Au Guatemala, s’en est suivi la création de l’Institut indigèniste en 1945, directement lié au
ministère de l’éducation. L’accord de création justifie l’intégration sociale sous un postulat aux
échos paternalistes :
« Que le Guatemala, au sein de sa constitution ethnique fait face au problème de groupes
indigènes. Ils ont une culture dont les valeurs positives doivent être protégées, mais il est
né-cessaire de les stimuler pour que s’élève leur niveau culturel, social et économique, et qu’ils
contribuent de la meilleure manière possible à l'intégration d'une nationalité forte. La
Consti-tution de la République, dans l’incise 15 de l'article 137, prévoit la création et le maintien
d'institutions qui concentrent leur attention sur les problèmes indigènes et assurent l'assistance
de l’État pour la prompte résolution de ces problèmes »
32L’Institut indigéniste guatémaltèque définit le problème indigène comme relevant de
l’édu-cation
33. L’indigénisme guatémaltèque diffère du mexicain dans le sens où il est profondément
influencé par le culturalisme états-unien. Le renversement du paradigme de l'indigénisme
assi-milateur s'opère dans le contexte particulier de la guerre froide et du conflit armé des années
1970
34. La construction nationaliste fondée sur l’assimilation des populations indigènes se voit
remise en question par le débat sur la multiculturalité qui vise à reconnaître les différences
culturelles, ethniques ou identitaires
35.
29. Casaús Arzú.
30. Delacroix,De pierres et de larmes.
31. Guillaumin,Sexe, race et pratique du pouvoir.
32. www.unesco.org/culture/natlaws/media/pdf/guatemala/guatemalaacuredo28081945spaorof.pdf
33. Paredes Marín, « Formas de autoatención en procesos de salud y enfermedad en una comunidad xinca. El caso de Jumaytepeque, Nueva Santa Rosa, Santa Rosa ».
34. Bergeret, « Anthropologies et controverse identitaire au Guatemala ». 35. Bastos, « Violencia, memoria e identidad : el caso de Choatalum ».
1.3 Les perspectives multiculturelles
Depuis plusieurs dizaines d'années, on observe que la plupart des pays latino-américains
reconnaissent constitutionnellement la pluralité ethnique et culturelle de leur État. Ils mettent
alors en place des politiques dites « multiculturelles », basées sur la reconnaissance de différences
culturelles associées à des droits différenciés entre citoyens du même pays, au nom du respect
de la diversité ethnico-culturelle. L'objectif affiché consiste en la protection des « cultures
mi-noritaires » face à une « culture dominante », sous-entendue la « culture occidentale »
36.
Cependant, en promulguant l'accès à des droits collectifs pour des groupes ethniques
considé-rés comme fondamentalement différents, le multiculturalisme essentialise les cultures. En 1993,
la Constitution guatémaltèque reconnaît officiellement que le pays est une nation «
multieth-nique », « multiculturelle ». Cette reconnaissance transforme considérablement le recours à la
rhétorique du métissage. Il est cependant important de remarquer qu'au Guatemala, le terme
« ladino »utilisé sur un plan général n'est problématique pour personne. Cependant, lorsqu'on
l'utilise pour désigner tel ou telle personne, celles-ci peuvent contester leur désignation sous
ce terme, car la rhétorique particulière du métissage qu'il implique ne les rapproche pas assez
de la valorisation que contient l'ascendance européenne
37. Ce paradoxe montre « la portée et
simultanément les limites de la politique d'implantation de la bipolarité »
38.
Notons que les politiques multiculturelles s’orientent vers une « préservation culturelle ».
Au Guatemala, l’idée qu’il est bénéfique de « préserver la culture maya » est intimement liée
aux recettes d’un tourisme éminemment tourné vers la fascination culturaliste des touristes
européens pour les populations mayas. Les « Indigènes » guatémaltèques sont associés assez
directement à la « culture maya ». Le terme « maya », qui remplace celui d' « indigène », est
ré-cent. Il émerge de conceptions culturalistes diffusées par des chercheur·e·s états-unien·ne·s, puis
est revendiqué localement à partir d'un mouvement d'intellectuels indigènes guatémaltèques
appelés « mayanistes » ou « pan-mayanistes ». L’historien Edgar Esquit définit ce mouvement
de la façon suivante : « Les mayanistes [...] sont les personnes et institutions qui promeuvent
ou-vertement les droits politiques des mayas et récupèrent une définition culturaliste sur le passé de
ceux-ci, dans le but d'ancrer et de donner un appui historique à la notion de Peuple Maya et à
la multiculturalité »
39. L'idée principale du mayanisme est la promotion des peuples
contempo-rains mayas au titre de descendants et représentants d'une même grande civilisation homogène.
Ce mouvement défend ainsi l'unité des Mayas car ils auraient des ancêtres, une culture, une
vision du monde, des langues de même origine. Pour les activistes mayanistes, impulser l'idée
de la continuité dans la descendance, la culture et les langues est avant tout un enjeu d'ordre
politique (Ch12·II·1). En effet, cette reconnaissance permettrait aux peuples actuels mayas de
bénéficier de certains droits, en particulier l'accès à la propriété de la terre, mais aussi d'enrayer
les processus forts de discriminations.
