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Conception instrumentale du langage

Comment cette problématique de la parole est-elle abordée dans les textes classiques chinois ? Zhuangzi se distingue par sa conscience aiguë des limites du langage, avec lequel il communique son doute sur le langage par l’usage particulier qu’il en fait. Il mérite d’être lu avec la plus grande attention chaque fois qu’il exprime ce doute. Seul le sage connaît la réalité dans son authenticité, et il ne perd pas de vue la perspective du Dao道et – par-delà le langage – l’intention, c’est-à-dire le sens. Il le fait de manière tout à fait précise : « Le langage a son prix. » Ce texte est centré sur la question du langage.

À cet égard, Zuangzi partage l'idée initiale de Laozi : Le Dao 道 est le Souffle naturel, spontané des choses, qui se laisse aller. La parole est ainsi évoquée par Zhuangzi dans le chapitre XXVI, intitulé waiwu 外物, « L’objet extérieur ». Une fable se trouve dans le passa-ge suivant:

« Les hommes qui sont en quête du Dao croient le trouver dans les écrits. Mais les écrits ne valent pas plus que la parole. Certes, la parole a une valeur. Ce qui fait son prix, c’est le yi, le « son de l’esprit ». Le yi, le

« son de l’esprit », tend vers quelque chose, mais ce vers quoi il tend, la parole ne peut le communiquer.

Pourtant, c’est pour ce « quelque chose » que les hom-mes accordent de la valeur aux mots et transmettent les livres. Tout cela, le monde a beau lui donner du prix, moi je trouve que cela ne le mérite pas, car ce à quoi on don-ne du prix n’est pas ce qu’il y a de plus précieux… »

語有貴也. 語之所貴者, 意也. 意有所隨.

意之所隨者,不可言傳也.

Ce que nous entendons, ce sont des mots et des sons.

Pour leur malheur, les gens s’imaginent […] que ces mots, que ces sons leur font saisir la réalité des choses – ce qui est une erreur. Mais ils ne s’en rendent pas compte, car, quand on perçoit, on ne parle pas, et,

quand on parle, on ne perçoit pas151. »

悲夫,世人以形色名聲足以得彼之情!

夫形色名聲果不足以得彼之情,則知者不言,言者不知.

Les gens s’imaginent que le langage leur permet de saisir la réali-té des choses, dit Zhuangzi. Ils commettent cette erreur parce que, dit-il, « quand on parle, on ne perçoit pas ». Il décrit dans cette phrase une relation que nous pouvons observer par notre propre expérience.

Quand nous concentrons notre attention sur la perception d’une réalité sensible, à l’extérieur ou à l’intérieur de nous-mêmes, le langage disparaît du centre de notre conscience. En revanche, quand nous nous servons du langage, si nous ne cessons sans doute pas de percevoir, nos perceptions deviennent les sens seconds, nous ne pouvons pas nous concentrer sur elles.

Wittgenstein fait une observation analogue quand il note : « Quand je vois un objet, je ne peux pas me le repré-senter152. »

Il note aussi inversement :

« Quand nous nous représentons quelque chose, nous n’observons pas153 . »

C’est à cause de cette relation inhérente au fonctionnement de notre esprit, dit Zhuangzi, que le langage fait illusion : quand nous parlons, nous ne percevons plus, de sorte que, n’apercevant pas l’écart entre le langage et la réalité, nous prenons étourdiment le langage pour l’ex-pression adéquate de la réalité. Et quand nous concentrons notre attention sur une réalité sensible (par exemple sur un geste que nous sommes en train de mettre au point), nous oublions le langage, et l’écart passe également inaperçu.

Pour reprendre la formule de Jean-François Billeter :

« C’est évidemment le rôle du philosophe et de l’écri-vain de surmonter cette incompatibilité naturelle, de confronter le langage et la réalité sensible et de

corri-151. Zhuangzi, chapitre XIII, « La Voie du Ciel ».

152. Wittgenstein, Zettel, in op. cit., vol. 8, p. 420 & p. 621.

153. Ibid, p. 423 & p. 632.

ger le langage quand il nous induit en erreur. Une fois de plus, Zhuangzi nous fait faire une observation essentielle154. »

Zhuangzi exprime le yi 意, « le son de l’esprit », que l’on peut tra-duire aussi par l’« intention », notamment celle de parvenir à se pass-er du discours :

« La raison de la nasse se trouve dans le poisson, quand on a pris le poisson, on oublie la nasse ; la raison du lacet se trouve dans le lièvre, quand on a pris le lièvre, on oublie le lacet. La raison de la parole se trouve dans le sens à exprimer, quand ce sens est atteint, on oublie la parole, et les mots. Où trouverai-je quelqu’un qui oublie la parole et les mots pour dialoguer avec lui155 ? »

La parole et les mots sont la nasse, l’intention et le sens sont le pois-son : d’une part, l’instrument du langage, ce par quoi on peut s'expri-mer ; d’autre part, l’incapacité de la parole à communiquer et l’impos-sibilité de la saisir.

