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3. Comment organiser la démarche de conception innovante?

3.2. Conception participative d’un prototype d’outil de fertilisation

3.2.1. Les ateliers KCP pour la conception innovante collective

La méthode KCP (pour Connaissances (K) – Concepts (C) – Proposition (P)) vise à organiser la mise en œuvre d’une démarche de conception innovante, appuyée sur la théorie C-K. Hatchuel et al. (2009) caractérisent cette exploration collective d’innovation par 4 dimensions. Ainsi, la méthode KCP :

- Explore finement le potentiel d’innovation pour un concept ;

- Suppose et supporte les acteurs dans un processus en rupture avec les règles habituelles ;

- Permet de mobiliser, d’acquérir et de produire des connaissances ;

- Assure l’adhésion collective aux nouvelles règles construites.

Cette méthode est particulièrement adaptée aux situations où l’on cherche à explorer des solutions innovantes en rupture avec l’existant. Elmquist & Segrestin (2009) confirment qu’elle permet de gérer des tâches différentes des processus de conception classiques : 1) identifier des connaissances manquantes, 2) régénérer les critères d’évaluation, et 3) construire des nouvelles stratégies de conception innovante (Le Masson et al., 2007). Une sortie centrale des ateliers KCP est l’identification, par le collectif d’acteurs, de « trous » de connaissances, c’est-à-dire de connaissances dont ils auraient besoin mais qui n’existent pas. La méthode KCP s’inscrit dans le régime de conception innovante, mais les connaissances nouvelles identifiées par ce processus pourront ensuite être produites dans un régime de conception réglée qui résultera du développement des capacités du concepteur (Elmquist & Segrestin, 2009).

Encadré 3. Les 5 thématiques abordées pour décrire la gestion de la fertilisation azotée en entretiens semi-directifs.

Les moyens techniques mobilisés (outils de calcul, mesures, indicateurs sol et plante, données

météorologiques, outil de pilotage) ;

La capacité à prendre en compte les variabilités de type : aléa climatique, hétérogénéité des

sols (à l’échelle de la parcelle et de l’exploitation agricole), effet année ;

L’échelle de raisonnement (gestion en lots de parcelle, à la sole de blé, à la parcelle) ;

Les contraintes qui conditionnent la gestion de l’azote (niveau de priorité des interventions de

fertilisation azotée, les objectifs poursuivis) ;

Initialement issue des sciences de gestion et adaptée à des cas de conception industrielle, la méthode KCP a également déjà été appliquée dans des contextes d’innovation agricole (Berthet et al., 2016). La méthode KCP consiste à organiser des ateliers de conception participative regroupant une diversité d’acteurs, ayant des compétences différentes. Plus les compétences seront transversales et diversifiées, plus le processus d’exploration aura de chance d’être riche (Agogué et al., 2013). Le processus de conception est structuré en 3 phases :

La phase K est complétement dédiée au partage de connaissances dans le but d’ouvrir de nouvelles

perspectives (Hatchuel et al., 2009). Cette phase doit nécessairement être multi-disciplinaire, elle repose sur le partage de connaissances détenues par différents acteurs (Elmquist & Segrestin, 2009).

La phase C est dédiée à l’exploration de concepts projecteurs (Hatchuel et al., 2009). Ce ne sont pas

des propositions fermées mais plutôt des moyens de diriger l’exploration vers et dans l’inconnu (Hatchuel & Weil, 2009). La stimulation de la créativité est organisée selon des règles strictes (Elmquist & Segrestin, 2009) : les participants explorent en petits groupes un concept projecteur et les différents résultats sont présentés pour stimuler la créativité du collectif.

La phase P consiste à synthétiser les propositions issues des phases précédentes de façon à faire

ressortir la stratégie de conception à envisager (Hatchuel et al., 2009). L’objectif est de construire une vision collective du problème et de clarifier les solutions, les projets de recherche, les nouveaux prototypes et les nouveaux partenariats à mettre en place. Cette phase prépare le collectif en lui apportant une vision globale des étapes de la démarche d’innovation à mettre en place, avec une clarification des contributions de chacun (Elmquist & Segrestin, 2009).

