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Les recherches musicologiques sur le geste couvrent de vastes domaines. Qu’il s’agisse du domaine cognitif ou épistémologique, de l’analyse de la performance et de l’expressivité, du niveau métaphorique faisant référence aux unités d’intention, ou comme un paramètre de la forme musicale scénique, tous les résultats montrent le rôle déterminant du geste du performeur. À maintes reprises, le terme « geste (musical) » a été employé sans que l’on en donne véritablement un sens. Les différentes études montrent les propriétés fonctionnelles et sémiotiques des mouvements du musicien ou chanteur (les mouvements d’épaule, expressions faciales, etc. ont une charge expressive et structurelle), qui sont alors appelés « gestes ».

Le geste peut désigner des aspects compositionnels (gestes métaphoriques), performatifs (gestes corporels) ou cognitifs (gestes sonores), comme le résume la définition suivante : « motif [pattern] d’action qui produit de la musique, qui est codé dans la musique ou qui est construit en réponse à de la musique321 ». Bien que nous ayons discuté du geste dans son aspect cognitif (cognition musicale incarnée) et poïétique (théorie de Robert S. Hatten), sauf mention contraire, le terme « geste » désignera jusqu’à la fin de ce travail un mouvement physique du performeur, doté d’une signification, c’est-à-dire du mouvement possédant une fonction extra- utilitaire. Comme le montre la figure ci-dessous, chaque champ de recherche sur le geste nous aide à construire notre travail :

321 “An action pattern that produces music, is encoded in music, or is made in response to music”. JENSENIUS,

Alexander R., WANDERLEY, Marcelo M., GØDOY, Rolf Inge et al. « Musical Gestures. Concepts and Methods in Research », op. cit., p. 19.

Figure 2 : proposition de vue synoptique des divers champs de recherche sur le geste

Après une étape de travail historiographique importante, notre démarche se situera du côté de l’analyse musicale. À partir de performances vidéos, il s’agira de montrer, dans le troisième chapitre, comment le geste est un élément essentiel du processus de composition et donc, comment il fait sens pour l’auditeur-spectateur. Le paradigme de la cognition musicale incarnée, déjà en germe dans les travaux fondamentaux de Robert Francès322, sert d’hypothèse de travail en tant qu’il suppose le corps (donc le geste) comme étant au centre du processus de « réception » de la musique. En guise d’axiomes, proposons, à partir de ce bilan de recherches sur le geste musical, un récapitulatif des différents résultats qui seront utiles pour la suite de notre travail :

- Il existe une dimension structurelle entre la communication non verbale du performeur et la forme musicale ;

- Les expressions faciales sont des fonctions encadrantes du son ;

- Le son modifie la perception visuelle et l’œil est attiré par le geste producteur de sons ;

322 À partir de ses expériences sur l’expression et la signification, Robert Francès suggère que les évocations

musicales auraient des racines kinesthésiques et tireraient leur origine des patterns de mouvement corporel. FRANCÈS, Robert. La perception de la musique. Paris : Librairie Philosophique J. Vrin, 2002.

- L’observation du geste est un critère déterminant de jugement de l’expérience musicale ; - L’écoute acousmatique provoque une imagerie motrice ;

- L’observation du geste est plus à même de reconnaître les différents styles expressifs ; - Le geste influence la perception de la durée d’un son ;

- Le geste musical électronique inaugure une nouvelle définition du corps musicien ; - Le corps est le médiateur entre le monde des sons et celui de la signification mentale ; - Le feedback sonore engendre la prise de conscience du corps propre ;

- Un geste produit des affordances sonores et un son donné offre un répertoire limité de gestes producteurs de sons (affordances gestuelles) ;

- Il existe une résonance motrice du sujet dans l’observation d’actions simples.

Notre étude consiste à croiser ces différents résultats en partant du postulat que la musique implique avant tout un « couplage intime entre la perception et la production d’informations séquentielles organisées hiérarchiquement, dont la structure a la capacité de communiquer le sens et l’émotion323 », et que l’observation des gestes sur scène apporte une donnée sensible

essentielle de la perception d’une forme musico-scénique. En d’autres termes, la vue du geste et du corps en mouvement est une nécessité essentielle pour saisir la musique dans son ampleur. Ce premier chapitre, en plus d’offrir un panorama de recherches à quiconque souhaite s’intéresser au geste du musicien en situation de jeu, ne représente qu’une partie d’un problème de plus grande envergure et qui façonne une partie de la pensée musicale occidentale et savante dans la seconde moitié du XXe siècle : le « caractère spectaculaire324 » d’une représentation scénique. Dans ce nouveau paradigme, un simple mouvement fonctionnel – comme nettoyer son instrument ou enfoncer des clefs d’une flûte – peut acquérir une dimension signifiante et donc devenir un geste musical. Il s’agit maintenant d’essayer de comprendre, d’un point de vue historique, comment le geste est devenu un paramètre de composition musicale et comment il définit en partie le répertoire du Théâtre Musical Contemporain.

323 MOLNAR-SZAKACS, Istvan., OVERY, Katie. « Music and Mirror Neurons: From Motion to ’E’motion »,

op. cit., p. 235.

II. Historiographie

« Toute œuvre comporte un arrière-plan […] Si insolite qu’elle puisse paraître, elle ne sort jamais du néant. Elle est un maillon d’une chaîne et l’on échoue à la rejoindre que pour n’avoir pas suivi tous les maillons qui mènent jusqu’à elle325 »

Dans un article sur le questionnement des avant-gardes musicales du XXe siècle, Esteban Buch évoque le caractère orienté de toute opération historiographique :

Aucune opération historiographique n’est transparente, toute mise en intrigue des événements historiques implique des choix conscients ou inconscients opérés au sein de l’univers des faits et de celui des œuvres, dans ce processus complexe l’horizon normatif de la méthode scientifique, au demeurant historiquement variable, croise l’idéologie, le goût personnel, les représentations collectives, les contraintes pragmatiques les plus diverses, tout en travaillant de l’intérieur le vaste répertoire d’idées reçues que la discipline entraîne dans son sillage comme une société ses mythologies326.

C’est en toute connaissance de cause que nous mettons l’accent sur certaines pièces musicales scéniques de la première moitié du XXe siècle, en prenant en compte le potentiel signifiant du geste du musicien. À travers des expériences musicales et extra-musicales qui illustrent de nouvelles configurations interartistiques, et dont la technique constitue un changement de paradigme, ce premier sous-chapitre permet de cerner les tenants et aboutissants d’un théâtre musical en germe, qui ne se concrétisera qu’après la seconde guerre mondiale. Les pièces exhibées sont en effet des cas isolés et il faudra attendre l’avènement de la musique concrète pour obtenir un vrai répertoire de « musique visible327 », représenté par les pièces de théâtre

musical et théâtre instrumental. Ce sera le point de départ du second sous-chapitre.

326 BUCH, Esteban. « Réévaluer l’histoire de l’avant-garde musicale ». In : BUCH, Esteban., RIOUT, Denys.,

ROUSSIN, Philippe (dir.). Réévaluer l’art moderne et les avant-gardes. Hommage à Rainer Rochlitz. Paris : EHESS, 2010, p. 85.

327 Le terme « musique visible » [sichtbare Musik] est emprunté à Dieter Schnebel. Il s’agit du titre d’un texte

majeur succédant à une conférence donnée à Darmstadt en 1966 au colloque Musique et scène. Pour une traduction en français, cf. : SCHNEBEL, Dieter. « Musique visible ». Cahiers du Musée National d’Art Moderne, 2017, numéro spécial : Notations, pp. 26-51.