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Des conflits sur la ligne de front

Dans le document La nuit, dernière frontière de la ville (Page 69-73)

Chapitre 3 – Une colonisation progressive

4. Des conflits sur la ligne de front

Les pressions s’accentuent sur la nuit qui cristallise des enjeux économiques, politiques et sociaux fondamentaux. Entre le temps international des marchands et le temps local des résidents, entre la ville en continu de l’économie et la ville circadienne du social, entre les lieux des flux et les lieux des stocks, des tensions existent, des conflits éclatent, des frontières s’érigent. La ville qui travaille, la ville qui dort et la ville qui s’amuse ne font pas tou-jours bon ménage. Entre ces espaces aux fonctions différentes, aux utilisations contrastées, apparaissent des tensions et des conflits qui nous permettent de repérer la ou les lignes de front. Aux franges des agglomérations, au centre-ville, dans les quartiers périphériques ou le long des axes routiers.

Ville circadienne et ville en continu temporel en périphérie

Le premier de ces conflits est situé aux limites de l’agglomé-ration. Hautement symbolique, il oppose régulièrement les rive-rains des aéroports qui souhaitent conserver un rythme naturel jour/nuit en évitant les nuisances nocturnes, et les transporteurs dont l’activité internationalisée nécessite un fonctionnement en continu 24 heures sur 24. Ces conflits médiatisés opposent la ville qui dort et la ville qui travaille, un temps local (le temps de la ville

Un front pionnier spatial

souillés qui traînent et la peur de la drogue. Ils craignent pour la sécurité des adolescents et évoquent la gêne des collégiens qui prennent le bus en fin de journée et croisent les « dames de petite vertu ». Ces conflits se déplacent dans les villes au fur et à mesure des plaintes et des interventions des collectivités. À Strasbourg, soucieux de leur tranquillité et les consommateurs bruyants des

bars, des lieux de nuit et des terrasses qui se multiplient, sym-boles de l’émergence d’un espace public nocturne. Il oppose la ville qui dort à la ville qui s’amuse. Ces conflits génèrent souvent des mutations : déplacement des lieux de loisirs vers la périphé-rie à l’exemple des activités ludiques (discothèques, complexes cinématographiques…) qui se développent autour des agglomé-rations. À Rennes, les étudiants qui chaque jeudi soir se retrou-vent pour des beuveries collectives rue Saint-Michel, rebaptisée « rue de la Soif », ont fini par exaspérer les riverains du quartier Sainte-Anne qui ont interpellé les pouvoirs publics. Dernière mesure en date : la préfecture a décidé d’interdire, du jeudi 21 heures au vendredi 6 heures, l’accès au secteur « à toute personne détenant avec elle un récipient contenant de l’alcool26». Même chose à Rome en Italie en 2004 et en Grande-Bretagne où l’en-trée en vigueur de la loi de 2003 sur l’alcool (Licensing Act 2003) a permis d’ouvrir un vrai débat sur la ville la nuit et poussé le gou-vernement à engager un vaste programme de recherche sur la nuit urbaine.

Les conflits liés aux nuisances sonores ne sont pas réservés aux grandes métropoles. Pour préserver la tranquillité publique la nuit, plusieurs communes dont celle de Barr dans le Bas-Rhin ont interdit la circulation de véhicules à deux roues après 22 heures. À l’origine, quelques cyclomotoristes bruyants et des riverains excédés.

Ville qui « travaille » et ville qui dort le long des axes

Le troisième type de conflit est un conflit entre la prostitution, activité majoritairement nocturne concentrée sur quelques axes de circulation et les résidents qui craignent pour l’image du quar-tier et se plaignent des nuisances. Les premiers conflits ont débuté en 1997 avec l’arrivée des jeunes femmes venues des pays de l’Est. Depuis, la presse se fait régulièrement l’écho des problèmes entre résidents et cette activité prostitutionnelle de plein air et de grande ampleur. Les riverains dénoncent généralement les nuisances liées à la prostitution, évoquant les préservatifs et mouchoirs en papier

respectivement 50 % et 23 % plus de risques de devenir obèses. Nouvelle ambiguïté, nos propres enquêtes sur les travailleurs de nuit rejoignent les conclusions d’autres recherches : le tra-vail de nuit est à la fois plus fatigant, mieux accepté et mieux supporté.

où le conflit a sans doute atteint son paroxysme, les riverains ont dressé des banderoles s’opposant à la prostitution et sont sortis chaque soir en groupe dans la rue pour chasser les prostituées et interpeller les clients. À noter, parmi les conflits indirects liés, la multiplication des accidents causés par d’intempestifs arrêts d’au-tomobilistes attirés par les amours tarifés.

Ville qui dort et ville qui casse en banlieue

Les violences urbaines constituent un autre de ces conflits noc-turnes qui touchent particulièrement les quartiers périphériques au moment où l’encadrement social naturel a disparu, c’est-à-dire à la nuit tombée entre 22 heures et 1 heure. Amplifiés par la « caisse de résonance médiatique », ces brasiers spectaculaires de voitures incendiées contribuent à stigmatiser ces espaces péri-phériques et à ériger des frontières infranchissables entre les quar-tiers (cf. figure « Feux de véhicules »).

D’autres conflits

La conquête de la nuit urbaine entraîne la multiplication de conflits qui ne sont pas tous spatialisés.