La mise en place d’un atelier KCP demande une préparation préalable (Berthet et al., 2016). Celle-ci concerne d’abord l’identification des participants à l’atelier. Contrairement à d’autres formes d’ateliers participatifs, le déroulement des ateliers KCP est très lié aux compétences des animateurs. Agogué et al. (2013) soulignent que, pour assurer la réussite d’un atelier KCP, il est nécessaire d’y associer au moins un acteur ayant une bonne expertise en conception innovante, surtout pour assurer l’animation de l’atelier. Berthet et al. (2016), qui comparent trois méthodes de conception innovante, mettent en avant que l’animateur joue un rôle crucial dans la réussite d’un atelier participatif, puisqu’il doit être capable d’identifier le potentiel d’exploration des propositions des participants durant les ateliers. Les auteurs soulignent que cela est d’autant plus vrai pour les ateliers KCP, où ils ont une marge de manœuvre dans l’interprétation des résultats. La préparation doit également porter sur l’élaboration de concepts projecteurs susceptibles de stimuler l’innovation, dans des directions jusque-là inexplorées (Berthet et al., 2016). Enfin, un travail sur les connaissances qui permettront d’alimenter la phase K est indispensable. Il faut sélectionner les connaissances qui permettront de déclencher des partitions expansives dans C et préparer leur présentation dans l’atelier (Hatchuel et al., 2009).

3.2.2. Des connaissances sous-valorisées par le paradigme de fertilisation actuel, qui pourront être mobilisées pour stimuler la créativité

Dans les ateliers KCP, le concept projecteur et une partie de son potentiel de stimulation de la conception innovante, permettant de débloquer les effets de fixation autour des concepts connus, sont liés à des connaissances existantes non mobilisées dans les processus de conception habituels (Le Masson et al., 2006 ; Le Masson et al., 2011). Certaines connaissances scientifiques existantes, non valorisées dans le paradigme actuel, peuvent être utilisées pour déclencher le processus d’exploration d’une nouvelle méthode de raisonnement de la fertilisation azotée. Ces connaissances ont fait l’objet de travaux de recherche scientifiques, mais leurs formalismes n’étaient pas en adéquation avec le paradigme actuel, lié à la méthode du bilan.

i. La relation entre efficience d’utilisation des engrais et vitesse de croissance

La part d’engrais non utilisée par les plantes peut avoir des destins divers : lixiviation vers les eaux superficielles ou souterraines, émissions gazeuses vers l’air (volatilisation d’ammoniac, dénitrification

sous forme N2 ou N20), accumulation dans le stock de matière organique du sol ou organisation

microbienne (Billen et al., 2013 ; Recous et al., 1997). Si une partie de ces pertes est inévitable (Recous et al., 1997), améliorer l’efficience d’utilisation de l’engrais serait un moyen de protéger l’environnement contre les risques de fuites diverses (Delgado et al., 2001). Il est reconnu qu’un des enjeux de la maximisation de l’efficience d’utilisation des engrais repose sur une meilleure synchronisation des apports avec les besoins instantanés de la plante (Campbell et al., 1995 ; Ladha et al., 2005). Limaux et al. (1999, 2001) ont mis en évidence une relation positive entre l’efficience d’utilisation des engrais et la vitesse de croissance du peuplement végétal au moment de l’apport. Les apports tardifs sont ainsi mieux valorisés que les apports précoces au tallage. L’explication est que, plus la vitesse de croissance de la culture est élevée, plus la plante est compétitive par rapport aux autres devenirs de l’azote (Limaux et al., 1999 ; Recous & Machet, 1999; Recous et al., 1997 ; Plas, 1992 ; Hébert, 1976). Pour limiter les risques d’apporter de l’engrais à un moment où la vitesse de croissance de la plante est faible, Limaux et al. (2001) recommandent de retarder les apports le plus possible. Dans cette perspective, l’indicateur « jaunissement de la bande double densité » (Limaux et al., 2001) permet d’accompagner le déclenchement du premier apport d’engrais azoté, au moment où l’azote du sol devient limitant. L’idée est qu’un couvert semé à double densité épuisera plus rapidement le stock d’azote disponible qu’un couvert semé à densité normale. Le principe est donc d’attendre l’entrée en carence d’une bande semée à double densité (BDD), qui s’observe visuellement par un jaunissement de celle-ci, pour déclencher l’apport sur la parcelle semée à densité normale. Le déclenchement de l’apport, calé sur l’observation de l’entrée en carence de la bande double densité, retarde les dates d’apport habituellement pratiquées, sans pour autant diminuer le rendement, voire même en améliorant les teneurs en protéine des grains (Limaux, 2002). Cette méthode prometteuse a été diffusée dans le cadre des opérations Ferti-Mieux pour mettre en œuvre des pratiques à même de réduire les pollutions des eaux. Cependant, beaucoup d’agriculteurs et de conseillers pensent que, si

l’engrais azoté n’est pas apporté suffisamment tôt, dès que la croissance végétative reprend, il y a un risque de perte de rendement, ce qui a conduit à une remise en cause de la fiabilité et du développement de cet outil. L’expérience montre que, sur le terrain, les apports sont souvent anticipés, par rapport à la décoloration de la bande double-densité (Limaux et al., 2001). Mais, dans les

situations où la BDD est utilisée pour décider du déclenchement du 1er apport, celui-ci a été retardé de

parfois plus d’un mois dans certaines régions (Bouchard et al., 2006). Après ces travaux, il n’y a pas eu d’autre développement d’outil visant le décalage du premier apport en vue de mieux le positionner par rapport à la vitesse de croissance de la plante.