Au Guatemala, les relations de pouvoir restent imprégnées des formes coloniales. Aussi,
la hiérarchie ethnico-raciale détermine les rapports sociaux entre les groupes. Elles s'inscrivent
aujourd'hui dans un contexte d'après-guerre, où le souvenir des violences massives envers les
populations indigènes fait écho à l'impunité et aux discriminations omniprésentes. La montée
du mouvement mayaniste a constitué dans ce contexte « à la fois un défi à la violence et à
36. Robin Azevedo et Salazar-Soler,El Regreso de lo Indígena.
37. Garcia, « “Tanto que no sabes”. (Re)présentations de soi d’un groupe de Latino-américains en situation migratoire à Toulouse. »
38. Adams et Bastos,Las relaciones étnicas en Guatemala, 1944-2000. p.38.
39. Esquit, « Contradicciones nacionalistas : pan-mayanismo, representaciones sobre el pasado y la reproduc-cion de la desigualdad en Guatemala ». p.2
l’oppression qui s’étaient cristallisés pendant la guerre et une remise en question du concept
d’unité nationale qui avait toujours nié la réalité multiethnique du pays. D’après cette dernière
conception, la culture ladina constituait la culture nationale guatémaltèque, et les Amérindiens
n’avaient que le choix entre l’assimilation et la persistance dans une position subalterne »
40.
Les accords de paix guatémaltèques prévoient le respect et la valorisation de la
multicul-turalité au niveau étatique, et incitent, théoriquement, au respect des « coutumes locales ».
Ils invitent alors à une redéfinition de la citoyenneté qui prendrait mieux en compte les
diffé-rences culturelles, notamment à travers l’affirmation de droits collectifs pour les populations
indigènes
41. Cependant, cette aspiration annoncée entre en contradiction avec des politiques
de développement élaborées dans un objectif de « modernisation occidentale ». En effet, ces
politiques ne permettent pas la prise en compte de pratiques propres à certaines populations
indigènes. Certaines pratiques sont considérées « culturellement arriérées » et « à changer »,
car jugées contraires à un quelconque développement économique et social. Il s’agit là d’une
combinaison entre une transition démocratique contradictoire et un multiculturalisme
néolibé-ral
42.
En Amérique Latine, encouragés par les organismes internationaux, l’éducation et la santé
ont été parmi les premiers domaines où les politiques multiculturelles se sont développées. Des
programmes éducatifs et sanitaires prenant pour cibles prioritaires les populations indigènes
vont alors tenter d’agir sur les rapports entre corps social et corps individuel, sphère publique
et sphère privée, individu et population, État et citoyen
43. Les politiques éducatives visent à
transmettre des codes de normes et de valeurs qui articulent les principes organisant la société
à travers des modèles qui conforment l'histoire et la culture de la société dans laquelle ils sont
générés. Aussi, la mise en place de politiques éducatives par les organismes d’État constituent
des processus politiques et idéologiques non-neutres qui construisent et classifient des sujets
44.
Au Guatemala, l’une des mesures des politiques multiculturelles au sein du système éducatif
est l’autorisation, pour les élèves indigènes, de porter au sein de l’école leur traje indigène tissé,
composé d’un corte (jupe longue drapée) et d’un wipil (haut brodé). Les autres élèves doivent
porter l’uniforme de l’école.
De leur entrée à l’école jusqu’au dernier niveau pré-universitaire, les jeunes filles indigènes
ont le choix entre l’uniforme et le traje complet. Pourtant, beaucoup de jeunes filles indigènes
aimeraient porter la chemise de l’uniforme pour « être comme les autres », mais voudraient
l’accompagner du corte à la place de la jupe courte imposée dans l’uniforme, pour des raisons
de pudeur principalement. N’étant pas autorisées à combiner les deux types de vêtements, elles
sont contraintes à choisir l’un ou l’autre. Elles doivent se positionner dans l’une ou l’autre
identité. Notons que dans très peu d’endroits du Guatemala, les hommes indigènes portent
des vêtements qui les distingueraient d’hommes ruraux ladinos. Aussi, les hommes indigènes
portent moins visiblement cette identité et passent parfois plus facilement d’une catégorie à
l’autre, d’autant plus qu’ils maîtrisent généralement mieux l’espagnol et certains codes de
com-portements ladinos, car ils en fréquentent plus souvent. Enfin, ils sont moins assignés que les
femmes à incarner une identité indigène (Ch12·I).
40. Foxen, « A la recherche d’identités au Guatemala après la guerre civile : quelques perspectives transna-tionales ». p.64
41. Robin Azevedo et Salazar-Soler,El Regreso de lo Indígena. 42. Hale,Mas que un indio/ More than an Indian.
43. Fassin et Memmi,Le gouvernement des corps.
44. Morales Ramírez, « Las políticas educativas hacia la población indígena y la construcción de las identidades étnicas y de género. El caso de la región de Cuetzalan, Puebla, México ».