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Plusieurs des malheurs de Paul correspondent à ceux qui étaient présents dans C’est pas moi, je le jure !. On y retrouve l’appropriation douloureuse des corps infantiles par les adultes, le contrôle du territoire personnel et les entraves dans la construction identitaire. Or, dans L’inévitable, tous ces paramètres sont poussés à leur comble. L’enfant, négligé dans le roman d’Hébert, est maltraité dans celui de Roger. La lecture successive des romans laisse penser que le problème provient de la famille. En effet, Léon est montré comme victime de parents qui, embourbés dans leurs problèmes, ne s’occupent plus des enfants. Dans L’inévitable, la critique est plus acerbe : l’impouvoir de l’enfant découle directement de la structure familiale. La possibilité de capitaliser la force physique en pouvoir, l’isolement de l’enfant et la notion d’obéissance contribuent à vulnérabiliser Paul et rendent possibles plusieurs formes de violence. La précision de la description des rapports hiérarchiques autour du personnage laisse entendre que l’inévitable aurait pu être évité si les conditions familiales et sociales des enfants avaient été différentes. C’est la vision de la famille comme « privée », voire intouchable, et les attitudes despotiques envers les enfants qui sont critiquées.

La masculinité telle que performée par le père est aussi problématisée. Dans les deux romans, cette masculinité implique des rapports inégaux entre les sexes. Par contre, tandis que le

46 Paul n’essayera pas d’imposer ses désirs sur les autres comme le fait son père. Par exemple, bien qu’il espère que Larose changera d’idée, il n’initie pas de nouveaux contacts avec celui-ci (I : 109). Ou encore, même s’il formule l’envie que Lucille-Lucilie lui fasse une fellation, il n’insiste pas après son refus (I : 127).

87 père de Léon endosse ce rôle comme malgré lui, Gérard ne remet pas en question la légitimité de son pouvoir sur les autres. L’adhésion à cette masculinité machiste est si totale qu’elle a des répercussions sur tous les rapports interpersonnels et sexuels représentés dans le roman : ils deviennent des cadres potentiels de domination et des occasions de prouver sa virilité. Quant à lui, Paul s’identifie au rôle de l’épouse, se distançant de la position dominante exigée par la masculinité machiste. Cette identification n’empêche pas Paul de craindre de devenir un ogre à l’image du père. C’est pourquoi, tandis que Léon tente, puis échoue à reproduire les rapports hiérarchiques de genre avec Clarence, Paul essaye de s’en éloigner en construisant un avenir différent de celui du père.

Ce contexte a un impact sur la sexualité de l’enfant. Paul, circonscrit à la sphère familiale, ne peut se soustraire à la relation incestueuse initiée par le père, surtout lorsque sont pris en considération les mécanismes d’assujettissement mis en place, comme la violence physique, le harcèlement moral et le chantage émotif. Les particularités du plaisir enfantin se trouvent complètement écrasées par la lourdeur du désir paternel. La sexualité machiste prend toute la place, à la fois dans les représentations accessibles à Paul et dans les relations interpersonnelles : elle fait figure de référence. Plus encore, la récurrence de scènes sexuelles imprégnées des principes machistes est significative : ces répétitions inscrivent à même le récit l’impression que ce type de relation est inévitable. À l’instar de la sexualité non policée et imaginée de Léon, les émois sensuels de Paul ne peuvent s’incarner dans la réalité.

CHAPITRE 3

Jérémie, « petit bonhomme charnel »

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Grâce à mes correspondances et surtout grâce à l’arrivée d’Arthur dans ma vie, je devins, lors du mois de septembre 1992, un être émancipé de sa famille. Un être autonome. Un être important.

Simon BOULERICE, Les Jérémiades, p. 11

Les adultes justifient souvent les limites qu’ils fixent à l’information diffusée et aux conduites permises en affirmant que les enfants ne sont pas assez autonomes pour vivre adéquatement ces expériences [sexuelles]. Néanmoins, plusieurs en ont, et de plaisantes, et on peut se demander jusqu’à quel point on ne cherche pas plutôt à s’assurer que les enfants ne développent pas cette autonomie, jusqu’à quel point on n’infantilise pas les enfants plus qu’ils ne le sont.

Patrick DOUCET, La vie sexuelle des enfants ?, p. 163

Dans Les Jérémiades (2009), Jérémie, neuf ans, fait la rencontre d’un bel adolescent roux, Arthur, quinze ans. Les personnages entament une relation amoureuse, laquelle dure un peu plus d’une année et prend fin de façon catastrophique lorsque l’enfant vandalise la chambre d’Arthur et le tue48. Jérémie raconte son histoire d’amour et sa fin démesurée alternant entre le point de

vue du je-narrant (adulte) et celui du je-narré (enfant). La complicité entre les deux garçons s’approfondit au fil des vols dans les dépanneurs, des promenades au parc et des soirées passées dans la chambre bleue d’Arthur. Grâce à cette aventure, Jérémie s’émancipe de sa famille et

47 (J : 47)

48 Gabrielle Lapierre, dans son analyse de l’œuvre, spécifie que « l’emploi du conditionnel laisse planer l’indétermination quant à la “réalité” de cette scène [celle du meurtre d’Arthur] » (Lapierre 2014, p. 49). À la fin du roman, le doute perdure.

89 s’autonomise. Malgré tout, cette relation n’est pas exempte des enjeux du système âgiste49 : la

différence d’âge entre les deux partenaires est en effet amplifiée dans le roman.

Dans la première partie de ce chapitre, nous analysons les modalités des rapports de pouvoir qui découlent de ce système âgiste, en nous attardant sur le couple constitué de l’enfant et de l’adolescent.50 Cette relation amoureuse est largement influencée par les modèles de genre

issus de la culture populaire américaine cinématographique et télévisuelle ; aussi ces influences forment l’objet de la deuxième partie. Finalement, l’intimité grandissante entre les deux jeunes hommes les mène à avoir leurs premières relations sexuelles. Les fantasmes formulés et les actes sexuels performés sont observés en troisième partie.