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2 Une confusion des critères de qualification source de complexité

216. Plan. Parce que la définition de l’acte juridique communément admise par les priva- tistes suggère que celui-ci doive produire des normes valables715, les juristes d’autres branches du droit vont éprouver quelques difficultés à utiliser un tel concept en présence de normes nulles. Ces difficultés vont alors produire chez ces juristes deux comportements distincts, source de complexité pour l’ordre juridique ou à tout le moins la présentation qui en est données. Soit, dans une démarche autonomiste visant à lutter contre une forme d’impérialisme du droit civil, ces juristes vont tenter d’écarter la qualification d’acte juridique, en promouvant des qualifi- cations concurrentes (A.). Soit, dans une démarche autonomiste moins affirmée, ces juristes vont tenter de pallier les inconvénients de cette conception de l’acte juridique, en adjoignant au régime de l’acte juridique de nouveaux mécanismes (B.).

A. La complexification des qualifications

217. Plan. L’exigence d’une norme valable, implicitement sous-tendue par la définition classique de l’acte juridique, pose difficulté dans toutes les matières où des conséquences sont attachées à la conclusion d’un acte juridique, quand bien même les effets de ce dernier seraient nuls. Deux types d’exemples peuvent en être donnés. Les uns sont tirés du droit pénal et de la tendance des spécialistes du droit pénal à promouvoir l’idée d’une conception autonome du contrat dans leur discipline (1.). Les autres proviennent du droit de la concurrence et des marchés financiers, où l’assimilation trop grande de l’acte juridique et de la norme pousse les auteurs à substituer la notion d’accord à celle de contrat, en prétendant que ces deux notions seraient distinctes (2.).

714. Sur ces auteurs, cf. infra note no738.

1. L’exemple du droit pénal

218. Exposé de l’analyse. Le rapprochement trop étroit de l’acte juridique et de la norme a conduit les auteurs de droit pénal, à partir du début du XXesiècle716, à développer une

conception autonome du contrat. En effet, nous l’avons vu717, pour justifier qu’un contrat perçu comme nul puisse néanmoins produire des effets en droit pénal, en ce sens qu’il peut y être utilisé comme élément constitutif d’une infraction, les pénalistes ont développé le concept d’apparence de contrat. Or, le soubassement théorique de ce concept est précisément l’autonomie du droit pénal. Dans un article semble-t-il fondateur718, Michel Vasseur justifie ainsi la mise à l’écart de la conception civiliste du contrat par l’idée d’autonomie du droit pénal. En somme, pour cet auteur, parce que le droit pénal serait autonome par rapport au droit civil, il n’y aurait aucune difficulté logique à retenir en droit pénal une conception du contrat plus souple que celle retenue en droit civil, puisque se contentant de l’apparence719.

219. Critique. Ce recours à l’apparence du contrat est critiquable. D’abord, ce concept est d’un usage très malaisé720. Ensuite, il constitue une complexification inutile de l’analyse juridique, laquelle aurait pu être évitée au moyen d’une meilleure séparation des concepts d’acte juridique et de norme. En effet, pour rendre compte des solutions rendues en droit pénal, il aurait pu être expliqué que les juridictions pénales, lorsqu’elles s’appuient sur un contrat nul, ne confèrent nullement à ce contrat une quelconque efficacité ; elles se contentent de constater que cet acte juridique a bien existé, quand bien même ses normes auraient été par la suite annulées. Dès lors, les décisions de justice refusant de tenir compte de la nullité du contrat pour vérifier si une infraction est ou non constituée auraient tout à fait pu être conciliées avec une approche civiliste de l’acte juridique, pourvu que celui-ci ait été nettement distingué de la norme.

2. L’exemple du droit de la concurrence et des marchés financiers

220. Exposé de l’analyse. Le droit pénal n’est pas la seule branche du droit où la confu- sion de l’acte juridique et de la norme est utilisée afin de mieux asseoir l’autonomie d’une matière. Ainsi, en droit de la concurrence et des marchés financiers, plusieurs auteurs dé- fendent l’idée que la notion d’accord, utilisée en droit de la concurrence pour caractériser les ententes anti-concurrentielles721 et en droit des marchés financiers pour caractériser une ac-

716. Sur la chronologie, cf. M. Vasseur, « Des effets en droit pénal des actes nuls ou illégaux d’après d’autres disciplines », RSC, 1951, no1.

717. Cf. supra no192.

718. À en croire E. Palvadeau, Le contrat en droit pénal, sous la dir. de V. Malabat, thèse de doct., Bordeaux IV, 2011, note 183, M. Vasseur serait le premier auteur à avoir utilisé le concept d’apparence.

