs pas.

Leur volonté et leurs désirs s'expriment avec plus de force et d'agressivité, leurs actions deviennent plus secrètes et plus rusées. Le désir de domination, l'envie, la cruauté, l'avarice s'enflamment en eux et les préparatifs de la vie sont menés avec plus de soins et de précision.

Je préfère suivre la description de A. Berger.

Eysenhardt est un homme ambitieux, servile, et un homme d'un patrio-tisme importun. Il est dur et courageux et joue le rôle de sauveur de la société, il est extrêmement habile, il a des dons d'orateur certains et possède une excellente mémoire et une acuité intellectuelle notoire. Sa curiosité, son désir d'informations, doublés d'une grande perspicacité en auraient fait un génie de la police de la sûreté. Il est solitaire, égoïste, conservateur des traditions et il aime tout ce qui est bien dessiné et clairement taillé aussi bien en ce qui

concerne son attitude et sa démarche que ses habitudes et ses maximes. Il n'est indifférent à personne : on l'aime ou on le déteste.

Gottlob Steinherr, ambitieux déçu, mais dont l'originalité n'est nullement inférieure à celle d'Eysonhardt, connaît l'idéal de la personnalité de ce dernier, d'une époque où se manifestait son ambition d'une manière plus directe et plus ouverte. Il pense qu'Eysenhardt représente un cas de transformation des instincts criminels et antisociaux en instincts de justice. Steinherr déclare que ses lignes conductrices sont un instinct sexuel brutal et un amour de soi poussé à l'extrême. Eysenhardt désire dominer les hommes, les réduire à l'esclavage et posséder les femmes.

Rappelons les faits connus : un idéal de la personnalité surtendu menacé d'être détruit par son père. Il apprend à connaître son entourage et la nécessité d'une soumission apparente à la puissance, mais il menace cependant un jour son père de son revolver. Son concept de la personnalité a sans nul doute emprunté de nombreux traits à son père cruel, mais il est allé beaucoup plus loin et a appris à éviter l'adversaire fort et à opprimer le faible. Son compor-tement sexuel exprime une analogie, non pas un besoin sincère. Son attitude agressive devient hésitante et ne va pas plus loin que le gant en ce qui concerne les femmes. La forte femme, la femme dominatrice, la furie de Dion (Plutarque) le remplit de terreur. Il élève la prostituée au rôle de la dame et rêve de la conquête d'une enfant. Il aurait pu aisément devenir homosexuel, mais son mépris pour les hommes a dominé cette tendance, ou bien il aurait pu ressentir du désir pour une femme évanouie ou même un cadavre.

Son geste psychique recherche la ligne rigide, le dogme. Il marche dans la rue sur le bord du trottoir et dans la vie à l'extrême limite de la moralité bourgeoise. On retrouve à leur place respective son porte-plume et son crayon après sa mort. Il a trouvé les limites propres pour son hyperagressivité et pour sa réputation, et la norme de ses désirs sexuels est suffisante pour qu'il puisse se prouver qu'il est un homme. Tout le reste est exclu.

Sa profession lui donne amplement l'occasion de se réjouir de l'illusion de sa supériorité. Il dévalue l'homme pour Se faire lui-même dieu.

Plus sa position est élevée plus son énergie s'affaiblit. Quand sa ligne de vie tend vers le haut, ses forces s'affaiblissent et son goût sportif de la chasse au criminel décroît. Quand l'espoir d'un poste au ministère lui est permis, il devient humain ; ses sentiments sociaux se développent soudain et percent à travers les mailles du filet d'une rigidité qui le protégeait contre ses compagnons. Eysenhardt subit une transformation lorsqu'il se rapproche de son idéal d'une ressemblance à Dieu.