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Notre étude démontre que l’aménagement de l’habitat pour le rétablissement du caribou forestier en forêt boréale québécoise, tel qu’appliqué actuellement, ne suffirait pas à réduire l’impact des coupes forestières sur la diversité aviaire. Malgré le potentiel du caribou en tant qu’espèce parapluie, les directives d’aménagement actuellement en place ne permettraient pas la préservation de la biodiversité boréale, ni même peut-être le maintien des populations du caribou forestier. Nous montrons également que différentes applications d’une même stratégie d’aménagement peuvent avoir des conséquences différentes sur les patrons de biodiversité, influençant donc le potentiel de conservation du caribou. Nous présentons ici une méthodologie qui permet d’évaluer, avant leur mise en œuvre, le potentiel de différents plans d’aménagements à conserver la biodiversité.

La stratégie de rétablissement du caribou forestier repose sur une espèce présentant des attributs traditionnellement conférés aux espèces parapluies, mais notre étude ne confirme pas son efficacité à conserver la diversité boréale aviaire. Plusieurs études récentes soulignant les limites du concept d’espèce parapluie pour la conservation ont déploré le manque de critères précis pour définir l’espèce cible (Andelman & Fagan 2000; Roberge & Angelstam 2004; Branton & Richardson 2011). Le caribou forestier est une espèce typique de la forêt boréale, sensible au dérangement anthropique (Hins et al. 2009; Fortin et al. 2013), et dont les besoins sont spécifiques mais différents qualitativement et spatialement selon les saisons (Fortin et al. 2008; Courtois et al. 2008). Il utilise des domaines vitaux saisonniers relativement petits, mais inclus dans un domaine vital annuel dépassant souvent 1000 km2 (Faille et al. 2010; Brown et al. 2011). La conservation de

l’espèce requiert donc un aménagement sur de grandes superficies, afin d’inclure les ressources spécifiques saisonnières et les corridors de déplacement entre elles. En préservant une espèce requérant de grandes superficies (e.g. éléphant d'Afrique, Epps et al. 2011; grands prédateurs, Sergio et al. 2008, Rozylowicz et al. 2010), on suppose que les espèces plus petites seront également protégées. En forêt boréale de l’est du Canada, conserver de grandes aires de forêt non perturbée pour le caribou forestier permettrait ainsi de conserver un grand nombre d’espèces de l’écosystème (Gurd et al. 2001). Notre étude

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indique pourtant que l’agglomération des parterres de coupe, telle que préconisée pour la préservation de l’habitat du caribou, ne permettrait pas de mieux maintenir les assemblages d’oiseaux typiques des paysages sans coupe comparée à la dispersion des coupes, lorsque le niveau de perturbation dans le paysage est faible. De plus, certains auteurs considèrent qu’une espèce spécialiste devrait procurer une meilleure protection aux espèces dépendantes des mêmes ressources (Roberge & Angelstam 2004). Or, nos résultats montrent que les espèces d’oiseaux associées aux forêts matures n’étaient pas mieux maintenues lorsque les coupes étaient agglomérées plutôt que dispersées dans le paysage. D’autre part, selon le plan de rétablissement du caribou forestier, la rotation entre les massifs de coupe et de protection temporaire a lieu lorsque les massifs de coupes ont régénéré pour retrouver des attributs de forêt non-perturbée (Équipe de rétablissement du caribou forestier au Québec 2013). Le cycle de rotation de coupe de 50-60 ans présentement en place s’appuie sur la considération d’Environnement Canada (2011) qui indique qu’un peuplement de plus de 50 ans n’est plus perturbé et peut ainsi s’inclure dans les 65% de forêt non-perturbée recommandés pour le rétablissement des populations de caribou. Une régénération de 50 ans (Bouchard & Pothier 2011) ou même de 75-100 ans (Gauthier et al. 2001) ne suffit pourtant pas aux parcelles coupées à retrouver les caractéristiques des vieilles forêts inéquiennes. Notre étude montre qu’une augmentation de 40 ans du temps entre les rotations (cycle de 100 ans), sur seulement 26% du paysage, réduirait les différences d’assemblages d’espèces de 3% entre un paysage coupé et un paysage non-coupé, et ce principalement du fait d’un déclin plus faible des espèces associées aux forêts matures. En comparaison, Taylor (2004) suggère qu’une diminution de 3,5 % de similarité entre les assemblages de poissons de lacs Canadiens est suffisant pour conclure qu’il y a eu une différentiation faunique significative sur le plan écologique entre les communautés. Si les lignes directrices actuellement appliquées de la stratégie d’aménagement de l’habitat du caribou ne se révèlent pas appropriées pour conserver efficacement la diversité boréale aviaire, leur capacité à rétablir les populations de caribou reste également incertaine.