719. M. Vasseur, « Des effets en droit pénal des actes nuls ou illégaux d’après d’autres disciplines », RSC, 1951, no2.

720. Sur ces nombreuses et importantes difficultés, cf. E. Palvadeau, Le contrat en droit pénal, sous la dir. de V. Malabat, thèse de doct., Bordeaux IV, 2011, nos37-55.

§ 2. Une confusion des critères de qualification source de complexité

tion de concert722, serait une notion distincte de celle de contrat. En effet, selon ces auteurs, ces accords, contrairement à la notion de contrat, n’auraient pas besoin d’être contraignants juridiquement et notamment pas besoin d’être valables723.

Pour soutenir cette idée, il est parfois tiré argument du caractère rétroactif de la nullité. Plus précisément, raisonnant par l’absurde, un auteur soutient qu’à supposer que l’accord du droit de la concurrence soit un contrat, alors celui-ci devrait être rétroactivement nul724. Or, selon lui, si tel était le cas, le juge ne pourrait plus prendre en compte ce contrat pour sanctionner des pratiques anti-concurrentielles et c’est pourtant ce que le juge fait. Pourtant, cet auteur en conclut que le régime des nullités du contrat n’est pas appliqué, ce qui révélerait d’après lui qu’il ne s’agirait pas d’un contrat. De tels raisonnements conduisent à une complexification du droit, puisqu’ils entraînent une multiplication des notions (contrat et accord) qu’il faut, ensuite, articuler entre elles. Or une telle complexification est critiquable dans la mesure où elle n’est nullement un mal nécessaire.

221. Critique. Cette complexification du contrat prend sa source dans une conception du contrat qui voit en lui un acte juridique produisant valablement des normes contraignantes dans un ordre juridique. Autrement dit, il y a là une conception de l’acte juridique, dans laquelle ne peut recevoir cette qualification que le seul acte réellement efficace dans l’ordre juridique. Si l’on se détache de cette conception du contrat, liant trop étroitement l’acte juridique et la norme, il n’est plus nécessaire de créer des concepts concurrents du contrat. En effet, pour pouvoir alors appliquer les mécanismes du droit de la concurrence et du droit des marchés financiers, il suffit de constater l’existence d’un contrat, peu importe la validité de ses effets qui, dans cette conception, n’a aucune influence sur la qualification d’acte juridique et donc de contrat.

L’utilisation d’une telle définition de l’acte juridique permettrait également, au stade du ré- gime de l’acte juridique, d’éviter la multiplication des outils que rend nécessaire cette conception critiquable de ce concept.

722. Art. L. 233-10 c. com.

723. Cf. not. Y. Guenzoui, La notion d’accord en droit privé, sous la dir. de C. Hannoun, thèse de doct., Université de Cergy-Pontoise, 2009, LGDJ, no

54 O. Dexant - de Bailliencourt, Les pactes d’actionnaires dans les sociétés cotées, sous la dir. de H. Synvet, thèse de doct., 2012, Dalloz, no312.

724. Y. Guenzoui, La notion d’accord en droit privé, sous la dir. de C. Hannoun, thèse de doct., Université de Cergy-Pontoise, 2009, LGDJ, no339.

B. La complexification du régime de l’acte juridique

222. Plan. Le rapprochement trop étroit de l’acte juridique et de la norme est également source de difficultés au stade du régime de l’acte juridique et plus précisément des nullités. D’une part, cette confusion conduit parfois la doctrine à écarter le caractère rétroactif de la nullité (1.). D’autre part, la difficulté à penser les nullités partielles, difficulté inhérente à une telle acception de l’acte juridique, a conduit ces dernières années à l’apparition de mécanismes concurrents, ce qui complexifie là encore la matière (2.).

1. L’ajout d’exceptions au principe de rétroactivité de la nullité

223. Exposé de la complexification. Il existe en droit pénal de nombreuses infractions qui reposent sur l’existence d’un contrat. Or, comme nous l’avons vu à plusieurs reprises, la doctrine pénaliste a rencontré des difficultés pour analyser ces situations et notamment à propos du caractère rétroactif de la nullité. Ces auteurs, appliquant la nullité à l’acte lui-même et non à ses normes, se sont en effet demandés comment il était possible qu’un contrat, censé n’avoir jamais existé par le jeu de la nullité, soit l’un des éléments constitutifs d’une infraction.

Dans un souci d’efficacité de la répression pénale et afin de mieux rendre compte d’une jurisprudence indifférente à la nullité, quelques auteurs ont alors proposé d’écarter ce carac- tère rétroactif — une fiction selon ces auteurs — en mettant en avant le « réalisme du droit pénal »725, ce qui est une manière plus subtile d’avancer l’argument de l’autonomie du droit pénal.

