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Le patrimoine au quotidien 

Carte 11 Fragmentation du territoire et restrictions de mouvement des habitants de Naplouse en

C. Connaître et maîtriser : Abû Ziyyâd

Cette reconstruction, dans le discours, d’une maîtrise des méthodes israéliennes est une manière de réduire ce qu’elles peuvent avoir de discriminatoire et de vexatoire, et de mettre en évidence une règle claire à laquelle on puisse se raccrocher. Un bref détour par un personnage qui travaille, lui aussi, dans le transport des biens, me permettra d’affiner un peu l’analyse de ce mode de connaissance du système israélien, qui vise à tenter de maîtriser – ou du moins de gérer – l’arbitraire.

C’est un peu par hasard que je fus mise en contact avec Abû Ziyyâd. Un jour de juillet 2006, j’accompagnai, Hakîm qui passait à son bureau pour lui payer ses services de transitaire de biens. Abû Ziyyâd aidait l’ONG de Hakîm, Project Hope, à exporter du savon en Autriche193. Abû Ziyyâd est un broker (courtier) : dans la mesure où l’exportation des biens palestiniens vers l’Europe et les Etats-Unis doit nécessairement passer par le territoire israélien (par l’aéroport Ben Gourion ou par le port de Haïfa), son travail consiste à mettre en

192 Extrait du journal de terrain, savonnerie Tûqân, mars 2006.

193 Project Hope, tout comme une autre ONG à Naplouse (Darna), avait décidé de se lancer dans l’exportation de savon afin de financer ses travaux (essentiellement éducatifs auprès des enfants des régions défavorisées de Naplouse). J’y reviens plus loin.

relation des producteurs palestiniens avec des agents israéliens, de manière à faciliter l’exportation. Je trouvai chez Abû Ziyyâd un discours de rationalisation de la contrainte qui me rappela, mutatis mutandis, celui d’Ahmad Dweikât.

Il me faut brièvement remettre l’entretien que j’eus avec lui dans son contexte : à cette époque, la guerre menée par Israël au Liban194 avait éclaté depuis quelques jours. Le jour de l’entretien, l’ambiance était « chaude » dans les rues de Naplouse ; je me trouvais à la savonnerie Tûqân, vers les 9 heures et demie du matin, quand des cris de joie éclatèrent au Dawwâr. Je m’enquis de ce qui se passait. La nouvelle arriva quasiment tout de suite : le Hezbollah avait lancé des missiles contre Haïfa, on comptait neuf morts israéliens. On entendait des manifestations de joie dehors : cris, coups de feu. Amîn, qui entre-temps avait allumé la radio, et appelé sa sœur pour qu’elle ouvre la télévision, commenta : « Les espions israéliens maintenant vont informer les responsables que nous faisons la fête, comme ça, à la prochaine invasion on va s’en prendre plein la figure… » Puis : « Même s’il n’y avait pas eu de morts, les Israéliens ont peur des missiles du Hezbollah, ils se cachent. Pas comme nous les Arabes, dès qu’une bombe explose, on sort pour voir ce qui se passe… ». Amîn se désolidarisait ainsi en partie des « Arabes », et me livrait une image binaire, celle d’un peuple « organisé » et prudent face au danger, qui connaît la retenue (les Israéliens) face à la fawda (désordre) des « Arabes »… Le lendemain, Amîn téléphona d’ailleurs à son agent Miki à Haïfa, pour prendre de ses nouvelles. Il le trouva chez lui et non à son bureau. Il raconta à toute l’assemblée que le missile était tombé à cinquante mètres de chez lui ! « Ils sont pas habitués, les pauvres, ça ne leur est jamais arrivé », conclut-il. Loin de se réjouir de la peur des Israéliens (ce qui était pourtant le cas d’une bonne partie de la population), Amîn montrait plutôt une forme de proximité, qui s’exprimait par le fait qu’il comprenait parfaitement ce que vivait son agent israélien.

Ce jour-là, je ne sortis pas tout de suite de la savonnerie, à cause des coups de feu, puis, un peu avant dix heures, je me rendis au bureau d’Abû Ziyyâd. Voici ce que je consignai après notre entretien.

