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Conséquences politiques

2. L’entrevue ou l’espace cinématographique de la parole

2.4 Exemple positif de l’espace

2.4.5 Conséquences politiques

En tant que spectateur, la présence constante de la parole et l'invisibilité du geste peut nous amener à croire que l'action politique des néo-paysans se situe uniquement - ou principalement - dans la parole. Nous avons démontré dans le premier chapitre le poids écrasant de l'État Moderne. Les néo-paysans étant plus attentifs aux dispositifs, y-a-t-il un lien entre cette effervescence de la parole et le poids de l'État Moderne dans nos vies ? Quelles sont les conséquences politiques d'une séparation de l'action et de la parole ? Afin de mieux comprendre cet effusion de parole, nous allons maintenant observer le lien entre la parole, l'action et l'État Moderne.

La parole sert peut-être de distinction aux néo-paysans vis à vis des paysans traditionnels. Elle sert aussi à faire valoir leurs idées politiques et à les transmettre afin d'accompagner leur retour à la terre. Au contraire des paysans traditionnels, les néo-paysans ne

veulent pas rester isolés dans leurs champs. Ils souhaitent recréer une communauté, d'où l'importance de la parole, d'une communication et d'un argumentaire. Cependant, en ne filmant que la parole, les documentaires ne permettent pas au spectateur de parvenir à une vision complète et équilibrée du travail des néo-paysans. On ne peut voir leur mode de vie. La parole isolée ne permet pas d’avoir une vision de la zoé et du bios. Le bios est dépourvu de son zoé. Le politique est privé du côté biologique de la vie. En montrant que les néo-paysans essayent de se réapproprier leur bios, leur politique par la parole et en omettant « le faire » de leur zoé, les documentaires écologistes maintien le néo-paysan dans la conformité de l’État moderne et supprime leurs gestes de résistance.

En effet, selon le Collectif Tiqqun, sous l'État moderne : « Chaque corps pour devenir sujet politique doit-il procéder à son autocastration en sujet économique. Idéalement, le sujet politique se sera alors réduit à une pure voix. » (Tiqqun, 2009, p. 39). Sous l'État moderne, le sujet politique doit se réduire, s'autolimiter. Il doit se déprendre de son politique pour devenir un sujet économique. Ce sujet économique se construit parallèlement à l'État moderne. Il en est même le produit : « La croissance par poussées de l'État est-ce qui, progressivement aura créé l'économie dans l'homme, aura créé l’« Homme », en tant que créature économique. À chaque perfectionnement de l'État se perfectionne l'économie en chacun de ses sujets, et inversement » (Ibid, p. 38-39). Nous subissons les effets de l'économie croissante de façon très intime puisque son évolution se développe simultanément avec nous. À notre insu, notre sujet politique s'est estompé au fur et à mesure de l'évolution économique des sujets et de l'État pour nous laisser aujourd'hui dans une politique de la parole. Notre sujet politique est restreint, il ne se situe plus au niveau de l'action. Séparé de sa forme, de l'action, le sujet politique figé dans la parole est synonyme de vie-nue. Le sujet économique est conforme au sujet de l'État moderne. Il est dénudé de son politique dans son essence même. La vie nue est un sujet politique ancré uniquement dans la voix, dans la parole et non dans l'action.

Dans les films, la rupture des néo-paysans face à l’État moderne se retrouve donc freinée par l’emprise de ce dernier. En essayant de s'émanciper uniquement dans la parole, les films montrent en fait des sujets emprisonnés dans ce que l'État moderne attend d'eux-mêmes. Les films coupent les néo-paysans de leur essence, de leur action, de leur politique. Ils les coupent de leurs gestes de résistance, de leur forme-de-vie. Or, les néo-paysans n'ont de poids politique

qu'avec leur action, qu'avec leur forme-de-vie. Et c'est dans le quotidien qu'ils essayent de retrouver leur forme-de-vie. Selon Hannah Arendt :

« La puissance n’est actualisée que lorsque la parole et l’acte ne divorcent pas, lorsque les mots ne sont pas vides, ni les actes brutaux, lorsque les mots ne servent pas à voiler les intentions mais à révéler des réalités, lorsque les actes ne servent pas à violer et détruire mais à établir des relations et créer des réalités nouvelles. » (Arendt, 1983, p. 225)

Ainsi, dans le divorce de la parole et de l'acte, la puissance politique des néo-paysans est démunie et appauvrie, et les conséquences esthétiques ne sont pas moindre. Hannah Arendt va même plus loin : « L’espace de l’apparence commence à exister dès que des hommes s’assemblent dans le mode de la parole et de l’action. » (Ibid, p. 224). Précisons ce que l'auteure entend par apparence. Il s'agit d'un « espace du paraître au sens le plus large : l'espace où j'apparais aux autres comme les autres m'apparaissent, où les hommes n'existent pas simplement

comme d'autres objets vivants ou inanimés, mais font explicitement leur apparition » (Ibid p. 223).

Politiquement, nous ne sommes pas tout à fait dans un espace de l'apparence. Nous restons politiquement invisibles. De plus, ne pouvant ressentir corporellement la forme-de-vie des néo-paysans, nous ne pouvons nous identifier totalement à eux. Par conséquent, l’image de la parole des néo-paysans à répétition démontre plus un emprisonnement face à l’État moderne. Il s’agit peut-être plus de l’enfermement des réalisateurs et réalisatrices face à l'État moderne. Il y a peut-être un problème de compréhension de la part des réalisateurs-trices dans ce qu’est un néo-paysan, de ce qu’est la forme-de-vie des néo-paysans en tant que positionnement politique et son objectif de vie. Toujours de la part des réalisateurs-trices, il s’agit peut-être d’une attention diminuée sur l’esthétique du film (et de ce fait sur les conséquences politiques qui en découlent) plutôt que sur le sujet du film. L’information prime sur la façon d’amener le sujet. Il s’agit peut- être d’un mélange des deux.

Dans ce chapitre, nous avons analysé l'espace cinématographique des documentaires sur les néo-paysans. Nous avons vu que cet espace visuel et sonore est principalement contracté selon le terme d'Agel. Il est réduit et replié sur la voix des néo-paysans. Ni le spectateur, ni le néo-paysan ne peut vivre dans un cadre aussi restreint. Lorsque l'espace est dilaté, il s'agit

principalement de « plan-paysage » qui repositionne le spectateur dans un rapport d'admiration passif. Appuyé par une musique de fosse, ces plans maintiennent le statut du spectateur dans une écoute didactique et anéantissent l'identité sonore du lieu. Or, nous avons vu qu'en vingt-deux secondes, les images peuvent parler d'elles-mêmes et s'ouvrir à nous. En s'ouvrant sur quelque chose de plus grand qu'elles, elles amplifient leurs sens et leurs significations quand bien même le son du lieu n'est pas présent. De ce fait, un espace vécu entre le film et les spectateurs se crée et leur permet de co-habiter l'espace filmique. Ces moments sont encore trop peu nombreux dans les documentaires sur les néo-paysans. La parole est omniprésente au point d'en oublier l'action, leur action politique qui prends son importance dans le quotidien des néo-paysans. En séparant la parole de l'action, leur poids politique reste invisible au sein de l'espace de l'apparence. Les néo-paysans ne nous apparaissent pas tel qu'ils sont. Cet espace de l'apparence fait écho au « partage du sensible » de Rancière où l'invisibilité des paysans ne leur donne pas de part dans l'espace de partage de la société. Avec l'aide de Rancière, nous allons maintenant examiner les constats politiques et esthétiques de la surabondance de l'entrevue.

3. Les constats politiques et esthétiques de la