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Photographie 1 : Les vendeurs boliviens de la « Feirinha da Madrugada », São Paulo, Brésil, avril 2013.

Chaque jour des milliers de Brésiliens des provinces rurales et des États du Nordeste brésilien affluent par bus pour s´approvisionner à la foire populaire de la Feira da Madrugada (la Foire de l’aube) où l’on trouve le prêt-à-porter le moins cher du pays. Le terme portugais madrugada, qui signifie l’aube ou le petit matin, a été donné à ce marché en raison de ses horaires d’ouverture : de minuit à midi. Le quartier du Brás est donc actif jour et nuit, le jour ce sont les boutiques et les grands enseignes qui ouvrent leurs portes et la nuit ce sont les galeries souterraines, les marchés informels et les vendeurs ambulants qui investissent les lieux.

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Situés en plein cœur de la ville de São Paulo dans la zone Est, les quartiers du Brás et du Bom Retiro (à l’ouest du Brás) sont considérés comme les deux principaux centres de la confection de la ville de São Paulo qui concerne « un tiers de la production nationale » et à l’échelle internationale São Paulo « constitue l’un des principaux agglomérats mondiaux du secteur » 320. Les quartier Bom Retiro et du Brás spécialisés dans le prêt-à-porter bon marché sont un immense supermarché à ciel ouvert rempli de vêtements colorés et imprimés, de sacs à main, de chaussures et d´accessoires féminins. Une grande majorité des travailleurs du Brás est originaire des zones les plus pauvres du Brésil, de Bolivie et du Paraguay. La production de vêtements ne s’arrête jamais, les couturières fabriquent le jour dans des petits ateliers improvisés à leurs domiciles, et les produits sont vendus la nuit dans les entrepôts aménagés dans des anciennes usines désaffectées, des parkings souterrains ou d’anciens hangars. La nuit, les trottoirs du Brás sont investis par des centaines de vendeurs ambulants qui exposent leurs marchandises à même le sol. Certains vendeurs ne possèdent qu'une seule pièce de vêtement ou, par exemple, un lot d'une dizaine de soutiens gorge qu'ils vendent à l'unité. Les produits sont vendus à des prix de gros mais peuvent être achetés à l’unité ce qui convient à une clientèle modeste ou à des revendeurs.

L’industrie du textile qui s’était implantée dans ces anciens quartiers d’immigrés caractérise le décor de cet univers marqué par les anciens entrepôts des usines désaffectées transformées en zone de commercialisation et de production informelles à bas coût. D’innombrables mannequins en plastique peuplent cet univers, ces grandes poupées blanches, grandes et minces portent des combinaisons léopards et des tuniques colorées agrémentées de larges ceintures. Les formes longilignes de ces modèles en plastique contrastaient fortement avec celles des couturières boliviennes et des acheteuses Africaines ou nordestines.

320 Carlos Freire SILVA, « Migrants boliviens et travail informel dans le circuit de la confection à São Paulo », p. 57, in São Paulo, La ville d’en bas, Robert CABANES & Isabel GEORGES, Paris, L’Harmattan, 2009.

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Les commerçantes angolaises qui circulent dans la ville se logent au Brás en raison de la présence de plusieurs hôtels abordables qui adaptent spécialement leur offre aux besoins de la clientèle africaine : les chambres sont généralement composées de petits lits une place et peuvent être partagées par plusieurs commerçantes, des repas africains sont servis dans divers restaurants officiels ou clandestins321. Les commerçantes qui cherchent des vêtements bon marché font leurs achats sur les marchés du Brás, celles qui cherchent des produits haut de gamme comme des robes de mariées ou des costumes pour hommes se rendent dans les boutiques du Bom Retiro.

À l’échelle de la ville, l’industrie de la confection s’est développée suite à l’expansion des zones périphériques de l’Est et du Nord de São Paulo où les « petits ateliers de couture de sous-traitance fournissent leurs services aux grandes entreprises de confection du Brás et du Bom Retiro »322. C’est au début des années 1990 que Carlos Freire da Silva situe le grand bouleversement de l’industrie de la confection avec l’augmentation de la sous-traitance et du nombre de travailleurs informels, la délocalisation de la production dans les périphéries pauvres et l’accroissement de l’immigration irrégulière de Bolivie :

« L’affinité entre travail informel et immigration clandestine est une caractéristique du capitalisme contemporain. Les stratégies actuelles de reproduction du capital établissent les formes spécifiques de mobilité au travail. La migration des Boliviens à São Paulo est liée au développement économique de l’industrie de la confection. La restructuration productive dans ce secteur a impulsé l’immigration bolivienne et son insertion dans la ville. La mise en relation de lieux au-delà des frontières contourne les règlementations de chaque État. La mobilité des migrants devient

321 Je fais ici référence à un restaurant situé à l’intérieur d’un appartement privé dans le quartier du Brás qui sert des repas africains aux commerçantes et migrants. La gérante des lieux n’a pas accepté de m’accorder un entretien.

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une niche d’exploitation économique développant les marchés illégaux de l’immigration clandestine »323.

