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Partie I-Le contexte audiovisuel et les formats narratifs du « premier » au

Chapitre 4 : Le « troisième âge d'or » (1999-2013) : l'arc narratif au cœur

I- 3-2 : Complexification des personnages via l'arc narratif

Le « troisième âge d'or » ne se définit pas seulement par des arcs narratifs entremêlés, mais aussi par une complexification dans l'écriture des personnages. Le journaliste Brett Martin les qualifie de « difficult men »191, « hommes

tourmentés » ; c'est également le titre de son étude du « troisième âge d'or ». On peut voir les personnages phares de cette ère comme étant des figures tutélaires, névrosées et manipulatrices à la recherche d'un équilibre entre les exigences de la vie moderne et des valeurs morales en déclin. Vic Mackey, le policier de The Shield (Shawn Ryan, FX, 2002-2008) est prêt à tout pour remettre de l'ordre dans son quartier (fictif) de Los Angeles, en dépassant souvent les cadres de la loi. Don Draper (Mad Men, Matthew Weiner, AMC, 2007-2015) jongle avec sa vie de famille dans sa banlieue proprette du New-Jersey et sa vie professionnelle de directeur créatif dans une agence de publicité dans le New-York mouvant des années 1960. L'ordinaire de la vie de famille de ces personnages est mis en parallèle de leurs névroses et des conflits qu'ils rencontrent. Ils sont habités d'une frustration face au monde injuste qui les entoure. Ces conflits sont intériorisés par les personnages et font souvent naître une violence importante, comme pour Sons of Anarchy ou pour The Shield. Ces séries télévisées reprennent certains codes des dramas à protagoniste masculin des décennies précédentes, comme la célébration

190 Timecode : 00:40:04-00:40:14.

d'un esprit de corps et les séquences d'actions (par exemple : The A-Team (Frank Lupo et Stephen J. Cannell, NBC, 1983-1987), mais les dépassent en y inscrivant une part de mélodrame sous-tendu par la thématique de la masculinité en crise192.

La figure de « l'homme tourmenté », comme son nom l'indique, ne touche que des séries télévisées avec un protagoniste masculin. Toutefois, des fictions sérielles télévisuelles sous-tendues des mêmes thématiques avec des personnages principaux féminins ont vu le jour durant le « troisième âge d'or », telles Carrie Mathison dans la série télévisée d'espionnage Homeland (Howard Gordon, Alex Gansa et Gideon Raff, Showtime, 2011-en production), Veronica Mars dans le teen

drama néo-noir éponyme (Rob Thomas, UPN-The CW, 2004-2007) ou encore

Ellen Parsons et Patty C. Hewes dans Damages (Todd A. Kessler, Glenn Kessler et Daniel Zelman, FX-Audience Network, 2007-2012).

Le personnage que l'on peut considérer comme clôturant ce « troisième âge d'or », puisque ses auteurs lui ont fait intégrer toutes les caractéristiques de « l'homme tourmenté », est le personnage principal de Breaking Bad (Vince Gilligan, AMC, 2008-2013), Walter White. Campé par un acteur, utilisé ici à contre emploi, puisque connu pour le rôle du père de famille loufoque dans la

sitcom Malcolm in the Middle (Linwood Boomer, FOX, 2000-2006), Bryan

Cranston, ce personnage commence la série comme un père de famille tout juste cinquantenaire, professeur de physique-chimie à Albuquerque193 alors qu'il aurait

pu être millionnaire si son colocataire à l'université ne lui avait pas volé une idée. Dès le premier épisode, le personnage apprend coup sur coup qu'il a un cancer du poumon en phase terminale et que sa femme est enceinte d'un second enfant, tandis que le spectateur prend l'ampleur de la situation en découvrant que son fils est handicapé moteur et que le système de santé américain, lui fera laisser des dettes colossales à sa famille après sa mort. Le professeur décide alors de se lancer dans la fabrication de méthamphétamine avec l'aide de l'un de ses anciens élèves.

C'est sur un tout autre point de vue sur l'économie politique américaine que celui défendu par The Wire que finit cet « âge d'or ». En effet, Breaking Bad ne dépeint pas la société capitaliste comme écrasante, mais montre un retour au libéralisme entrepreneurial qui a fait la grandeur de l'économie nord américaine.

