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Conclusion du chapitre : une succession de compressions produisant deux cadrages - axiologique et technique - du problème

Au final, la construction de la grille de critères constitue une opération de compression, qui entend cependant représenter une diversité représentative de points de vue sur la gestion quantitative de l’eau. L’examen des entretiens permet de montrer qu’il existe des conflits de valeurs très ancrés, notamment autour de deux principes irréconciliables : réduire les « inégalités » temporelles et géographiques que produit l’eau pour satisfaire les besoins humains (essentiellement l’été) ou entretenir le plus possible les dynamiques naturelles dans les hydrosystèmes, ce qui, en plus de préserver la biodiversité, occasionne des bénéfices multiples (services) ne pouvant être compensés par les infrastructures humaines. Ce n’est donc pas tant les enjeux qui diffèrent – personne n’osera dire que l’économie ou l’environnement est sans importance – mais bien davantage les conceptions des relations Homme-Nature invoquées et les principes de « bonne gestion » soutenus. Cependant, dans les débats et plus encore dans

79 l’évaluation de scénarios ex ante, c’est un langage technique, constitué en indicateurs, qui a droit de cité.

La recherche d’indicateurs auprès d’experts ne fait pas complètement taire les divergences : on retrouve ainsi des visions d’hydrologues et des visions d’agronomes, et parmi les visions d’agronomes, des indicateurs différents d’un groupe à l’autre. Cependant, les lignes de débat ne se situent pas forcément au même endroit entre experts et entre parties prenantes. De plus, des réductions s’opèrent lors de la traduction des critères en indicateurs, qui ici donnent un cadre territorial et agricole à l’évaluation des scénarios de gestion de l’eau. Les représentations axiologiques et techniques de la situation sont donc partiellement disjointes - ceci quand bien même experts et parties prenantes sont pour partie les mêmes personnes, et quand la méthode choisie pour mettre au jour ces représentations est ascendante.

Le passage à la modélisation produit de nouvelles réductions, d’autant que le modèle utilisé dans cette thèse a été développé pour entrer en adéquation avec des problématiques gestionnaires et opérationnelles. Ce constat ouvre la voie à deux approches possibles : une approche analytique, pour laquelle le modèle peut être central, et où les indicateurs produits permettent de révéler certains enchaînements et certains arbitrages ; et d’autre part, une approche délibérative, où les indicateurs produits par le modèle ne sont que des arguments parmi d’autres, et dont l’objectif n’est pas de faire émerger un consensus en faisant taire des « passions » mais de se saisir du langage commun que constituent les indicateurs pour organiser le débat. Ce sont les résultats de ces deux approches que nous présentons successivement dans les deux chapitres suivants.

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Chapitre 5 : Résultats des simulations et analyse intégrée des

scénarios : le pilotage assisté de l’irrigation apparaît comme

un scénario « sans regret », les rotations culturales comme le

scénario « de l’environnement » et la concentration du

stockage de l’eau comme le scénario « de l’économie »

Ce chapitre renvoie à l’article Strategies for improving the quantitative status of water in agricultural landscapes – a contribution from integrated assessment and modeling (Allain et al., soumis, annexe 3). Aussi, je ne reviendrai ici que sur les principaux résultats de la simulation des scénarios, reportés dans le tableau 5 (traduit d'après le tableau 1 de l’article), enrichis par des références à d’autres indicateurs (livret d’indicateurs, annexe 7). Je conclurai sur les biais et angles morts du modèle et leurs implications pour certains scénarios.

Tableau 5. Résultats des simulations des scénarios

REF : Situation de référence ; ASSOL : réduction de la sole irriguée ; OAD : pilotage de l’irrigation avec un outil d’aide à la décision ; RET : concentration des capacités de stockage ; ROTA : Rotations

culturales

Scénarios REF ASSOL OAD RET ROTA

Indicateurs

Moyenne interannuelle (sur 13 années

simulées)

Variation par rapport à REF (sur 13 années simulées)

Prélèvements totaux 13.4 hm3 -12% -33% +24% -42%

Volume total déstocké 5,3 hm3 -2% -18% -6% -26%

Nombre de jours sous le DOE 43 jours -1% -11% -6% -14%

Débit moyen estival

(juin- septembre) 11.8 m3/s +0.1% +1.7% +1.3% +2.7%

Restitution au milieu 274 mm +1.1% +2.3% -1.8% +6.0%

Production totale des

grandes cultures 119 030 t -11% -0.4% +3.5% -12.0%

Rendement moyen des grandes

cultures 5.6 t/ha -3.9% -0.4% +3.5% -12.0%

Marge brute moyenne par hectare

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V.1. Ce que montrent les simulations : les relations entre indicateurs

diffèrent fortement d’un scénario à l’autre.

