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Connaissances d’ordre socioéconomique : les axes du débat et leurs évolutions

Dans cette thèse, une phase d’évaluation délibérative succède à l’analyse intégrée des scénarios. Ces deux phases ont été précédées par une phase pré-analytique visant à organiser les discours des parties prenantes (critères d’évaluation) et des experts (profils d’indicateurs) sur la gestion quantitative de de l’eau. Entre ces différentes phases, le problème se reconfigure et les axes de débat entre acteurs évoluent. Ainsi, par exemple, le scénario de concentration des capacités de stockage, initialement proposé par la Fédération de pêche comme un scénario de désanthropisation de l’hydrologie, est devenu, à l’issue de l’analyse intégrée, le scénario de la sécurisation de l’économie agricole, avant d’apparaître, au travers des évaluations multi-acteurs, comme le scénario du débat et des incertitudes. Je propose dans cette partie de revenir sur les axes de débat les plus structurants. Ces éléments de connaissances sont avant tout situés, c’est-à-dire relatifs à la situation particulière du territoire d’étude, mais peuvent faire écho à des discussions plus larges ou tenues sur d’autres territoires.

VII.2.1. Les trois principales lignes de débat dans le cas d’étude VII.2.1.1 Entretenir ou corriger la variabilité des hydrosystèmes ?

Les discours tenus par les parties prenantes rencontrées au cours de la campagne d’entretiens sur jeu de cartes ont révélé un clivage structurant entre acteur prônant l’entretien de la variabilité des hydrosystèmes et ceux pour qui la gestion de l’eau se doit, au contraire, de

116 « lisser » ces variations pour que la ressource disponible coïncide mieux avec les usages qui en sont faits. Ce clivage se ressent dans les discours sur le stockage, le changement climatique et la répartition géographique de l’eau (IV.1.1.).

Cependant, dans la suite de la démarche d’évaluation, ce clivage est devenu beaucoup plus sourd. Au niveau des indicateurs proposés par les experts, aucun indicateur ne permet d’aborder la question des régimes hydrologiques et de la fonctionnalité des cours d’eau, et les termes de « naturalité des régimes hydrologiques » et « altération de l’hydromorphologie » sont restés au stade de proto-indicateur (car ne pouvant être spécifié) dans la base de profils d’indicateurs constituée. Les experts ont essentiellement proposé des indicateurs caractérisant l’étiage ; et seuls ceux-ci ont pu être simulés. Le débat entre entretien et correction de la variabilité des ressources en eau est cependant ressorti, discrètement, lors des évaluations des scénarios par les acteurs. D’abord, ce débat est reparu dans l’usage de l’indicateur relatif au volume d’eau déstocké pour le soutien d’étiage (SE) : la diminution de ce volume équivaut pour la majorité des acteurs à une augmentation des réserves – utiles pour sécuriser la ressource face à divers types d’aléas – mais est vue par les APNE comme marquant une désanthropisation des dynamiques hydrologiques. Ensuite, le débat correction / entretien de la variabilité des hydrosystèmes transparaît au niveau des indicateurs ajoutés par les participants (Tab. 9) : alors qu’ARVALIS crée un indicateur « écart entre prélèvements réels et besoins théoriques des plantes » (logique d’adéquation de la ressource aux besoins), le groupe des organismes de stockage s’intéresse aux étiages hivernaux et au nombre de retenues (logique d’entretien des régimes hydrologiques et du fonctionnement naturel des cours d’eau).

Le débat entretien/correction de la variabilité des hydrosystèmes a été progressivement remplacé par un autre débat, sur les modèles d’agriculture à privilégier. Au-delà du problème posé par le manque d’indicateurs, l’absence de participation de la Fédération de pêche aux ateliers d’évaluation - acteur qui portait la question des régimes hydrologiques lors des premiers entretiens – a sans doute contribué à l’effacement progressif de cet axe de débat.

VII.2.1.2 Agriculture irriguée ou agriculture agroécologique ?