Selon Wang Pi 王 弼 (226-249 ap. J.-C.), le rapport s'effectue entre trois niveaux : celui des mots ou du discours : yan 言 ; celui des figures ou images : xiang象 ; et enfin celui du sens : yi 意. Il illustre qu'il existe un phénomène d’un sens littéral du discours, manifesté dans les « noms » et les « formes », au sens caché, enfoui comme la racine, en passant par la médiation des « images ». Ces termes font référence à une phrase du Grand Commentaire sur les Mutations :

« Les paroles ne sauraient épuiser le sens des idées : est-ce à dire qu’il est impossible de saisir les idées des sages156 ? »

On y lit encore :

« La fgure, c’est ce qui manifeste le sens. Les mots, c’est ce qui explique la fgure. Pour aller jusqu’au fond du sens, rien ne vaut la fgure ; pour aller jusqu’au fond de la fgure, rien ne vaut les mots. La parole naît

154. Jean-François Billeter, Leçons sur Tchouang-Tseu, éd. Allia, Paris, 2002, p. 26.

155. Zhuangzi, chapitre 26, cf. traduction revue par François Jullien.

156. Xici (Grand Commentaire) A. 12.

de la fgure, aussi peut-on scruter les mots pour considérer la fgure. La fgure naît de l’idée, aussi peut-on scruter la fgure pour considérer le sens. C’est la fgure qui permet d’aller au fond du sens, ce sont les mots qui permettent d’éclairer la fgure. Ainsi donc, les mots sont faits pour expliquer la fgure, mais, une fois qu’on a saisi la fgure, on peut oublier les mots.

La fgure est faite pour fxer le sens, mais, une fois qu’on a saisi le sens, on peut oublier la fgure. C’est comme le piège dont la raison d’être est dans le lièvre : une fois le lièvre capturé, on oublie le piège.

Ou comme la nasse, dont la raison d’être est dans le poisson : une fois le poisson attrapé, on oublie la nasse. Or donc, les mots sont le piège qui capture la fgure ; la fgure est la nasse qui attrape l’idée. Voilà pourquoi celui qui s’en tient aux mots n’arrivera jamais à la fgure ; et celui qui s’en tient à la fgure n’arrivera jamais au sens.

La fgure naît du sens, mais, si l’on s’en tient à la fgure, ce à quoi on tient n’est pas vraiment la fgure.

Les mots naissent de la fgure, mais si l’on s’en tient aux mots, ce à quoi on tient ne sont pas vraiment les mots. Aussi, c’est en oubliant la fgure que l’on arrive au sens ; et c’est en oubliant les mots que l’on arrive à la fgure. L’appréhension du sens est dans l’oubli de la fgure, et l’appréhension de la fgure est dans l’oubli des mots157. »

Rappelons l’excellente expression de Wang Pi王弼, le rapport entre trois niveaux : celui des mots ou du discours : yan 言 ; celui des figures ou images : xiang 象; et enfin celui du sens : yi意. On en re-trouve des réminiscences – au sens lacanien – quand il s’agit des trois registres conceptuels « symbolique, imaginaire, réel ».

157. Wang Bi, Zhou Yi lüeli (Remarques générales sur le Livre des mutations), chap. Ming xiang (« Explication des figures hexagrammatiques »). Les Images du piège à lièvre et de la nasse à poisson sont empruntées au Zhuangzi, 26.

« Parlons-nous de quelque chose (quand nous parlons), ou ne parlons-nous jamais de rien ? » Nous sentons bien que nous parlons de vérités qui existent hors du langage, puisqu’elles sont déterminées dans leur forme par notre langage et sont en elles-mêmes de forme indéterminée. S’emparer de la parole de l’autre et « réaliser » ce qu’il veut dire puis en abolir sa dimension signifiante. Les luttes dans les-quelles les hommes s’usent et s’épuisent sont sans issue, parce que chacun se fait ses propres idées et s’y enferme. Mais leurs idées trou-vent leur forme dans le langage. Il y a un rapport étroit entre le langa-ge et le conflit des consciences.

Zhuangzi s'attache également à la parole circonstancielle, par exemple dans le chapitre XXVII intitulé Yuyan 寓 言, « Paroles allégoriques ». Quand il illustre son point de vue sur la parole par celle de la « parole ivre », c’est-à-dire wu xing zhi yan 無心之言,« la parole par inadvertance », il fait l'éloge des propos excentriques. Ce genre de parole se reproduit sans cesse, jour après jour, en s’accordant aux circonstances et au processus des choses, au moment où l’esprit s'échappe spontanément, où il s'évade dans cette lucidité critique et dans le génie qui lui permet de se jouer des entraves en disant l’essentiel par des moyens inattendus.

On voit ici que l’optique de Zhuangzi sur la parole n’est pas loin de celle de la psychanalyse. Selon Freud, dans la cure, le patient ex-prime sans discrimination toutes les pensées qui lui viennent à l’esprit. Fondée sur l’exploration de l’inconscient à l’aide de la libre association du côté de l’analysant, la psychanalyse, qui intègre une méthode de cure par la parole, donne lieu à une pratique.

Il ne s’agit pas dans ce chapitre de nous livrer à une étude sur Zhuangzi, mais plutôt de nous concentrer sur ses propos concernant le langage. Ceux-ci continuent à influencer les Chinois sur le statut de la parole et ses rapports à la réalité, lesquels restent approximatifs et fluctuants. En examinant les points de vue de Zhuangzi sur le sens des paroles, nous voyons qu'il ne conteste aucunement la réalité des cho-ses, mais les réductions établies par le langage pour déterminer la vérité, celle des catégories et des énoncés. Il met en question, non seulement le langage, mais aussi la signification donnée aux choses.

D’ailleurs, il ne s’agit point de dénigrer les paroles, mais de dis-tinguer les propos des hommes communs et ceux du sage. Il ne faut pas dénigrer les paroles avant tout : les paroles servent à quelque chose, puisqu'elles nous permettent d'interroger le sage. Quand l'hom-me vulgaire s’adresse à la sagesse, il utilise les mêl'hom-mes mots158.