Sur la Côte-Nord, où le cycle de feu naturel est d’au moins 250 ans (Bouchard et al. 2008), un cycle de rotation de coupe plus court aurait un effet négatif sur les assemblages d’oiseaux boréaux ainsi que sur les caribous. En effet une rotation de coupe de 60 ou de

100 ans maintiendrait dans le paysage de plus grandes proportions de jeunes peuplements que celles retrouvées historiquement. Après une rotation de coupe, les parterres de coupes recouvraient 26% du paysage simulé, ce qui augmentait de 13% la proportion de forêt de moins de 60 ans observée dans un paysage sans coupe. Ces proportions restent relativement basses par rapport aux niveaux de perturbations observés dans la plupart de l’aire de répartition du caribou forestier (Équipe de rétablissement du caribou forestier au Québec 2013), mais ils dépassent néanmoins les proportions naturelles des forêts boréales de l’est du Canada (Bouchard et al. 2008). Nos résultats ont montré que la diminution de forêts de plus de 100 ans dans le paysage entrainait un déclin substantiel des espèces d’oiseaux associées aux forêts matures. Le déclin était d’autant plus fort lorsque la proportion de peuplements de moins de 60 ans augmentait. Le rétablissement des populations de caribou dans ces conditions semble également précaire car les caribous évitent les parcelles en régénération de moins de 40 ans (Hins et al. 2009; Lesmerises et al. 2011) et sont étroitement liés aux vieilles forêts de plus de 100 ans où ils trouvent assez de lichen pour couvrir leurs besoins hivernaux. Drapeau et al. (2009a) ont trouvé que pour leur aire d’étude, naturellement régie par un cycle de feu de 139 ans, il serait nécessaire de conserver entre 39 et 54% de forêt de plus de 100 ans afin de conserver les caractéristiques typiques du paysage. Dans un paysage de la Côte-Nord avec un très long cycle de feu naturel (>250 ans) ces pourcentages s’élèveraient vraisemblablement au-dessus du seuil des 65% préconisé par Environnement Canada (2011). De plus, d’après les principes de l’aménagement écosystémique (Gauthier et al. 2008), le cycle de rotation entre les massifs de coupe et les massifs de protection temporaire devrait se rapprocher du cycle de feu naturel (Courtois et al. 2008) afin de conserver les attributs d’un paysage sans perturbation humaine.

Notre étude démontre que les modalités d’application d’une stratégie d’aménagement peuvent influencer son efficacité à conserver la biodiversité. En effet les assemblages d’oiseaux boréaux attendus étaient significativement différents après les deux rotations de coupe simulées, toutes deux pourtant en accord avec la stratégie d’aménagement de l’habitat du caribou forestier. Les critères d’évaluation d’une stratégie de conservation sont, néanmoins, rarement clairement définis (Favreau et al. 2006). L’atteinte des objectifs des stratégies a souvent été évaluée après leur mise en application,

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en vérifiant si le nombre ou l’abondance des espèces était plus grand dans les aires protégées pour l’espèce cible que dans les aires non protégées (Roberge & Angelstam 2004; Branton & Richardson 2011). Dans un contexte d’exploitation forestière, l’objectif est de conserver la biodiversité régionale; or les coupes forestières ont un plus grand impact sur les assemblages que sur le nombre d’espèces fauniques (Le Blanc et al. 2010; Ruel et al. 2013). De plus, dans nos simulations, aucune espèce, parmi celles modélisées, ne déclinait jusqu’à extinction. La richesse spécifique n’aurait donc pas été une mesure appropriée de l’impact de l’aménagement de l’habitat du caribou sur la diversité aviaire. Notre méthodologie repose sur la réaction des assemblages d’espèces aux changements du paysage et permet de quantifier l’effet de différents plans d’aménagements avant que l’exploitation forestière n’ait encore eu d’impact majeur sur l’écosystème. Les espèces rares n’ont pu être considérées dans nos analyses faute de données suffisantes pour construire un modèle prédictif, mais elle sont souvent très sensibles aux modifications du paysage (Favreau et al. 2006; Drapeau et al. 2009b; Norvez et al. 2013). De plus, la présence de certaines de ces espèces, telles que les pics (Drapeau et al. 2009b), influence celle de plusieurs autres espèces dépendantes de leur rôle (e.g. les cavités). L’impact prédit des scénarios d’aménagements simulés sur les assemblages d’oiseaux serait certainement accentué si des probabilités d’occurrence avaient pu être estimées pour ces espèces.