L’univers du quartier du Brás dans le secteur de la confection peut donc lui aussi être qualifié de « zone grise » où se côtoie une multitude de problématiques qui se rajoutent à celles décrites plus haut sur les frontières poreuses entre le légal et l’illégal dans les trafics de drogue. Il s’agit alors, pour les commerçantes angolaises qui viennent dans l’intention d’acheter des vêtements de savoir naviguer entre ces différents mondes. De cette façon, ces dernières participent de ce capitalisme contemporain en profitant de la production à bas coût rendu possible par une main d’œuvre immigrée d’Amérique Latine et en faisant partie de la chaîne de distribution de cette industrie globale de la confection.

Le terme de « mode populaire » est employé par Nancy Green324 pour désigner « le secteur de la mode marqué par l’aire de la consommation de masse »325. L´auteure introduit notamment la notion de « store-bought style » (le style grande surface ou la mode des magasins) pour caractériser l’évolution de la mode grâce aux nouvelles formes de distribution et de la publicité qui vont répandre l’idée que « l’art vestimentaire est accessible à tous » et qu’il s’agit donc d’une « démocratisation de la mode »326.

Le caractère « populaire » de la production et de la distribution de la confection dans le quartier du Brás repose sur une connaissance des besoins de la mode populaire par le biais de tout un ensemble de compétences qui associent les savoir-faire dans le domaine du textile aux besoins des classes populaires et à leurs critères esthétiques puisés dans l´ensemble des productions de culture populaire (feuilletons télévisés, célébrités, etc.). L’accumulation de ces

323 Idem, p. 66. Traduction de l´auteure.

324 Nancy GREEN, 1998, Du Sentier à la Septième Avenue. La confection et les immigrés,

Paris-New York, 1880-1980, Paris, Le Seuil, 1998 (éd. française) « Univers historique », 462 p.

325 Idem, p. 25.

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compétences invite alors à utiliser le terme d’experts pour qualifier la création de réseaux de commerce dans le secteur de la mode populaire. Alain Tarrius montre d´ailleurs que la diffusion des produits de contrebande aux foules de pauvres se fait de manière immédiate sans l’intermédiaire des chaînes commerciales, de publicités ou de tout l’apparat classique de la grande distribution. Il s’agit d’un commerce plus direct, de la main à la main et de proximité malgré son caractère global. Selon l´auteur :

« Le Peer to Peer, l’ « entre-experts » est indissociablement lié au poor to poor. Les jeunes, et d’autres, des divers quartiers comme des zones d’habitat enclavé, des quartiers suburbains de Dakar, de São Paulo, de Marseille, de Barcelone ou de Turin…, connaissent les caractéristiques techniques des derniers produits électroniques, leurs performances, leurs coûts hors taxes, et les moyens de se les procurer quand passent les fourmis »327.

Les réseaux de la « mode d’en bas »328 pour reprendre les termes de Nancy Green, s’adaptent aux tendances, aux goûts et aux besoins des consommateurs de façon presque immédiate. La « flexibilité » est une spécificité du secteur de la confection qui explique pourquoi « les bas salaires et les conditions très dures – surtout pendant la saison – sont le fléau des ouvriers, mais la condition de la mise en marche de ces ateliers »329. La flexibilité et l’immédiateté avec lesquelles les petits ateliers de São Paulo sont capables de produire des modèles en s’adaptant à des critères esthétiques aussi momentanés que les changements de tenues des actrices des séries télévisées, justifie l’intensification de la sous-traitance et la proximité des lieux de production et de vente.

L’activité des petits importateurs brésiliens à l’échelle nationale est donc très analogue à celle des entrepreneuses angolaises qui transportent leurs

327 Alain TARRIUS, Étrangers de passage … op.cit., p. 17.

328 Nancy GREEN, Du Sentier à la Septième … op.cit., p. 7.

329 Nancy GREEN, « Rencontre d’un chercheur étranger et d’entrepreneuses tunisiennes » La confection et les immigrés à Paris », Hommes & Migrations, n° 1310, 30 janvier 2016, p. 8.

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marchandises depuis le Brésil pour les revendre sur les marchés angolais. Les activités des commerçants brésiliens des zones rurales ont donc « tracé le sentier » et les structures d’accueil qui leur étaient jusqu’alors réservées ont permis la mobilité des commerçants africains. En effet, à la fin des années 1990 et au début des années 2000, les hôtels se sont adaptés à l’arrivée massive des voyageurs angolais. Historiquement, cette route vers le Brésil correspond aux flux migratoires de la période de conflit armé en Angola à partir de 1975, et s’accélère dans les années 1990 au moment de l’intensification du conflit au lendemain des élections de 1992330. La diaspora locale angolaise et la réorientation des établissements vers la clientèle angolaise qui a un pouvoir d’achat conséquent modifia donc le paysage du quartier. À partir des années 2000, avec l’ouverture de l’Angola et la fin de la guerre, les mobilités vers le Brésil se sont intensifiées mais ces vagues ont été peu à peu dissipées par l’évolution du secteur de la confection à São Paulo.

330 Dulce Maria Tourinho BAPTISTA, « Migração na metrópole: o caso dos angolanos em São Paulo », São Paulo, Cadernos Metrópole, 17, 2007, en ligne, <http://www.abep.nepo.unicamp.br/encontro2008/docsPDF/ABEP2008_1070.pdf>, consulté le 23 mai 2015.

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Formalisation d’une économie en déclin

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