Tous les scénarios qui jouent sur la demande en eau engendrent logiquement une baisse des prélèvements. Cette baisse est très marquée avec les rotations culturales (ROTA, -42%) et l’optimisation du pilotage de l’irrigation (OAD, -33%) et plus faible dans le cas de l’arrêt de l’irrigation sur les zones non-réalimentées (ASSOL, -12%). Ces baisses des prélèvements provoquent une augmentation des débits de l’Aveyron (débit moyen estival et nombre de jours sous le DOE, Tab. 5), mais de manière non proportionnelle à la baisse des prélèvements, en raison du rôle déterminant des « débits d’entrée » à l’amont du bassin.

Ainsi, le scénario ASSOL a des effets insignifiants sur les débits simulés à l’exutoire de l’Aveyron - les changements introduits ne concernant que des parcelles éloignées de cette rivière et où les cultures sont de surcroît peu consommatrices d’eau. La conséquence principale de ce scénario ne concerne au final pas l’hydrologie de l’Aveyron mais l’agriculture : ce scénario engendre une importante réduction de la production céréalière (-11%), du fait de la réintroduction de prairies.

Le scénario ROTA permet quant à lui de limiter le recours au soutien d’étiage (-26%) tout en améliorant sensiblement les débits d’étiage. Bien qu’il s’agisse du scénario qui réduit le plus l’occurrence de crises, on est loin de les abolir (-14%, en moyenne, cela ne représente que 5 jours en moins par an sous le DOE). En revanche, ce scénario marque une tendance à la hausse des débits estivaux, notamment en juillet (Allain et al, soumis), et de la restitution de l’eau de pluie à l’hydrosystème (+2,3%). C’est également le seul scénario à entraîner une augmentation importante du VCN10 (valeur minimale du débit sur 10 jours consécutifs, +14%), et plus significativement encore les années sèches (annexe 7). Ce scénario marque donc possiblement une dés-anthropisation des régimes hydrologiques et un adoucissement des étiages les plus sévères sur l’Aveyron. Ces améliorations environnementales se font au prix d’une importante diminution de la production (-12%) et des marges agricoles (-9%), le maïs étant remplacé 3 années sur 4 par des cultures moins productives et moins rentables.

Le scénario OAD (introduisant un pilotage de l’irrigation assisté) entraîne un arrêt plus précoce de l’irrigation et par conséquent une rehausse du niveau de l’Aveyron en fin d’été (Allain et al, soumis) : le déstockage pour le soutien d’étiage s’en trouve réduit (-18%) de même que le nombre de jours de crises (-11%). Les effets de ce scénario sur la quantité d’eau restituée au milieu et sur le VCN10 (qu’il améliore surtout les années moyennes) sont moins nets que