224. Critique de la complexification. Une telle analyse doit être condamnée. À nou- veau, elle introduit une complexification non nécessaire de l’ordre juridique. Pour comprendre pourquoi les juridictions pénales tiennent compte d’un contrat nul malgré le caractère rétroactif de la nullité, point n’est besoin de recourir à l’autonomie de cette matière. Il suffit de relever, en séparant nettement l’acte juridique et la norme, que ces juridictions ne s’attachent pas aux effets de ce contrat, mais simplement à la volonté passée de ses auteurs de se lier d’une façon répréhensible. Peu importe que cet acte ait ou non été efficace. Seules comptent l’intention cou- pable et sa réalisation. Là n’est pas le seul intérêt, pour le régime des nullités, d’une meilleure distinction de l’acte juridique et de la norme, cela permet également d’éviter la multiplication des mécanismes concurrents à la nullité.

2. La multiplication de mécanismes concurrents à la nullité

225. Plan. La difficulté des juristes à séparer l’acte juridique de la norme est également une source de complexification du droit en matière de nullité partielle. En effet, la difficulté à penser les nullités partielles paraît être responsable de la réticence des juristes à l’utilisation

725. Sur ces tentatives, cf. E. Palvadeau, Le contrat en droit pénal, sous la dir. de V. Malabat, thèse de doct., Bordeaux IV, 2011, no229.

§ 2. Une confusion des critères de qualification source de complexité

d’un tel concept. Ainsi, dans bien des situations où la nullité partielle aurait pu trouver à s’appliquer, les juristes vont recourir à d’autres expressions. Un tel phénomène peut s’observer tant chez les acteurs du droit que dans la doctrine. Il n’a toutefois pas la même importance d’un discours à l’autre. En effet, alors que dans le discours des acteurs du droit, ces expressions concurrentes peuvent être perçues comme de simples variations terminologiques de l’expression « nullité partielle » (a.), elles deviennent souvent, dans le discours doctrinal, de véritables concepts juridiques, distingués de celui de nullité partielle (b.).

a. Le développement de terminologies concurrentes à celle de nullité partielle 226. Confrontés à des hypothèses dans lesquelles l’expression de nullité partielle serait attendue, les acteurs du droit ont des réticences à utiliser cette expression et lui préfèrent des formules plus claires à leurs yeux726. L’expression la plus souvent utilisée, en matière contrac- tuelle, est celle de « clause réputée non écrite ». Une recherche sur la base de données Légifrance révèle ainsi que, hors jurisprudence, l’expression « nullité partielle » comprend seulement une dizaine d’occurrences dans les textes législatifs et réglementaires, tandis que celle de « clause réputée non écrite » apparaît plusieurs centaines de fois. L’expression « clause réputée non écrite » est également abondamment utilisée par la jurisprudence, par exemple dans l’arrêt Chronopost727.

Cette expression, dont l’usage serait fort ancien728, doit sans doute son succès à son ca- ractère imagé. L’auditoire comprend immédiatement de quoi il est question. En outre, par la référence à l’écrit, elle correspond bien à l’image intuitive que les individus se font du contrat729.

Pourtant, cette formulation présente plusieurs imperfections qui font qu’elle n’est pas la seule terminologie concurrente à cette de la nullité partielle. En premier lieu, le mécanisme du réputé non écrit, comme son nom l’indique, ne paraît pouvoir fonctionner qu’en présence d’un acte juridique dont l’instrumentum serait écrit. Si la clause n’est pas écrite, il ne sert à rien de la réputer non écrite ! En second lieu, surtout, le mécanisme du réputé non écrit demeure un procédé grossier qui permet seulement de retrancher des clauses au contrat, voire des stipula- tions à l’intérieur d’une clause730. Or, il est des hypothèses dans lesquelles la suppression d’une

726. Rappr. D. Sadi, Essai sur un critère de distinction des nullités en droit privé, sous la dir. de F. Labarthe, thèse de doct., Université Paris-Sud, 2015, Mare & Martin, no507, où il est relevé que « la notion [de nullité

partielle] s’est faite oubliée par le législateur et les juges qui ont inséré, par l’intermédiaire des textes ou même en dehors de ceux-ci, un autre concept, celui du “réputé non écrit” ».

727. Cass., com., Chronopost, 22 oct. 1996, no 93-18.632, Bull., IV, url : http://www.legifrance.gouv.fr/ affichJuriJudi.do?idTexte=JURITEXT000007035966.

728. L’expression aurait été semble-t-il déjà en usage à Rome : S. Gaudemet, La clause réputée non écrite, sous la dir. de Y. Lequette, thèse de doct., Université Panthéon-Assas, 2006, Économica, nos130-133.