Le bureau d’Abû Ziyyâd est dans un immeuble près de Rafîdîa. Dans un décor design, climatisé à fond, il a une pièce à part, avec la télévision allumée en hébreu (mais le volume est muet : il suit les derniers développements de la situation à Haïfa, tout en travaillant). Abû Ziyyâd m’accueille dehors, me demande d’attendre quelques instants, me sert une tasse de

194 Il s’agit de la guerre qu’Israël mena en juillet-août 2006 contre le Liban, en « riposte » au kidnapping, par le Hezbollah libanais, de soldats israéliens. Visant en théorie les brigades du Hezbollah, elle s’attaqua en réalité à l’ensemble de la population et des infrastructures libanaises.

café sâda ; il me dit qu’il a des hôtes. J’entends, à l’intérieur, des éclats de voix. Manifestement Abû Ziyyâd a un problème avec un client mécontent (un problème de container à Haïfa, peut-être que cela a un rapport avec la situation politique). L’un des deux hommes part très en colère. Abû Ziyyâd me reçoit enfin, il est petit, moustachu, la quarantaine, affable. Il s’excuse d’avance de devoir répondre au téléphone pendant l’entretien, me demande simplement de ne pas enregistrer les conversations téléphoniques. Plusieurs téléphones (deux portables et un fixe) sonnent à tour de rôle, il répond tour à tour en hébreu, en arabe. Il parle par exemple « d’envoyer des marchandises à Yoram [prénom hébreu] ». Ce que je retiens de notre entretien est l’idée essentielle qu’il tente de faire passer : ce qui semble compliqué (faire transiter des marchandises par Israël pour importer ou exporter), en réalité ne l’est pas. En Israël il y a des règles qui s’appliquent à tous, seulement pour les Palestiniens il y a une fouille intensive (« taftîsh mukathaf »).

On trouve dans le bureau d’Abû Ziyyâd de nombreux éléments classiquement révélateurs de l’imbrication des deux espaces israélien et palestinien, sous contrôle israélien, en particulier le dédoublement des téléphones portables195. Abû Ziyyâd, qui maîtrise l’hébreu, préférait regarder les nouvelles sur les chaînes israéliennes : la connaissance de la situation à Haïfa était pour lui cruciale. A l’évidence, il ne partageait pas l’euphorie de la rue : l’état d’urgence créé par les missiles Katioucha à Haïfa était la cause d’un ralentissement du travail, car les agents israéliens étaient dans des abris au lieu d’être à pied d’œuvre.

Abû Ziyyâd définissait son travail comme celui d’un « conseiller » (mustashâr) : il faisait profiter les autres de son expérience (khibra), remplissant ainsi ce qu’il voyait comme un vide : « il n’y a pas de brokers palestiniens », me dit-il. La multitude des barrages, contrôles et permis à obtenir pour faire transiter des biens, puis les exporter depuis le territoire israélien, peut en effet paraître une nébuleuse incompréhensible et donc insurmontable. « Les gens qui viennent me voir, ils pensent qu’exporter des produits c’est difficile. » Son travail était de limiter l’incertitude, « pour que celui qui vient me voir soit rassuré et ait des solutions à tous les problèmes ». Son expérience pratique et sa connaissance du terrain lui permettaient de rationaliser des situations qui paraissent rocambolesques ou impossibles. Rationaliser, c’est réduire : sa stratégie était de décomposer les problèmes : « La loi est claire, [je leur dis] prépare-moi 1-2-3-4, et je te fais tout marcher de la manière la plus simple possible. »

L’idée est donc de transformer la difficulté en une série d’étapes simples. Un camion palestinien ne peut pas entrer en Israël ? Qu’à cela ne tienne ; on envoie alors un camion à

195 Les Palestiniens utilisaient, pour la téléphonie portable, les lignes de la compagnie israélienne Cellcom (dont les numéros commencent par 052). En 1999 eut lieu la première communication sur les lignes de compagnie palestinienne de téléphones portables, qui porte le nom de Jawwal (dont les numéros commencent par 059). Jusqu’en 2007, il était impossible de joindre une ligne Cellcom avec un téléphone Jawwal et vice-versa, ce qui fait que de nombreux Palestiniens avaient deux téléphones (un Cellcom et un Jawwal).

plaques jaunes. Il s’agit de comprimer la contrainte, de sérier des mesures « d’exceptions en nombre limité », par rapport à une règle « claire » qui serait la même pour tous. En bref, s’adapter. Abû Ziyyâd qualifiait les contrôles de sécurité de l’euphémisme de fahs ou taftîsh (fouille) mukathaf (intensive). Ces termes édulcorent pourtant, à l’évidence, leur caractère humiliant en les réduisant à des questions techniques.

