De la consultation des dossiers de libraires et de faillite, trois types de libraires peuvent être
distingués selon la nature de leur ambition, qui semble se dégager.
Une première catégorie est constituée de libraires-éditeurs ambitieux voulant acquérir une
position sociale. S’il est impossible de connaître les désirs intimes de chacun, il est cependant
possible d’apprécier, à l’échelle de deux générations de libraires, lorsque les dossiers sont
suffisamment fournis, l’élévation sociale des uns et des autres à partir de quelques détails,
notés dans les rapports des inspecteurs commissaires de la librairie ou de ceux des syndics de
faillites, qui prennent alors toute leur importance. Les changements de position, ainsi que les
mobilités professionnelles tout au long d’une carrière sont ici significatifs. Jean Isidore
Gennequin est issu d’une famille de marchands : avant de se convertir au livre d’occasion, son
151
AN : F18 :1745, dossier Chappe, Louis Pierre ; AdP : D11U3/1821, dossier n° 17641.
père, Isidore Désiré, est épicier, rue de la Harpe n° 121
153; Charles et Eugène, ses frères
154,
travaillent l’un comme marchand fruitier à Paris Ŕ boulevard Saint-Jacques puis rue de la
Tombe Issoire à Montrouge
155Ŕ l’autre comme tanneur à Melun
156. Prenant la succession de
son père, Jean Isidore est lui-même d’abord épicier rue de la Harpe, vers 1832
157. Peu de
temps après son mariage avec Marie Louise Geneviève Cadrin en août 1834, il entreprend la
vente de « vieux papiers » avant de reprendre la boutique de librairie-papeterie de son père,
rue des Grands Augustins, en 1839, bien qu’il n’obtienne son brevet qu’en 1842. Il semble
relativement bien implanté dans la librairie d’après la liste des témoins de son certificat de
capacité qui comprend notamment Delaunay, Jean-Baptiste Baillière et Béchet jeune, trois
grands libraires du moment
158. Son commerce semble, en outre, relativement prospère,
puisqu’il devient électeur en 1842. Suite à des spéculations malheureuses au début des années
1860, l’union de ses créanciers l’oblige à se retirer ; néanmoins son fils reprend le flambeau
immédiatement, à moins que le brevet ne profite véritablement qu’au père failli souhaitant
poursuivre son activité
159.
Le cas de Joseph Décembre, déjà mentionné, est plus exemplaire encore. Né à Metz en
1836, de Sophie Herberg, fille d’un boulanger défunt, domestique non mariée à l’époque de la
naissance, Joseph est tardivement reconnu Ŕ sans doute en 1851
160Ŕ par Pierre Décembre,
forgeron, devenu l’époux de Sophie Herberg. Comme d’autres typographes
161, Joseph s’initie
à l’écriture et, à vingt ans, devient l’auteur de plusieurs ouvrages, parmi lesquels le
Dictionnaire populaire illustré, pour Dupray de la Mahérie. C’est sans doute sur ce terrain
153 AdP : DQ7/3948.
154Idem. Jean Isidore, troisième des sept enfants, est l’aîné d’Eugène Ferdinand et de Charles Auguste.
155
AdP : D11U3/505, dossier n° 5465. Lors de la première faillite, le bilan du failli signale Charles au 10 bd Saint-Jacques, tandis que la vérification des créanciers par le syndic indique qu’il demeure à Montrouge rue de la Tombe Issoire 22. Par ailleurs, en 1830, à la mort du père Jean Isidore Gennequin, la fille aîné, Marie Adélaïde est l’épouse de Pierre Michel Julien Guilmard, mercier, rue des Francs Bourgeois Saint-Michel n° 12, tandis que la seconde, Anne Désirée Justine, est mariée à Gervais François Béchet, débiteur de tabacs, rue de la Tixeranderie n°13 (AdP : DQ7/3948)
156 AdP : D11U3/505, dossier n° 5465, faillite du 1er décembre 1865 ; D11U3/609, dossier n° 10193, faillite du 1er septembre 1868. Charles ou Charles Auguste Gennequin apparaît sur la liste des créanciers vérifiés par le syndic des deux faillites ; au contraire, Eugène ne figure que sur le bilan comptable du failli lors de la première faillite.
157Idem. 1832, selon le rapport de syndic, mais 1833 selon l’acte d’émancipation enregistré le 11 février 1833 (AdP : Actes des sociétés, dissolutions de sociétés, etc. 15 novembre 1831 au 16 décembre 1833).
158
AN : F18/1768, dossier Gennequin, Jean Isidore. La liste comprend cinq témoins.