Un autre axe de débat concerne les modèles agricoles. Ce débat fait s’opposer, de façon schématique, un modèle d’agriculture diversifiée, respectueuse des sols et peu consommatrice d’intrants et d’eau en particulier (« agroécologique », ainsi que la définit les APNE) et un modèle d’agriculture « compétitive », insérée dans des filières globalisées et soutenue par l’irrigation.

117 L’expression la plus visible de ce débat ressort dans les évaluations des scénarios de réduction de la sole irriguée (ASSOL), de rotations culturales (ROTA) et de concentration des capacités de stockage d’eau (RET). Autour du scénario ASSOL se jouent deux visions des prairies naturelles (voir document de restitution à l’attention des acteurs, annexe 8) : support de biodiversité terrestre, favorisant l’infiltration de l’eau, nécessitant peu (ou pas) d’intrants, ou, à l’inverse, à contre-courant du contexte économique, car difficile à valoriser compte tenu du déclin de l’élevage. Autour du scénario ROTA, ce sont les semences de maïs qui divisent les acteurs : pour les uns, elles sont productrices de valeur ajoutée pour les exploitations qui les cultivent et d’emploi pour l’ensemble du territoire ; pour les autres, elles ne servent pas les marchés locaux, sont polluantes, et, compte-tenu de leur grands besoins d’eau, sont non-compatibles avec un contexte de changement climatique. Enfin, autour du scénario RET, l’opposition entre agriculture irriguée et agroécologie se fait jour autour de la question des transitions agricoles. Pour certains acteurs, notamment les APNE, la création de réserves engage à long terme le territoire dans la maïsiculture irriguée et à l’inverse réduit les incitations que les agriculteurs pourraient avoir à désintensifier leurs pratiques (agriculture intensive et irrigation étant associées dans ces discours). Pour d’autres acteurs, notamment la profession agricole, d’une part l’irrigation est vecteur de dynamisme économique – elle permet notamment le maintien ou l’installation de petites exploitations à haute valeur ajoutée – et d’autre part, il n’y a pas d’incompatibilité entre irrigation et agroécologie.

Le déplacement du débat de l’hydrologique vers l’agricole, que l’on pourrait interpréter comme la conséquence du cadre d’analyse proposé (avec notamment beaucoup d’indicateurs agricoles), apparaît pleinement assumé par les acteurs en présence. En effet, lors des ateliers d’évaluation, les différents acteurs ont exprimé, au travers des indicateurs qu’ils ont ajoutés, une demande pour plus d’indicateurs agricoles, relatifs à l’emploi, aux pratiques, à la qualité et à la diversité des productions. Une autre déclinaison de ce débat sur l’agricole concerne les justifications avancées pour soutenir une meilleure efficience de l’irrigation.

VII.2.1.3 Mieux valoriser l’eau ou moins en consommer ?

Le débat sur les finalités d’une irrigation plus efficiente est à la fois constant (il traverse l’ensemble des étapes de la démarche) et relativement silencieux (il ne fait pas l’objet d’oppositions ouvertes). Par ailleurs, on peut le considérer comme un débat corolaire à celui sur les modèles d’agriculture, présenté dans la sous-partie précédente : « mieux valoriser l’eau »

118 se rapporte à un modèle d’agriculture irriguée et « moins consommer d’eau » renvoie plutôt à un modèle d’agriculture agroécologique.

Lors des entretiens sur jeu de cartes, la question de l’efficience de l’eau était déjà présente. Majoritairement mise en avant en tant que performance agronomique visant à mieux valoriser la ressource, d’autres argumentaires se détachaient de cette vision : une irrigation plus efficiente pouvait signifier également une moindre charge de travail pour les agriculteurs ayant de grandes exploitations à maintenir ou une contribution à la préservation des milieux. De même, dans les indicateurs proposés par les experts, une vision d’agronome, avec des indicateurs rapportant une quantité agricole à une quantité d’eau prélevée (ou à une charge d’irrigation) s’opposait à une vision d’hydrologue, mobilisant des indicateurs exprimant la quantité d’eau incorporée dans chaque tonne ou euros produite par l’agriculture. Quand les indicateurs proposés par les agronomes renvoyaient à un problème de valorisation de l’eau, ceux proposés par les hydrologues renvoyaient à un problème de surconsommation d’eau.