Fatigue et problèmes de santé. – Le premier oppose l’homme aux machines « qui fonctionnent dans un temps différent par rapport à notre temps biologique » (Chapman, 1977). Il y a de plus en plus de procédures continues qui obligent à mettre en place le travail en équipes de nuit et qui ont pour effet de désor-ganiser la vie privée des salariés et nuisent à sa santé avec des effets retards sur l’espérance de vie. Non seulement le travail de nuit provoque des problèmes d’hypertension, de myopie et d’hypermétropie, mais les nuiteux vieillissent plus vite que les autres. Deux études montrent que le risque de cancer du sein augmente de 8 % à 60 % chez les femmes qui travaillent la nuit pendant plusieurs années27. Une étude américaine28montre éga-lement que les personnes qui dorment moins de quatre heures par nuit ont 73 % de plus de risques de grossir que ceux qui dor-ment sept et neuf heures, comme on le recommande générale-ment. Celles qui dorment cinq ou six heures en moyenne ont

nombreux migrateurs, des poissons et crustacés peuvent être per-turbés par l’éclairage nocturne30. En République tchèque, une loi a été votée pour restreindre l’éclairage public alors qu’en Allemagne, les écologistes ont obtenu qu’on éteigne certains quar-tiers pendant plusieurs heures au moment du passage des oiseaux migrateurs. Les astronomes ont sans doute des rêves proches de l’artiste japonais K. Tahara: « Inventer une lampe qui diffuse… de la nuit31. »

L’actualité des dernières années en France fournit de nombreux exemples d’autres problèmes et conflits nocturnes.

Conflits sociaux. – Les conflits sociaux se sont multipliés comme la « grève de nuit des médecins » pour protester contre la réduction de la plage horaire de majoration de nuit ou la grève dans les centres de tri postal pour s’opposer à la réorganisation des horaires de nuit. Les étudiants en médecine ont également mani-festé pour une meilleure rémunération des gardes de nuit. À plu-sieurs reprises, ces dernières années, les routiers se sont mis en grève afin d’obtenir une compensation spécifique pour les heures de nuit, entre 22 heures et 5 heures. À la suite d’accidents sur-venus au petit matin – comme celui de Vierzon où dix personnes avaient perdu la vie –, ils étaient repartis en campagne pour l’in-terdiction du transport en autocar des élèves entre 22 heures et 4 heures. Ils ne veulent plus que 75 % des accidents mortels aient lieu la nuit et souhaitent que la France s’aligne sur l’Autriche et l’Allemagne, où la circulation de nuit est interdite. Pour eux, il n’y a aucune raison, sinon mercantile, de rouler la nuit. Pour des questions d’insécurité, la SNCF a décidé la suppression de cer-tains arrêts en pleine nuit. Suite aux attaques répétées de convois à l’arme de guerre, les convoyeurs de fonds réclament une rééva-luation de leurs salaires et la suppression du travail de nuit.

En 1997, la loi que préparait le ministre de l’Intérieur, pré-voyant que la police municipale et rurale ne pourrait plus porter d’armes à feu et qu’elle n’aurait plus le droit d’assurer des mis-sions de nuit, a déclenché des levées de boucliers des policiers et d’associations comme Légitime Défense: « On veut laisser nos gosses traîner dans les rues toute la nuit, mais on veut mettre au Pollution lumineuse. – La lumière a tué la magie de nos nuits

en nous empêchant d’apercevoir le ciel. Depuis 1980, l’intensité du halo au-dessus de nos villes augmente de 10 % par an. Le ciel nocturne est en moyenne sept fois plus éclairé qu’il y a cent ans. Ce spectacle splendide et gratuit n’est plus visible sous l’effet de la pollution lumineuse (Mizon, 2002). Environ un cinquième de la population des États-Unis et plus de la moitié de la population de l’Union européenne ont déjà perdu la visibilité à l’œil nu de la voie lactée29. Les conflits liés au développement de la lumière se multiplient dans les villes et partout dans le monde des asso-ciations se structurent pour « sauver la nuit » à l’image d’International Dark-Sky Association et de l’association nationale pour la protection du ciel nocturne en France (ANPCN). Les illu-minations de monuments, les mises en scène spectaculaires pro-lifèrent avec, à terme, un risque de saturation ou de surenchère visuelle. La conquête de la nuit se fait au grand dam des astro-nomes qui ne peuvent plus contempler la voie lactée dévorée par les éclairages nécessaires à nos incessantes activités nocturnes et des naturalistes qui pleurent l’hécatombe des insectes et s’in-quiètent des perturbations possibles chez les oiseaux migrateurs. Dans certaines villes, les illuminations de monuments au centre-ville créent des problèmes avec les résidents obligés de supporter en permanence ces lumières fortes. Malgré les efforts faits pour que les installations d’illuminations soient les plus discrètes pos-sible et ne modifient pas le paysage urbain, l’installation de ces matériels n’a pas fait que des heureux. D’autres types de conflits liés à la lumière éclatent parfois à propos des enseignes sauvages. Si l’homme est et restera un animal diurne comme aime à le rap-peler le chronobiologiste B. Millet, certains animaux ont déjà modi-fié leur mode de vie. En ville par exemple, certains faucons pèlerins perturbés par l’éclairage public chassent désormais la nuit. En contexte naturel, la lumière artificielle peut perturber l’écosystème soit en piégeant les espèces animales qui sont attirées par les sources lumineuses comme les papillons nocturnes soit en gênant le déve-loppement des espèces « lumifuges » qui fuient la lumière de jour comme de nuit. Les insectes sont particulièrement touchés. De

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