Ces travaux questionnent l’opportunité de proposer un nouvel outil d’aide à la décision permettant d’améliorer l’efficience d’utilisation des engrais, notamment en début de cycle. Cet outil devra fournir un indicateur pertinent du point de vue des agriculteurs pour les rassurer dans la démarche de changement des pratiques de fertilisation azotée.

ii. La notion de carence tolérable

Le paradigme actuel de la fertilisation azotée repose sur le principe que de hauts rendements ne peuvent être atteints que si la nutrition minérale azotée est non limitante à tout moment du cycle (Hébert, 1976). Or, des travaux récents ont montré que certaines carences sont tolérables sans affecter le rendement des cultures, alors que d’autres sont effectivement préjudiciables (Jeuffroy & Bouchard, 1999, sur le blé; Colnenne et al., 2002, sur le colza). Le fait d’accepter des périodes de carence, quand celles-ci ne sont pas préjudiciables au rendement et à la qualité des grains, pourrait être un moyen d’améliorer l’efficience de l’engrais : on pourrait réduire les doses d’engrais apportées (Meynard et al., 2002), et attendre que la vitesse de croissance soit élevée pour réaliser les apports (Limaux et al., 1999). Les travaux sur les carences en azote ont permis d’affiner le paramétrage des modèles de culture (Sadras & Lemaire, 2014; Lemaire & Gastal, 2009; David et al., 2004). Certains travaux ont amorcé la caractérisation de ces carences: par exemple Demotes-Mainard & Jeuffroy (2004) ont mis en avant qu’une carence faible avant floraison (jusqu’à un INN = 0.8) n’avait pas d’effet sur le nombre

de grains par m2. Jeuffroy & Bouchard (1999) indiquent que les plus grosses pertes de nombre de

grains /m2 sont observées pour des carences qui ne sont pas levées avant floraison. Par ailleurs,

Jeuffroy & Bouchard (1999) montrent que l’effet des carences sur le blé dépend de la période du cycle durant laquelle elles interviennent, de leur intensité et de leur durée. Ainsi, ces auteurs caractérisent les carences avec un indicateur simple qui est le produit de l’intensité de la carence par sa durée, l’intensité de la carence étant caractérisée par l’INN minimum observé sur la période de carence, la durée de la carence calculée par la somme des degrés-jours entre la date d’entrée en carence et la date de sortie de la carence. Cet indicateur apparaît alors bien corrélé à la perte de nombre de grains observée (Jeuffroy et Bouchard, 1999).

3.2.3. La production de connaissances nouvelles induite par la conception innovante La conception innovante conduit à identifier de nouvelles connaissances à produire (Hatchuel & Weil, 2009). Concernant l’activité de conception sur les thématiques agricoles, cela implique de renouveler et de diversifier les savoir-faire mobilisés, en s’ouvrant à de nouveaux champs de connaissances liés à la problématique. Par exemple, pour la conception de nouveaux systèmes agricoles, Meynard et al. (2012) proposent d’ouvrir la conception en agronomie aux champs de l’écologie, de l’analyse du risque ou encore de l’ergonomie. La combinaison de compétences diverses et transversales enrichit l’exploration, ce qui conduit souvent à identifier un besoin de nouvelles connaissances pour l’approfondissement du concept (Agogué et al., 2013). Une fois ces « trous » de connaissances identifiés, la production de nouvelles connaissances peut reposer sur (i) un travail bibliographique, (ii) la mobilisation de savoirs d’experts, ou (iii) un travail de recherche dédié. La nature des connaissances à produire étant inféodée à l’exploration faite, on ne peut pas prédire à l’avance la manière de s’y prendre. En lien avec l’intégration des usages dans la conception, les connaissances à produire auront un lien avec l’action et l’usage, ce qui pourra influencer leur nature. Selon la définition proposée par Geertsema et al. (2016), une connaissance actionnable, c’est-à-dire une connaissance pertinente pour décider ou mettre en œuvre une action, est dépendante du contexte dans lequel elle est produite et des objectifs poursuivis par les acteurs. La production par les chercheurs de connaissances actionnables repose sur un partenariat avec les acteurs concernés : il s’agit alors d’aboutir à l’élaboration de connaissances scientifiques, basées sur des faits et des théories scientifiques, pertinentes pour résoudre des problèmes spécifiques en lien avec les enjeux des acteurs.