Lors des évaluations par les acteurs, ce débat est également resté relativement silencieux, malgré un scénario activant le levier d’efficience de l’eau (scénario OAD). Le scénario OAD est en effet apparu comme le plus consensuel des quatre scénarios évalués. Ceci peut notamment s’expliquer par le fait que ce scénario améliore la valorisation de l’eau et réduit les prélèvements, ce qui permet de réconcilier les deux visions de l’efficience de l’eau qui s’opposaient dans les discours des parties prenantes et des experts. Cependant, l’usage des indicateurs indique que le débat persiste. Les indicateurs de prélèvements sont apparus spécifiques à certains groupes d’acteurs (en premier lieu les services de l’Etat et les APNE) et à certains critères (préservation de la biodiversité, adaptation des activités au changement, sécurité des populations et lisibilité de l’action publique). A l’inverse, les indicateurs d’efficience, rapportant l’ « agricole » à l’ « hydrologique », ont été préférentiellement mobilisés par d’autres acteurs (ARVALIS, CA, PETR) et pour parler d’autres critères (création de richesses et emploi local, efficience). Compte tenu de ces différences d’usage, on peut supposer que dans le cas d’effet rebond, le consensus apparent sur le scénario OAD s’effriterait.

VII.2.2. Une nouvelle perspective sur l’opposition entre gestion de l’offre et gestion de la demande

L’opposition entre un paradigme de l’offre et un paradigme de la demande dans la gestion des ressources en eau (Gleick, 2000) résonne à l’échelle locale, et particulièrement dans le Sud-Ouest de la France, une région où les apports en eau (pluviométrie et apports exogènes) sont

119 relativement faibles et l’agriculture irriguée développée. Dans le cas d’étude, cette opposition ressort dans l’évaluation des scénarios (VI.2.1) : sur de nombreux critères, les scénarios qui réduisent les prélèvements d’eau (OAD, ROTA, ASSOL) se distinguent de celui qui les accroît (RET). Ce clivage est souligné par d’autres auteurs. Marcant (2005) indique que dans le débat public sur le barrage de Charlas (barrage visant à soutenir les étiages de la Garonne), cette opposition a été particulièrement vive, rendant la concertation difficile : les défenseurs du projet mettaient en avant le bien-fondé du barrage pour sécuriser les ressources en eau et éviter des conflits d’usage quand les opposants au projet plaçaient l’essentiel de leur critique sur le modèle agricole – intensif – soutenu par ce projet. De même, dans le cadre des mesures d’adaptation au changement climatique sur l’axe Garonne, Simonet et Salles (2014) ont montré que l’argument du changement climatique servait des propositions contradictoires : stocker l’eau l’hiver pour la redistribuer l’été (gestion de l’offre) ou engager une transition vers une agriculture moins irriguée (gestion de la demande).

Au vu de ces différents exemples, il apparaît que les partisans d’une gestion de l’offre s’appuient préférentiellement sur une logique hydrologique (de correction de la variabilité de la ressource en eau) et que les partisans d’une gestion de la demande s’appuient plutôt sur une logique agricole (critique de l’agriculture intensive). La particularité de notre cas d’étude est de mettre en évidence que les deux logiques – agricole et hydrologique – sont à l’œuvre pour défendre une gestion de l’offre ou une gestion de la demande. Pour argumenter en faveur du stockage, un argumentaire est celui de la correction des « inégalités de la Nature » (selon le vocable qui avait présidé à la construction du canal de la Neste, (Sara Fernandez, 2014) et un autre est celui du maintien d’exploitations et de filières à haute valeur ajoutée dans les territoires ruraux. Ces argumentaires sont endossés par les acteurs de la profession agricole (chambres d’agriculture, filières) et du développement local (Conseil départemental, PETR). Pour contester les infrastructures de stockage et défendre un usage plus réduit de l’eau, des argumentaires hydrologique et agricole existent également : le premier (hydrologique), porté notamment par la Fédération de pêche, s’organise autour de l’entretien de la variabilité spatiale et temporelle dans les hydrosystèmes, vu comme la pierre angulaire de la préservation de la biodiversité et de la qualité de l’eau, et le second (agricole), défendu par les APNE, met en avant la nécessité d’engager une transition agroécologique de l’agriculture.