159 AN : F18/1768, dossier Gennequin, Jean Isidore et Gennequin, Noël Eugène ; AdP : D11U3/505, dossier n° 5465, faillite du 1er décembre 1865 ; D11U3/609, dossier n° 10193, faillite du 1er septembre 1868.
160 AN : F18/1752, dossier Décembre, Joseph. La copie conforme de l’acte de naissance relève que la mention de la reconnaissance par Pierre Décembre, figurant en marge de l’acte, est datée du 12 juillet 1851. Son collègue et futur beau-père, Edmond Alonnier, est également issu de milieu populaire : son père, Christophe, est en 1865, lors du mariage de sa fille, cordonnier à Paris tandis que son oncle, Louis, est hôtelier dans la capitale. (AdP : V4E/557).
161
Voir supra chap. I et Odile Krakovitch, Les imprimeurs parisiens sous Napoléon Ier. Édition critique de l’enquête de décembre 1810, Paris, Paris Musées éditions, 2008, ouv. cité, p. 40-42.
que se fonde l’amitié avec son futur beau-père, Pierre Edmond Alonnier. Ensemble et sous
différents pseudonymes
162, ils composent en effet plus de quarante ouvrages publiés par eux
ou divers éditeurs Ŕ Gennequin, Michel Lévy frères, Blanpain, Marie Blanc, etc. Après la
mort de son beau-père et ami en 1871, Joseph poursuit son activité d’écrivain jusqu’à la veille
de sa mort en 1906. À l’instar de Constant Moisand, il compose d’abord en 1856, sans son
acolyte, une Physiologie de l’imprimeur qu’il réédite en la perfectionnant huit ans plus tard
sous le titre de Typographes et Gens de lettres chez Michel Lévy frères
163. Cependant, son
activité d’écrivain commence véritablement en 1862, date à laquelle il entre chez Dupray de
la Mahérie, où il rencontre Pierre Edmond Alonnier : il écrit, sans doute encore seul, sa
Bohème littéraire, dont le titre et les sous-titres Ŕ Un journaliste de province. Les Illusionnés
de la littérature
164Ŕ évoquent à la fois son histoire, ses lectures d’Henry Murger et de Balzac,
et sa volonté d’imitation. Dans cette veine, en effet Ŕ sous leurs noms ou les pseudonymes de
Dreimänner et surtout de Louis de Vallières Ŕ, ils composent jusqu’en 1888 plusieurs romans
à succès, dont certains en livraisons
165. Dès 1863, ils se lancent parallèlement dans des
publications anticléricales, républicaines et militantes qui feront la fortune de Joseph
162 Dans l’ordre chronologique : Décembre-Alonnier (1862-1903), Mathurin Ganne (1869) Dreimänner (1867-1870), Louis de Vallières particulièrement affectionné (1868-(1867-1870), Sempronius (1871-1872), Joanis Longueville (1882), Carolus Desmonts (1882). Les quatre premiers pseudonymes sont des pseudonymes utilisés collectivement avec Pierre Edmond Alonnier, le cinquième est également collectif à Joseph Décembre et Octave Mogeta dit Féré, les deux derniers sont des pseudonymes individuels et propres à Joseph. Notons par ailleurs que Vallières-lès-Metz est un village de sa province d’origine, tandis que le nom de Dreimänner suggère peut-être un troisième collaborateur, à savoir Émilie Alonnier ou déjà Octave Féré.
163 Décembre-Alonnier, Typographes et gens de lettres, Bassac, Plein Chant, 2002, (1ère éd : Paris, Michel Lévy frères, 1864).
164
La deuxième édition publiée chez Pougeois en 1862, ne comporte de 93 pages et qu’un seul des sous-titres Un journaliste de province. La troisième édition publiée la même année chez Michel Lévy frères présentent cette fois les deux sous-titres et le livre est composé de 220 pages.
165Les faiblesses d’une jolie fille de Louis de Vallières connaissent sept éditions et sont traduites en italien en 1872, l’ouvrage est imprimé en 2 volumes in-24 à Milan par Barbini, sous le titre I Peccati di una donnina, romanzo stuzzicante. Deux des séries publiées en livraisons sont les Drames criminels et Scandales à Paris, ces derniers contiennent notamment une critique des banquiers, qui s’inscrit dans la tradition des physiologies des années 1830, et évoque les difficultés financières de Joseph Décembre à cette époque. Sa première faillite date en effet de 1869, tandis que sa Maison de banque Rapinard et Cie et Le club des pourris sont publiés en 1867, la