On pourrait avancer ici, comme élément d’explication à ce discours, une intériorisation du stigmate du Palestinien comme terroriste potentiel ; ou, du moins, la désignation d’une partie de la population comme telle, qui jetterait le discrédit sur tout le monde. Cela viserait à justifier la psychose sécuritaire israélienne, qui voit chaque Palestinien comme un poseur de bombe en puissance. Toutefois, plus probablement et plus simplement, s’exprimait ici la nécessité (pour Ahmad comme pour Abû Ziyyâd, chacun à son échelle) de se sentir maîtriser, d’une manière ou d’une autre, la situation. Il s’agissait de comprendre (sans forcément justifier, du reste) la manière dont les Israéliens « fonctionnaient ». « Si tu suis la loi, tu éloignes le problème. »

Ces affirmations (réduisant les complications des procédures de transport et d’exportation à des « détails techniques » (tafâsîl fanniyya)) construisaient dans le même temps une vision d’Israël comme Etat « ordonné » et organisé. « En Israël il n’y a qu’une seule loi, pas deux lois », me dit Abû Ziyyâd. La mention de ces « deux lois » renvoie en miroir à l’état du système juridique dans les Territoires palestiniens occupés, qui procède d’une multiplicité de systèmes en concurrence. Il est souvent, de toute manière, rendu inefficace par l’inexistence d’un appareil d’Etat, et la perte de légitimité croissante de l’Autorité palestinienne. Plus largement, elle renvoie au désordre (fawda) supposé des « Arabes », qui s’opposerait à l’ordre légal régnant en Israël, plus généralement en Occident. C’est seulement dans cette configuration que l’on peut comprendre ce commentaire ; car en ce qui concerne la juridiction israélienne sur les Territoires palestiniens occupés, c’est une politique du « deux poids, deux mesures » qui prévaut, la loi israélienne s’appliquant aux ressortissants israéliens (les colons), tandis que c’est la loi militaire qui vaut pour les porteurs d’une carte d’identité palestinienne196.

196 Il serait trop long ici de développer cette idée. Je reviens infra (Troisième partie, « la comparaison avec Israël, p. 410) sur cette vision de la société israélienne et notamment des rapports de travail livrée par les ouvriers, par opposition à leurs propres conditions de travail ; un certain nombre d’entre eux ont en effet travaillé en Israël avant de travailler dans les savonneries. Pour une mise au point sur les systèmes juridiques et les lois appliqués dans les Territoires palestiniens, je renvoie une nouvelle fois à Kelly, T., 2006, op. cit.

Ce qui rapproche, à mon sens, le discours d’Abû Ziyyâd de celui d’Ahmad Dweikât, est une condition qui les sous-tend, à savoir l’occultation de l’arbitraire des fouilles (et de celui des bouclages) ainsi que de leur caractère discriminatoire, pour insister sur une bonne connaissance du « système » israélien. J’effectue ce rapprochement, comme je l’ai dit, mutatis mutandis, car leur situation était très différente. Ahmad, en particulier, était beaucoup plus démuni devant l’imprévu qu’Abû Ziyyâd. L’épisode de la fermeture du pont aux marchandises, en avril-mai 2005, a révélé, malgré une rhétorique de la maîtrise, la fragilité et la précarité de sa position.

3°) La crise du pont (1)

Au mois d’avril 2005, au moment de la Pâque juive, le pont Damia des marchandises ferma « pour réparations ». Au début, cette fermeture ne devait durer que quelques jours ; mais, finalement, la situation s’éternisa, Israéliens et Jordaniens s’en renvoyant la responsabilité. Quarante jours s’écoulèrent avant qu’une coordination soit organisée avec le pont Allenby, pour acheminer les chargements d’huile, de savon, de pierres de construction, etc. qui attendaient d’être exportés. Quarante jours pendant lesquels Ahmad se retrouva au chômage technique, et où la production de savon accusa un sérieux ralentissement. Pendant toute la durée de la « crise » du pont, je rencontrais Ahmad régulièrement à la savonnerie Tûqân. Alors que je l’avais connu haut en couleur, voire gouailleur, il semblait brutalement désorienté, entre agitation et désœuvrement.