82 dans le cas du scénario de rotations culturales (ROTA). En revanche, à sa différence, le scénario OAD évite de dégrader l’économie agricole (-1% seulement sur les marges brutes en grandes cultures), si bien que les résultats de nos simulations en font un scénario « sans regret ». Enfin, le scénario RET (de concentration des capacités de stockage dans trois grandes retenues de substitution) est le seul à engendrer une augmentation des prélèvements d’irrigation (+24%). Dans ce scénario, la capacité de stockage totale reste inchangée, ce qui montre que lorsque les irrigants sont connectés à des infrastructures collectives, ils ont plus de facilités à satisfaire leur demande d’eau. En effet, une compensation s’opère entre ceux qui initialement avaient une réserve sous-utilisée et ceux pour qui elle était limitante. En conséquence, les rendements des cultures de maïs sont mieux sécurisés les années sèches, ce qui améliore de façon non-négligeable la marge brute moyenne des maïsiculteurs (+9%) et réduit fortement ses variations d’une année sur l’autre (annexe 7). Avec ce scénario, le soutien d’étiage et les débits d’étiage s’améliorent légèrement malgré l’augmentation des prélèvements, car ceux-ci s’effectuent en grande partie à partir des retenues de substitution, remplies par pompage hivernal. Cependant, comme les agriculteurs irriguent plus, la quantité d'eau restituée au milieu diminue (-1,8%). Ces résultats de simulations sont contingents de la situation de référence (période 2001-2013 et territoire de l’Aveyron aval – Lère). Celle-ci se caractérise notamment par un taux de satisfaction de la demande en eau élevé (supérieur à 90%, en moyenne pour l’ensemble du territoire et de la période de simulation, annexe 7), et des tours d’eau de « sécurité » en fin de saison. Dans d’autres zones du bassin Adour-Garonne (ou d’autres bassins), où les irrigants ont déjà mis en œuvre des stratégies d’économie d’eau, le scénario OAD pourrait à l’inverse inciter les agriculteurs à mieux satisfaire les besoins des plantes, et entraîner une augmentation des prélèvements. De même, dans un territoire où le nombre de retenues sous-utilisées serait plus anecdotique, une mutualisation des capacités de stockage entraînerait vraisemblablement une hausse plus limitée des prélèvements. Enfin, les résultats économiques des scénarios dépendent directement des prix de ventes des cultures, que l’on sait fluctuants, et du système de tarification de l’eau, très variable d’un bassin à l’autre. Les effets des scénarios sur les marges simulées sont donc difficilement généralisables à d’autres territoires et ne sont que faiblement informatifs quant au futur de l’économie agricole dans le territoire d’étude.

Au total, les simulations informatiques montrent bien que les relations entre prélèvements, hydrologie et production agricole sont non-linéaires, ce qui est logique pour un système complexe tel que celui de gestion de l’eau décrit par le modèle. Au travers des simulations, le

83 scénario de pilotage de l’irrigation assisté (OAD) apparaît comme un scénario sans regret (intéressant pour l’environnement et la gestion opérationnelle de l’eau et sans désavantages marqués pour l’agriculture) ; le scénario de réduction de la sole irriguée (ASSOL) ne semble présenter aucun intérêt et même poser de potentiels problèmes au niveau des filières céréalières compte-tenu de la baisse de la production en grandes cultures ; le scénario de rotations culturales (ROTA) semble le plus favorable à l’environnement et à la gestion opérationnelle de l’eau mais le pire pour l’agriculture ; quand le scénario de concentration du stockage d’eau (RET) se présente à l’inverse comme celui qui sécurise l’économie agricole.

V.2. Ce qui échappe aux simulations : les petits cours d’eau, les

hautes eaux, les « autres » cultures, et les effets rebonds.

Le modèle MAELIA présente un certain nombre de limites qui font que les effets des scénarios sur l’hydrologie et l’économie agricole sont plus ou moins bien reflétés par les résultats des simulations.

En ce qui concerne l’hydrologie, le modèle présente deux limites importantes. D’abord, il n’a pas été calibré pour rendre compte des phénomènes en période hors étiage, et en particulier les périodes de hautes eaux. Ainsi, le scénario RET, qui introduit un pompage hivernal dans l’Aveyron, impacte forcément l’hydrologie pendant la période de hautes eaux, donc le régime hydrologique, mais ces effets ne peuvent être mis en lumière par les simulations. Ensuite, SWAT est un modèle conçu pour représenter les flux d’eau à l’échelle de grands bassins versants, et reproduire la dynamique des débits qui en résulte. Ainsi, le modèle est bien adapté pour simuler les débits à l’exutoire de l’Aveyron, mais beaucoup moins pour les débits de ses affluents. De fait, avec MAELIA (qui reprend les formalismes de SWAT), on représente assez fidèlement la dynamique des débits (d’étiage) au point nodal de Loubéjac à l’exutoire de l’Aveyron. En revanche, on représente beaucoup moins bien les débits au point nodal de Réalville (sur la Lère) et cela devient impossible pour les plus petits affluents. En conséquence, les scénarios RET (concentration du stockage) et ASSOL (arrêt de l’irrigation sur les zones non-réalimentées), qui relâchent la pression de prélèvements sur certaines petites rivières, peuvent présenter des intérêts pour celles-ci, mais ces effets échappent à la simulation. De même, les effets des différents scénarios sur les débits de la Lère, qui peuvent être éloignés des effets

