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L’impouvoir de la situation des enfants se remarque dans le roman lorsque les rapports des enfants à leur corps et à l’espace sont analysés. Aussi longtemps que les enfants restent dans des lieux dirigés par les adultes, ils n’ont pas le pouvoir de les contrôler. Léon et Clarence, enfants délaissés et malheureux, semblent être décidés à se réapproprier une partie de ces pouvoirs en

53 partant en quête de gommes Bazooka. De ce fait, ils bravent les interdictions concernant leurs déplacements et leur alimentation. Ils réussissent pendant un moment à se dérober du contrôle des adultes. Cet affranchissement est toutefois temporaire. L’ordre adulte revient en force, incarné par le père de Léon et la police. Les restrictions importantes concernant les déplacements et le sentiment d’intrusion que Léon vit à la fin font que son escapade se solde par une situation pire que celle du départ. Léon est prisonnier de sa condition dominée d’enfant.

Une même vision plutôt pessimiste associe Léon au sort du père. En tant qu’enfant, Léon ne possède pas assez de pouvoir afin de se soustraire à cette masculinité double. En effet, Léon et son père sentent qu’ils doivent performer une masculinité synonyme de pouvoir et d’autorité, mais cette position est impossible à tenir pour Léon et rend malheureux le père. L’influence de la figure du père sur l’identité de Léon et sur ses rapports avec Clarence est alors patente : Léon n’entrevoit pas la possibilité de vivre une relation égalitaire avec celle-ci. Incapable de faire respecter l’ordre hiérarchique entre filles et garçons qu’il a appris, Léon se dévalue et associe sa position de soumis à la négation de soi.

Même d’un point de vue sexuel, Léon est limité par le contexte dans lequel il vit. Les doutes concernant ce qui relève de l’imaginaire et du réel permettent de lire les événements de la rue de l’Anse comme inventés par Léon. Selon cette lecture, les sexualités décomplexées mises en scène sur la rue de l’Anse peuvent être attribuées à l’imaginaire de Léon. Or, dans la coopérative d’habitation, tant la hiérarchisation des pratiques sexuelles que la frontière mise en place entre le « bon » et le « mauvais » sexe trahissent des codes de régulation strictes. Les sexualités plurielles imaginées par Léon ne s’incarnent pas dans la coopérative : elles ne peuvent être évoquées par le personnage qu’une fois hors de ce territoire. Et même cet intermède se solde par le retour de l’autorité adulte. Enfin, Léon est coincé entre ses sexualités latentes dont l’actualisation est impossible (du moins, de façon durable) et une sexualité légitime, mais vécue

54 par Léon comme dysfonctionnelle au travers du modèle que représentent ses parents. Ce portrait final est plutôt négatif : Léon est entouré de toutes parts par des culs-de-sac identitaires. Une petite note plus positive se glisse tout de même dans l’épilogue. Enfermé dans l’hôpital psychiatrique, ses mouvements et ses libertés plus entravés que jamais, Léon s’enfuit quand même : il rejoint Clarence. Le pouvoir imaginatif permet à l’enfant négligé, laissé sans pouvoir et sans grande connaissance du monde, de suppléer à sa condition.

CHAPITRE 2

Paul, enfant maltraité

Je suis trop jeune pour ce genre d’aventures d’amour et de massacre.

Jean-Paul ROGER, L’inévitable, p. 76

La « vulnérabilité » des enfants aux agressions des adultes, en particulier de leurs parents, [est] implicitement considérée comme un fait de nature. Ce que j’ai voulu montrer, c’est que c’est un fait, mais un fait de loi.

Christine DELPHY, L’ennemi principal 2, p. 21

Dans la partie recherche de son mémoire de maîtrise accompagnant la première version de son roman, Jean-Paul Roger explique que l’inceste prend pour sa victime la forme d’un double tabou : « À l’interdit de commettre l’inceste, correspond, une fois que celui-ci est commis, l’interdit de le dire. » (Roger 1998, p. 92) Les deux facettes de ce tabou sont mises en scène dans son roman L’inévitable (2000), lequel donne la parole à Paul, de ses cinq ans à ses quinze ans. Victime des abus sexuels de son père, celui-ci raconte la douleur, l’impuissance et la honte que lui procure le plaisir qu’il ressent parfois sous les assauts du père. Cette honte est symptomatique de l’interdit pesant sur le faire, mais elle nourrit surtout l’interdit de dire, imposé par l’agresseur. La menace d’être battu plane sans répit sur Paul. Celui-ci craint aussi que des aveux le mènent en prison — c’est ce que Gérard, son père, lui a dit (I : 119) — et de perdre de cette façon son frère Denis, son seul allié. Sa mère n’est d’aucun secours : il est persuadé que s’il lui révèle ses secrets, elle s’en servira pour le diminuer et non pour l’aider (I : 85). Une boucle se forme : plus la

56 relation incestueuse se prolonge, plus le sentiment de honte étouffe le personnage, rendant son silence difficile à briser. Cependant, tout n’est pas joué. Le fait que Paul soit narrateur de l’histoire transgresse en partie le tabou du dire. En effet, « [l]'écriture de l’inceste désobéit à l’interdit émis par l’agresseur […]. » (Roger 1998, p. 92) Bien que le chemin soit long et sinueux, Paul est en processus d’affranchissement — ce n’est certes pas lui qui écrit, mais c’est lui qui raconte. Cette histoire d’inceste en est donc aussi une des luttes de pouvoir entre parents et enfants.

Ce chapitre analyse tout d’abord les rapports de pouvoir structurant les relations familiales et influant sur la construction identitaire de l’enfant. Ensuite, l’identité de ce dernier est observée au prisme des modèles de genre que représentent ses parents. Finalement, nous abordons la sexualité du père, l’emprise de ce dernier sur la vie sexuelle du fils, mais aussi les expériences érotiques de Paul sans le père27.