9 heures 45. En bas, je rencontre Ahmad Dweikât. Le pont est toujours fermé (…). Peut-être sera-t-il fermé jusqu’à la fin du mois. « C’est une catastrophe », me confie-t-il. Il doit y avoir trente ou quarante camions qui attendent de partir pour Amman. Il ne s’agit pas seulement du savon, mais aussi de l’huile, des pierres de construction, etc. Les commerçants appellent d’Amman pour savoir ce qui se passe. Ahmad me dit qu’ils [les commerçants de Naplouse] vont aller à la chambre de commerce, parler avec la coordination197 pour savoir pourquoi le pont est toujours fermé. Il est déprimé, et joue avec son chapelet, assis au bureau d’Amîn. Il me dit que le beîk l’a appelé ce matin198.

8 heures du matin. C’est Pâques. (…) Arrive Ahmad Dweikât, toujours déprimé car le pont est toujours fermé. Ça risque de durer encore deux ou trois mois, ce qui est un gros problème. Il n’a pas d’autre revenu que ce travail. Quant à vendre son camion, il n’y pense pas, personne ne l’achèterait. C’est un ancien modèle de 1965, « il a mon âge », dit-il.

197 La « coordination civile » (al-irtibât al-madanî) désigne le bureau régional de coordination (District

Coordination Office, couramment abrégé en DCO), instance issue des accords d’Oslo afin d’assurer le lien entre

les autorités de sécurité israéliennes et la nouvelle Autorité palestinienne. Les DCO-s sont au nombre de huit. C’est notamment par le biais du DCO que se font les demandes et les délivrances de permis.

Le savon est bloqué, ainsi que les autres marchandises qui doivent partir en Jordanie. Ahmad se plaint des muʽallim-s qui ne font pas ce qu’il faut. Ils devraient téléphoner aux Israéliens, faire pression sur eux (…)199.

Pour Ahmad, la fermeture du pont représentait une véritable catastrophe, son travail comme camionneur étant sa seule source de revenus. Cela expliquait que son désœuvrement et sa désorientation se soient traduits, au début, par une fébrilité et une agitation extrêmes, le temps qu’il s’habitue à la situation. Il lui fallait « faire quelque chose » ; il s’agissait du reste sans doute moins d’avoir une action réellement efficace que de s’occuper, et se « sentir » agir. Cette agitation (téléphoner, aller d’une savonnerie à l’autre) apparaissait aux ouvriers de la savonnerie Tûqân comme dénuée de sens ; fréquemment confrontés au chômage technique, ils s’agaçaient de voir Ahmad toujours pendu à son téléphone portable. Shâher, le plus jeune ouvrier de la savonnerie Tûqân, me dit une fois qu’Ahmad passait son temps à « pleurnicher » sur son sort. Durant les premières semaines de la crise, Ahmad tenta donc vainement, à son échelle, de « faire quelque chose » : s’adresser au syndicat des chauffeurs et au lobby des commerçants, chercher à alerter les médias.

La fermeture du pont eut une conséquence directe sur la production de savon : les exportations étant bloquées, le travail s’arrêta.

Vers 10 heures, je me dirige vers la savonnerie Tûqân. Je croise Amîn en chemin qui va à la banque. J’entre et je trouve Sultân, Ahmad Dweikât, Mûsâ, Abû Samîr. Le travail est fini. Abû Samîr met son keffieh sur la tête pour partir, Mûsâ se change. Ahmad passe des coups de téléphone pour savoir où ils en sont avec le pont. Il me dit que les chauffeurs ont contacté Al-Jezîra [la chaîne la plus regardée dans tout le monde arabe] pour aller voir ce qui se passe sur place. Walid al-‘Omarî, dit-il, le reporter dévolu à la Palestine, va aller prendre des photos et mettre l’opinion publique au courant. Ahmad et Mûsâ commentent la situation, mi-sérieux mi-riants : « On a vu le travail diminuer, diminuer… maintenant c’est fini. ». La prochaine tabkha est la dernière, ensuite plus rien. « Il vaut mieux en rire qu’en pleurer », conclut Ahmad. En réalité, il n’est pas de bonne humeur. Il peste contre les muʽallim-s qui ne font rien. (…)

Tout le monde s’en moque, constate Ahmad, devant le fait que la radio ne parle pas du pont fermé, le journal n’en parle pas non plus. Il me propose d’aller « voir Abû Zâfer » à la savonnerie Shakaʽa (là il me dira en me désignant le journal Al-Quds : « Est-ce que c’est américain ? Est-ce que c’est français ? Non, c’est palestinien alors pourquoi ils ne parlent pas du pont ? »). En chemin, Ahmad profite manifestement de ma présence pour se confier à mon oreille bienveillante200.