Plus encore, plusieurs éléments laissent entrevoir que les deux logiques – agricole et hydrologique – ne sont pas toujours congruentes. Les reconfigurations du débat sur le scénario

120 de concentration des capacités de stockage en sont les plus illustratives. Ce scénario a été initialement proposé par la Fédération de Pêche selon une logique hydrologique : le remplacement de multiples retenues par une unique grande retenue visait à relâcher la pression anthropique pesant sur les petits cours d’eau (l’eau pouvant ruisseler vers les cours d’eau sans être interceptée par des retenues) et à avoir un stockage d’eau plus efficient (moins de pertes par évaporation, moins de stagnation…). Or, dans la logique agricole poursuivie par le groupe des APNE lors des ateliers d’évaluation, ce scénario est d’abord considéré comme un engagement de long terme en faveur de l’agriculture irriguée et plus généralement d’un modèle agricole intensif ; à ce titre, ce scénario est jugé inacceptable. Ainsi, par-dessus les coalitions de type « gestion de l’offre » et « gestion de la demande » –qui restent structurantes dans le territoire d’étude - d’autres coalitions semblent se dessiner dès lors que l’on se positionne dans une optique de gestion spatiale de l’eau (Narcy & Mermet, 2003). D’un côté les maîtres d’ouvrage et gestionnaires des cours d’eau peuvent s’allier sur des projets de gestion spatialement différenciée de l’eau, comme par exemple l’effacement de petites retenues remplacées par de gros réservoirs de substitution (ce type d’alliance est apparu lors de la restitution collective, CACG et techniciens de rivières unissant leurs voix pour défendre l’intérêt du scénario RET). De l’autre, acteurs du développement local et APNE peuvent s’entendre sur une ligne agricole, visant à promouvoir des pratiques plus agroécologiques et des filières territorialisées (ce type d’alliance peut être auguré à l’aune des bonnes relations qu’entretiennent FNE et le PETR Midi-Quercy sur le territoire).

Ainsi, les discussions sur la gestion quantitative de l’eau, dans notre cas d’étude, s’organisent autour de deux axes : l’hydrologie et l’agriculture. Dans le cours de la démarche, compte-tenu aussi de l’évolution des participants, la discussion « hydrologique » cède la place à la discussion « agricole ». Le débat agricole s’exprime de façon ouverte sur les modèles d’agriculture à promouvoir (irriguée ou agroécologique) et de façon plus discrète à propos des façons de concevoir une utilisation efficiente de l’eau (pour mieux la valoriser ou pour moins la consommer). Les deux axes d’argumentation (hydrologique et agricole) peuvent coïncider dans la défense d’une gestion de l’offre ou d’une gestion de la demande en eau : stocker plus peut servir à corriger la variabilité naturelle des hydrosystèmes, qui est source d’inégalités et de « gaspillage », ou à soutenir une agriculture irriguée génératrice de richesses et d’emploi ; contraindre les prélèvements peut permettre d’améliorer le fonctionnement des cours d’eau ou de stimuler une transition agroécologique de l’agriculture. En cela, notre cas d’étude se distingue d’autres débats, où la gestion de l’offre est soutenue par un argumentaire

121 hydrologique et la gestion de la demande est soutenue par un argumentaire agricole. Surtout, ce cas d’étude montre que dans le cadre d’une gestion spatiale de l’eau, avec par exemple des politiques agricole et d’aménagement du territoire qui seraient différenciées dans l’espace, le débat entre acteurs pourrait se reconfigurer autour d’une opposition entre ceux qui promeuvent une logique agricole et ceux qui défendent une logique hydrologique pour la gestion de l’eau.

VII.3. Connaissances d’ordre méthodologique : intérêt de la