84 simulés pour l’Aveyron, ne peuvent être estimés de façon fiable. Ainsi, le respect du DOE au point nodal de Réalville est un indicateur absent des résultats de simulation. Le seul proxy accessible pour appréhender les effets des scénarios sur les différents affluents de l’Aveyron est le volume prélevé sur les bassins versants correspondants. Or, comme on l’a vu, les prélèvements ne sont pas directement corrélés aux débits, ce qui en fait un proxy de mauvaise qualité, mais le seul disponible pour représenter des effets hydrologiques différenciés dans l’espace.

Concernant son module agricole, MAELIA souffre également de limites qui fragilisent l’analyse des effets des scénarios, notamment ASSOL (réduction de la sole irriguée) et OAD (pilotage de l’irrigation assistée), sur l’agriculture. Premièrement, le modèle de croissance des cultures (AqYield) n’est adapté qu’aux grandes cultures. Il ne permet pas de simuler la production des prairies et des vergers. Cela conduit à ne calculer les indicateurs de rendement, production agricole et marges brutes que pour les grandes cultures et donc à considérer implicitement les prairies comme des espaces non-productifs (cas du scénario ASSOL). De la même manière, un scénario qui introduirait de nouveaux vergers ou modifierait les espèces cultivées ne pourrait pas être évalué à l’aune d’indicateurs de production correctement simulés. Deuxièmement, AqYield calcule la croissance végétale en fonction d’un taux de satisfaction hydrique des besoins théoriques de la plante (Constantin et al., 2015) ; aussi, il ne permet pas d’intégrer des facteurs biotiques qui pourraient limiter le développement des plantes (par exemple des ravageurs, que l’on peut supposer moins nombreux dans les scénarios de diversification des cultures), ni de rendre compte des effets de l’apport en eau sur d’autres caractéristiques des cultures, comme leur qualité. Ainsi, le scénario OAD qui met en place une irrigation « théorique » fondée sur le modèle AqYield (Allain et al., soumis ; voir également la description des scénarios en annexe 6), conduit à supprimer l’irrigation des blés et des tournesols car elle ne participe pas directement à leur croissance, ce qui peut avoir des effets – non estimés – sur leur qualité.

Une autre précaution est nécessaire dans l’interprétation des résultats de simulation du scénario OAD, lié à l’absence de prise en compte de potentiels effets rebond. Dans le scénario OAD, l’optimisation qui est faite des apports en eau se traduit entièrement par une réduction des prélèvements. Or, ce lien de cause à effet est critiqué par certaines études, dont celle de (Ward & Pulido-Velazquez, 2008) qui indique une augmentation des prélèvements et une dégradation de l’eau restituée au milieu dans le cas de stratégies d’optimisation de l’eau. Il

85 pourrait en effet se produire une forme d’effet rebond, la demande en eau augmentant suite à une innovation technologique augmentant l’efficience de la ressource. A la différence de l’effet rebond « classique », dans le cas de l’irrigation, ce phénomène n’est pas expliqué par une diminution du coût d’irrigation d’un hectare agricole, la consommation d’eau étant généralement peu sensible aux prix de l’eau. Les effets rebond observés suite à l’introduction de technologies plus efficientes pour l’irrigation peuvent s’expliquer par plusieurs mécanismes (non simulés) : la réallocation de volumes d’eau économisés à d’autres parcelles, une volonté de « retour sur investissement » qui stimule l’irrigation de nouvelles surfaces, ou encore une automatisation du déclenchement de l’irrigation permettant de lever des contraintes de main d’œuvre (Dumont, Mayor, & López-Gunn, 2013).

V.3. Principaux enseignements : rôle de la géographie, différences