3.2.4. Le prototypage assisté par modèle

L’utilisation de modèles de fonctionnement de cultures est une approche souvent privilégiée par les agronomes dans les démarches de conception (Bergez et al, 2010 ; Meynard et al., 2012). Cependant, il y a peu d’exemples qui montrent comment la modélisation peut être mobilisée dans des démarches de conception innovante qui intègrent les utilisateurs. Les démarches de conception de systèmes agricoles qui couplent prototypage et modélisation mettent en avant l’intérêt des modèles pour ne pas limiter le nombre de propositions explorées (Meynard et al., 2012 ; Rossing et al., 1997). En créant un « monde virtuel » dans lequel on peut mettre en œuvre et tester les effets de règles de décision, la modélisation est aussi un outil pertinent pour comprendre et explorer une situation problématique (Woodward et al., 2008). Utilisée dans des boucles d’amélioration, la modélisation permet d’évaluer rapidement les performances de propositions initiales et de simuler des changements dans ces propositions, visant à mieux respecter les critères attendus (i.e. production, marge, coût, travail, environnement…) (Meynard et al., 2012). La modélisation permet donc de présélectionner les propositions les plus pertinentes pour atteindre les objectifs souhaités et de les affiner avant de les tester de manière expérimentale. Dans le cadre de la conception innovante d’une méthode de raisonnement de la fertilisation azotée, où les procédures de raisonnement sont appelées à une

profonde remise en cause, la modélisation permettra d’évaluer les effets potentiels des choix de conception sur l’efficience d’utilisation de l’azote et les performances de la culture.

Dans un article de revue de la littérature sur l’utilisation des modèles dans les démarches de conception innovante de systèmes agricoles, Woodward et al. (2008) rappellent l’importance de prendre en compte dans la construction de règle de décision l’incertitude, notamment météorologique, et la variabilité de l’aversion au risque dans la prise de décision. Les modèles permettant de comparer des comportements dynamiques au regard de la variabilité climatique devraient améliorer la prise de décision (Romera et al., 2004). La valorisation des engrais azotés est très intimement liée aux conditions météorologiques, au moment de l’apport et dans les jours qui suivent. Cependant, la qualité de la prédiction météorologique, à la fois réelle et perçue par les agriculteurs est toujours un obstacle (Kusunose & Mahmood, 20016). Cela implique de gérer l’incertitude sur les conditions météorologiques dans la démarche de prototypage assistée par modèle pour proposer des règles de décision (RDD) ou des outils d’aide à la décision (OAD) robustes vis-à-vis de cette incertitude (Woodward et al., 2008). Cependant, la majorité des RDD et des OAD imposent de manière implicite un choix de niveau de risque, ce qui est le cas pour la méthode du bilan (Meynard, 1998), alors qu’il serait plus pertinent de laisser la possibilité aux utilisateurs de pouvoir comparer les effets de différentes alternatives et d’estimer le risque associée à chacune (Woodward et al., 2008). Dans la méthode du bilan, l’agriculteur n’a pas le choix d’une autre pondération du risque que celle proposé par l’agronome (Meynard, 1998). Or plusieurs études passées convergent sur l’idée que selon l’aversion au risque des agriculteurs, les stratégies optimum peuvent être complétement différentes (Woodward et al., 2008 ; Cacho et al., 1999 ; Rossing et al., 1994 ; Meynard, 1998). La modélisation des effets de stratégies de fertilisation sous différentes séries météorologiques est un moyen d’interpréter la robustesse des règles de décision au regard de l’incertitude météorologique, tout en ayant la possibilité de laisser à l’agriculteur le choix du niveau de risque.

Les modèles ont également un rôle de médiation entre les connaissances scientifiques et le développement (Meynard et al., 2012). Certains modèles permettent de formaliser des connaissances expertes et de les articuler avec des connaissances scientifiques (Sterk et al., 2007). Modéliser l’articulation entre les différents types de connaissances est un moyen de faciliter leur mobilisation conjointe dans le processus de conception. Les modèles peuvent ainsi être mobilisés pour vérifier la pertinence des règles de décision construites par des modes de raisonnement scientifiques par rapport aux raisonnements des utilisateurs.

Finalement, dans la conception collective, les modèles ont souvent pour rôle de faciliter le dialogue et le partage (McCown, 2002). Par exemple, Reau et al. (2012) montrent qu’animer les ateliers de conception de systèmes de culture en disposant des performances atteignables de nouvelles pratiques agricoles est un vecteur de communication entre les chercheurs et les utilisateurs. La simulation à partir de modèles numériques est un moyen d’animation des ateliers de la conception : simuler l’effet

des alternatives proposées (au cours d’un atelier, ou entre deux ateliers) permet de discuter collectivement la pertinence de ces alternatives. Ce rôle est également important dans des ateliers de conception de scénarios territoriaux, par exemple dans des aires d’alimentation de captage d’eau potable (Chantre et al., 2016).

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