729. Ainsi, l’entrée « formalisme », qui paraît inclure l’idée d’un écrit, est située en troisième position dans le tableau relatif à la représentation sociale du contrat (supra no137). Rappr. G. Rouhette, Contribution à

l’étude critique de la notion de contrat, sous la dir. de R. Rodière, thèse de doct., Paris, 1965, no85, spé. p.

327.

730. Cf. Cass., soc., 3 juil. 2013, no

12-13.031, inédit, url : http://www.legifrance.gouv.fr/affichJuriJudi. do?idTexte=JURITEXT000027675201, où est réputée non écrite, à l’intérieur d’une clause de non-concurrence « la stipulation minorant la contrepartie en cas de démission ».

norme créée par le contrat ne peut pas passer simplement par la suppression de mots. Tel est le cas d’une clause — par exemple une clause de non-concurrence — qui aurait été rédigée en des termes trop généraux, de sorte qu’elle ne serait pas valable dans certaines situations. Si le mécanisme du réputé non-écrit devait être ici appliqué, alors il conduirait à la suppression totale de la clause, alors qu’il est seulement nécessaire de paralyser la clause dans certaines situations, en la préservant dans d’autres. Or, comme ces situations ne sont pas expressément mentionnées dans la clause — celle-ci comprend seulement une formule générale —, le mécanisme du réputé non écrit ne saurait être l’outil adéquat.

227. La jurisprudence a dès lors recouru à d’autres formules pour appréhender ces hypo- thèses de nullité partielle qu’elle ne pouvait pas traiter au moyen du procédé du réputé non écrit.

Ainsi, en droit des baux d’habitation, confrontée à des clauses qui interdisaient le prêt de locaux à des tiers, la Cour de cassation a, tout en affirmant la licéité de cette clause, déclaré que celle-ci ne pouvait pas « avoir pour effet » d’empêcher au locataire d’héberger ses proches ou sa famille731. La Cour a ici retenu une formulation très vague pour désigner non plus le moyen par lequel elle rétablissait la légalité (le réputé non écrit), mais simplement la finalité qu’elle poursuivait : la privation d’effets.

Dans le contentieux des clauses de non-concurrence, la Cour de cassation a procédé un peu différemment. En effet, confrontée à des clauses dont le champ d’application était trop large dans l’espace, dans le temps ou dans les tâches interdites au débiteur de l’obligation, la Cour a indiqué « qu’il y avait lieu de réduire le champ d’application » de cette clause732. La Cour a ici adopté une formulation à mi-chemin entre un vocabulaire instrumental et finaliste. La réduction peut en effet tant suggérer l’instrument utilisé que la fin poursuivie. Cependant, le vocabulaire de la Cour est fluctuant, puisqu’elle parle parfois de clause réputée non écrite. Elle le fait généralement lorsqu’il est possible de rétablir la légalité de la clause en supprimant simplement quelques-uns des mots qui la composent733.

Où l’on voit que cette diversité du vocabulaire utilisé par la Cour traduit moins l’existence de mécanismes fondamentalement opposés, que la difficulté des acteurs du droit à recourir au concept de nullité partielle. Cette difficulté est particulièrement visible à propos de la clause de non concurrence, en droit du travail, puisque la chambre sociale oppose la réduction de la

731. Cass., 3e civ., 6 mar. 1996, no

93-11.113, Bull., III, url : http : / / www . legifrance . gouv . fr / affichJuriJudi . do ? idTexte = JURITEXT000007035565 ou Cass., 3e civ., 22 mar. 2006, no 04-19.349, Bull., III, url : http://www.legifrance.gouv.fr/affichJuriJudi.do?idTexte=JURITEXT000007051525. Rappr. Cass., 3eciv., 10 mar. 2010, no

09-10.412, Bull., 57, url : http://www.legifrance.gouv.fr/affichJuriJudi. do ? idTexte = JURITEXT000021968074 affirmant qu’une telle clause « ne faisait pas obstacle (. . .) à ce que le preneur héberge un membre de sa famille ».

732. Cass., soc., 25 mar. 1998, no 95-41.543, Bull., V, url : http : / / www . legifrance . gouv . fr / affichJuriJudi.do?idTexte=JURITEXT000007040041.

733. Cf. Cass., soc., 3 juil. 2013, no12-13.031, inédit, url : http://www.legifrance.gouv.fr/affichJuriJudi. do ? idTexte = JURITEXT000027675201 où est censurée une cour d’appel qui avait annulé une clause de non- concurrence prévoyant en cas de démission une contrepartie dérisoire, alors que pour la Cour de cassation, cette clause devait seulement être « réputée non écrite en sa stipulation minorant la contrepartie en cas de démission ».