Les deux points centraux de la stratégie de rétablissement du caribou ont été testés ici, mais notre méthode permettrait d’évaluer l’impact d’un grand nombre d’aménagements différents. Ainsi, dans une région où les activités humaines vont continuer à modifier les paysages, prédire la probabilité d’occurrence des espèces sous différents régimes d’exploitation des ressources est un élément crucial au développement de stratégies efficaces de conservation de la biodiversité. Les critères et les méthodes d’évaluation dépendent donc aussi des objectifs de conservation et de la réponse de l’écosystème aux perturbations de l’habitat (Roberge & Angelstam 2004). Dans le cas d’une stratégie basée sur une seule espèce, une attention particulière devrait être apportée au développement des directives d’aménagement qui, non seulement permettent la protection de l’espèce cible, mais aussi celle des autres espèces de l’écosystème.

Notre étude n’écarte pas le caribou forestier en tant qu’espèce parapluie de la biodiversité boréale, ni l’idée qu’une stratégie d’aménagement basée sur une seule espèce

pourrait réduire l’impact des activités anthropiques sur la biodiversité. Néanmoins elle démontre le besoin d’en définir soigneusement les lignes directrices pour la conservation efficace de l’espèce cible et des autres espèces de l’écosystème. Nous démontrons aussi la nécessité d’évaluer l’efficacité d’une stratégie d’aménagement de l’habitat avant sa mise en œuvre et en fonction de l’impact attendu sur les assemblages d’espèces, tel que le permet notre méthodologie. Les conclusions doivent cependant rester prudentes car les modèles ne prennent pas en compte les changements à long terme du paysage influencés par les variations climatiques naturelles, ou les changements plus localisés et moins prévisibles tels que les épidémies d’insectes ou les événements climatiques extrêmes.

Originalité du projet

Le concept d’espèce parapluie a été beaucoup utilisé en conservation, mais son efficacité a été remise en question au cours de dernières années, notamment à cause du manque de critères clairs pour l’évaluation d’une stratégie de conservation (Roberge & Angelstam 2004; Branton & Richardson 2011). Le concept reste cependant attrayant car il permet un suivi simple et rapide à mettre en place. Notre étude propose et teste une méthodologie permettant de quantifier l’impact de divers aménagements sur la biodiversité régionale, pouvant être utilisée pour définir les directives d’aménagement appropriées pour la conservation de la biodiversité. Nous basons l’évaluation d’une stratégie d’aménagement sur sa capacité à maintenir les assemblages d’espèces typiques d’un paysage sans coupe et seulement soumis aux perturbations naturelles. Plus que la richesse spécifique ou l’abondance des individus, ce sont les assemblages d’espèces qui règlent en partie le fonctionnement d’un écosystème et sa capacité de résilience. Les indices d’occupation développés ici permettent de prévoir le déclin des espèces de forêt mature et l’homogénéisation des assemblages d’espèces selon divers scénarios d’aménagement. Au- delà du concept d’espèce parapluie, notre méthodologie permet de comparer l’effet sur la biodiversité d’un grand nombre de stratégies d’aménagement et de variations quant à leur mise en œuvre. De meilleures recommandations pourront ainsi être formulées afin d’assurer la conservation de la biodiversité de l’écosystème.

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Perspectives

L’approche d’évaluation de l’efficacité d’une stratégie d’aménagement que nous avons développée est basée sur des modèles de probabilité d’occurrence des espèces en fonction des caractéristiques d’âge et de peuplement, ainsi que de la matrice environnante. Ces modèles pourraient être raffinés en incluant également des attributs de l’habitat à plus fine échelle, mais cela nécessiterait des données spatiales de haute résolution. Il serait également intéressant de modéliser les espèces rares, souvent sensibles aux perturbations de l’habitat (Gibbon et al. 2000; Imbeau et al. 2001; Fortin et al. 2010), de façon à caractériser encore davantage les impacts des modifications anthropiques du paysage sur la biodiversité animale. Zipkin et al. (2010) proposent de développer un modèle multi-espèces qui permettrait d’obtenir la probabilité d’occurrence d’une espèce rare dans un site même si elle n’y a jamais été observée. Un seul modèle peut également estimer la probabilité d’occurrence d’un groupe d’espèces rares présentant des besoins en ressources ou des traits fonctionnels similaires (Azeria et al. 2011). De plus, des modèles de probabilité d’occurrence pourraient également être développés pour un grand nombre de taxa, incluant la faune et la flore, pour ainsi permettre une évaluation plus précise de l’effet des modifications anthropiques du paysage sur la biodiversité et l’écosystème.

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