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Conclusion de la première partie

Jeremy Bentham n’est pas le seul à avoir souligné les défauts du système juridique anglais. Implicitement un des détracteurs de notre auteur,

Charles Purton Cooper le rejoint, lorsque dans ses Lettres sur la

chancellerie et quelques autres points de jurisprudence anglaise, il

déclarait : « Le but de toute législation devrait être de tarir la source des

procès, en rendant les lois aussi claires, aussi simples, et aussi peu nombreuses que les besoins de la société l’exige ; tout système de lois, à mon avis, sera plus ou moins parfait, selon qu’il réunira plus ou moins de ces avantages »708.

Même si tous les auteurs de cette époque partagent ce même constat, il n’en demeure pas moins que le philosophe de l’utilité est l’un des rares à prôner comme remède au mal dont souffre le système juridique anglais une rupture radicale. Tout en dressant le constat de l’insécurité juridique, il ne se contente pas, dans sa théorie de la législation, d’amender le droit anglais, il pousse bien plus loin le projet de réforme que le grand Francis Bacon lui-même n’avait pas osé le faire. Il remet en cause les fondements lui-même du système juridique anglais en censurant les deux sources du droit anglais, la

common law et le statute law. Notre auteur n’a pas hésité à développer les

observations les plus sévères pour critiquer tant la common law que le

statute law, car leur incertitude multiplie les procès et, par la même

occasion, enrichit la caste des lawyers709.

S’agissant de la common law, la loi non écrite, donc n’a pas d’existence

réellement assignable, le fondateur de la doctrine utilitariste en Angleterre considère paradoxalement que dans une certaine mesure, elle est trop écrite. Il dénonce la multiplication des recueils de jurisprudence qui rend

708 C. P. C. COOPER, op. cit., p. 311.

709 F. OST,Codification et temporalité dans la pensée de J. Bentham, in L’actualité de la pensée juridique de Jeremy Betham précité, pp. 181 et s.

167 impossible la connaissance complète de ce droit. En plus de leur nombre considérable, leur rédaction n’obéit à aucun principe logique ni pratique pour servir de guide. Il n’est aucun plan d’ensemble susceptible d’ordonner

cette masse informe710.

Quant aux statute laws, s’ils présentent le mérite d’une existence

réellement assignable, comme pour la common law, leur rédaction reste

défectueuse et lacunaire. De ce défaut découle la nécessité de leur interprétation par les juges. De là est née l’incertitude, mais également l’imprévisibilité du droit anglais. Par le biais de l’interprétation, les juges sont parvenus en Angleterre à usurper aux législateurs le pouvoir de faire la loi. Selon le réformateur radical, la confusion est d’autant plus profonde que le système juridique anglais ne sépare pas clairement le domaine de la

common law et de celui du statute law. De la sorte l’incertitude et

l’imprévisibilité se sont propagées aux statute laws et, par le fait, affectent

l’ensemble du droit711.

Pour Jeremy Bentham, « il faut qu’une idée soit présente à l’esprit pour

produire un effet. Cela est vrai dans tout le champ des actions humaines, et, par conséquent, dans celui de la loi »712. Dans la philosophie utilitariste,

l’effet recherché est le plus grand bonheur pour le plus grand nombre713 par

le moyen de la loi. Dans ces conditions, le réformateur radical anglais

710 Jeremy BENTHAM, Œuvres, tome III, De l’organisation judiciaire et de la codification précité, pp. 95-98. Voir également F. OST,Codification et temporalité dans la pensée de J. Bentham, in L’actualité de la pensée juridique de Jeremy Betham précité, p. 182 : « ils (les recueils de jurisprudence) sont à la fois obscurs, ambigus, inutilement attachés au passé et bourrés de contradictions et de lacunes ».

711 Jeremy BENTHAM, Œuvres, tome I, Vue générale d’un corps complet de législation, in Traités de législation civile et pénale précité, p. 367. Voir également F. OST, Codification et temporalité dans la pensée de J. Bentham, in L’actualité de la pensée juridique de Jeremy Betham précité, p. 182.

712 Jeremy BENTHAM, Œuvres, tome III, De l’organisation judiciaire et de la codification précité, section III, pp. 92-93.

713 Jeremy BENTHAM, Œuvres, Introduction aux principes de morale et de législation, traduction du Centre de Bentham, ouvrage publié par le soutien du Centre de Bentham, Librairie Philosophique J. Vrin, 2011, p. 57 : « Ainsi, rechercher les plaisirs et éviter les douleurs sont les fins qui guident le législateur. Il lui appartient par conséquent d’en comprendre la valeur ».

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assigne au législateur la mission d’assurer « l’assimilation la plus parfaite

de ses préceptes (de la loi) par le corps social »714.

« Loger et placer dans l’esprit de chaque homme la portion de la matière de la loi dont dépend son destin est le devoir le plus important du gouvernement »715. Aussi n’a-t-il pas d’autre ressource que d’élaborer un

droit « simplifié, plus proche du bon sens, mieux formulé, mieux connu et

mieux compris »716. Seules des lois claires, concises et compréhensibles sont

susceptibles d’emporter l’adhésion générale717.

« Promulguer une loi, c’est la présenter à l’esprit de ceux qu’elle doit gouverner, c’est faire en sorte qu’elle soit habituellement dans leur mémoire, et leur donner au moins toutes les facilités de la consulter, s’ils ont quelques doutes sur ce qu’elle prescrit »718.

Pour lui, seul le statute law peut apporter efficacement l’accessibilité du

droit. « Tout ce qu’on appelle le droit non écrit, est une loi qui gouverne

sans exister, une loi conjecturale, sur laquelle les savants peuvent exercer leur sagacité, mais que le simple citoyen ne saurait connaître. Les règles de la jurisprudence reçoivent-elles de la part de l’autorité légitime une promulgation authentique, elles deviennent des lois écrites, c’est-à-dire, de véritables lois : elles ne dépendent plus d'une coutume qui se contredit, d’une interprétation qui varie, d’une érudition susceptible de toutes sortes d’erreurs : elles sont ce qu’elles doivent être, l’expression d’une volonté

714 P. GERARD, Droit et pouvoir dans la pensée de J. Bentham, in l’Actualité de la pensée juridique de Jeremy Bentham précité, p. 139.

715 Cité d’après D. BARANGER, Bentham et la codification précité, p. 27. Le texte porte : « To lodge and fix in each man's mind, that portion of the matter of law on which his fate is thus dependent — exists there that State, in which this operation is not among the most important duties of the government ? », The Works of Jeremy Bentham (éd. J. Bowring), vol. IV, Edinburgh, 1843, Lettre IV, Papers relative to codification and Public Instruction, I. p., VIII To the Citizens of the several American United States (1814), Letter IV, p. 481.

716 Jeremy BENTHAM, Œuvres, tome III, De l’organisation judiciaire et de la codification précité, section III, p. 334.

717 E. GRIFFIN-COLLART, Egalité et justice dans l’utilitarisme, Bentham, J.S. Mill, H. Sidgwick, vol. VII, Bruxelles, 1974, pp. 36 et s.

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positive, connue d’avance de celui qui doit en faire la règle de sa conduite »719.

Dans cet extrait de son écrit sur la Promulgation des lois, le discours de

Jeremy Bentham se fait programmatique. Sa religion est développée explicitement : l’accessibilité au droit ne peut pas ne pas passer par la substitution d’un nouveau système de législation à la tradition juridique anglaise.

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Paritie II : La codification entre rupture et