192 Jason Mittel, Complex TV, The Poetics of Contemporary Television Storytelling, op.cit., p. 253 193 Nouveau-Mexique, Etats-Unis

Le « héros » de la série défendra sa fabrique artisanale de méthamphétamine contre les grands producteurs qui essayeront de l'étouffer et, en grimpant dans les échelons, il rachètera ses échecs précédents en se retrouvant à la tête d'une multinationale. La figure capitaliste n'est jamais loin, ainsi l'un des concurrents directs du personnage principal est aussi à la tête d'une chaîne de fastfood et de laveries, dans lesquelles il fait faire de la drogue par certains employés. À la figure capitaliste, s'ajoute le point central défendu par le showrunner, ancien scénariste de The X-Files (Chris Carter, Fox, 1993-en production) : le héros change progressivement de caractère pour évoluer en antagoniste à la fin de son arc narratif. On peut prendre le personnage de Walter White comme étant un prolongement radical de « l'homme tourmenté », un homme moyen, sans grand potentiel, se retrouve transformé en monstre machiavélique. Progressivement les raisons qui poussent le professeur de chimie à poursuivre ses activités illégales disparaissent : il est rapidement en rémission de son cancer et il a tout aussi rapidement atteint la somme qu'il s'était fixé dans le premier épisode.

Conclusion du chapitre :

Ainsi, le « troisième âge d'or » peut être vu comme étant la période qui a vu se complexifier les intrigues et les développements de personnages, grâce à l'entremêlement des arcs narratifs. Cette cohérence dans la complexité n'aurait pas pu être atteinte sans le changement radical d'organisation de l'écriture dont le

showrunner est la pierre angulaire. La diversification des audiences qui est

apparue durant les années 1980 et 1990 a contribué à l'émergence de formats spécifiques. Les formats sériels et feuilletonnants s'entremêlent pour correspondre à un public ciblé. La complexification dans la narration et dans l'écriture des personnages rencontrera un succès de plus en plus marqué auprès des spectateurs de séries télévisées qui furent éduqués au média télévisuel par les fictions passées. La mixité des genres et des types de fictions sérielles télévisuelles de la fin des années 1980 et des années 1990 découle sans aucun doute des formats ayant été utilisés durant les décennies précédentes, et qui plus est, des essais des premiers créateurs ayant travaillé pour la télévision durant ces premières années, qu'ils viennent du théâtre, de la radio et même du cinéma.

Les avis des spectateurs et de la critique, qu'ils soient exprimés par des prix ou par des courbes d'audiences, ont eu une place primordiale en ce qui concerne la survie de certaines séries télévisuelles qui sont toutes perçues comme une prise de risque par leurs producteurs. Dès lors, l'arc narratif est un procédé de complexification de l'intrigue qui rencontre un vrai succès prouvé par le nombre de saisons produites par séries télévisées194.

Les pratiques de consommation des spectateurs et les pratiques de diffusion des chaînes auxquelles adhérent plus ou moins les consommateurs ont aussi une place primordiale dans les changements récents des formats des séries télévisées. La consommation « à la carte » des séries télévisées connaît une importance grandissante et ce avant même la popularisation des technologies numériques, au détriment de la diffusion selon un calendrier précis, dicté par les chaînes.

Conclusion de la Partie I :

Les fictions sérielles télévisuelles sont apparues dès les débuts de la télévision et ont connu différents formats. Ces formats ont évolué au fil des décennies, menant à l'émergence de deux formats principaux : la série et le feuilleton. Nous avons vu dans cette partie qu'après avoir émergé, ces formats se sont fragmentés dans des formats hybrides, tel le feuilleton sérialisant auxquels appartiennent les soap operas. Nous avons également vu que c'est l'industrie télévisuelle étasunienne qui crée et fait évoluer ces formats lorsqu'elle devient un média de masse. La situation oligarchique où les formats admis, qui ont découlé de la radio, sont remises en question. Lorsque les taux d'audiences commencent à chuter en raison de l'éclatement de la demande, cela induit dans l'industrie un changement de l'attractivité qu'elle doit déployer pour garder ses spectateurs ou en fidéliser une partie. Différents formats émergent pour toucher différents publics et proposer aux annonceurs différentes visibilités pour leurs produits. On peut donc dire que la consommation des séries télévisées changent à cause de l'industrie télévisuelle qui déploie plus de chaînes de télévision. Ce changement de consommation induit aussi un changement dans les formats des fictions sérielles étasuniennes, notamment avec l'apparition des séries de « niches », du rôle du

showrunner et celui de l'arc narratif.

La consommation « à la carte » des séries télévisées connaît alors une importance grandissante due en partie à l'augmentation du nombre de chaînes qui diffusent et rediffusent des fictions sérielles, mais aussi à l'apparition de modes de diffusion personnel comme les VHS ou plus encore comme les DVD et les services de VoD qui permettent pour les premiers une navigation beaucoup plus fluide entre les épisodes, les séries télévisées étant vendues en coffret de saison ou en intégral, et pour les seconds un choix beaucoup plus important dans les catalogues des fictions sérielles télévisuelles disponibles sur de nombreux supports. Cette évolution des supports est amplifiée par l'emploi des technologies numériques dans l'industrie télévisuelle et plus particulièrement dans la diffusion des séries télévisées que nous mettrons en lumière ci-après.

Partie II : Le contexte télévisuel et les formats narratifs des années