A mesure que la crise s’éternisait, l’agitation d’Ahmad et ses invectives exprimaient, en premier lieu, combien il se trouvait démuni. Ahmad en appelait tout d’abord, bien sûr, aux médias : la presse (le quotidien palestinien Al-Quds), la chaîne de télévision al-Jezîra, la

199 Idem, 1er mai 2005.

radio. Il les accusait de les oublier, renvoyant à un sentiment de relégation fréquent chez les habitants de Naplouse. Il téléphonait aussi aux intermédiaires auxquels il était quotidiennement confronté dans son travail : le responsable du pont, les officiers israéliens aux checkpoints. Qu’il s’agisse des médias ou des muʽallim-s, le constat était le même : « Tout le monde s’en moque ». Ceux qui « pouvaient faire quelque chose » ne s’intéressaient pas à son sort. Le sentiment d’impuissance et d’isolement d’Ahmad s’expliquait par la maigreur des solutions qui s’offraient à lui pour faire tourner sa maison : il avait acheté, trois mois auparavant, un taxi que conduisait un chauffeur sur la ligne Dawwâr-Balata. Cet argent, me dit-il, allait à sa femme pour la maison. Avec la fermeture du pont, l’achat était arrivé pile au bon moment. Cependant, un taxi n’était pas, selon Ahmad, un investissement bien fameux : « Tu hoches la tête, et tu as cinq voitures qui s’arrêtent autour de toi. »

Le travail de chauffeur de taxi représente un élément du grêle éventail de ressources dont disposait Ahmad, comme les autres habitants de Naplouse, en cas de besoin ; nombre d’entre eux exercent un second travail, en guise de courroie de sécurité, et le taxi est l’un des « travaux supplémentaires » (shughul idâfî) les plus populaires. Un certain nombre d’ouvriers des savonneries l’exercent également201. Mais il n’était que moyennement rentable, à cause du prix modique de la course et de la multiplicité des taxis. Ajoutons qu’à la différence des taxis de Ramallah, par exemple, les taxis de Naplouse ne peuvent guère sortir du périmètre de la ville ; il leur faut pour cela un permis spécial, ce qui réduit considérablement leur marge de profit202.

Le taxi se révéla tout de même utile. En 2007, Sultân (le secrétaire d’Amîn), à qui je demandais des nouvelles d’Ahmad, m’avait dit qu’il travaillait maintenant régulièrement comme taxi sur la ligne de Balata, les jours où il ne transportait pas de marchandise. « Il dit que c’est mieux que de rester ici pour rien (‘al-fâdî) ». Ahmad commenta plus tard à mon intention : « Je ne transportais plus que 2-3 fois par mois ; et puis Masrî a fermé. Il ne restait plus qu’ici [Tûqân] et celui-là [Shakaʽa]. »

201 On aura l’occasion d’y revenir.

202 A l’heure où j’écris ces lignes, l’administration israélienne a depuis juillet 2009 relâché une partie de sa pression sur Naplouse : le checkpoint de Huwwara a été allégé, de sorte que les Palestiniens peuvent le franchir en voiture. Il faut cependant considérer ces améliorations avec prudence : si ces mesures ont incontestablement permis d’augmenter le trafic et de rétablir une certaine activité économique à Naplouse, les checkpoints sont toujours présents et les soldats prêts à le fermer à la première anicroche. Ces procédés d’amélioration partielle entrent d’ailleurs, selon un certain nombre de mes interlocuteurs, dans une stratégie classique du Likoud (parti de l’extrême droite israélienne actuellement au pouvoir) visant à desserrer l’étau économique afin d’étouffer les revendications territoriales des Palestiniens.

Au-delà des difficultés propres à l’industrie du savon et à sa survie, la trajectoire et le témoignage d’Ahmad Dweikât montrent donc les difficultés croissantes que les acteurs