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Compétition et principe de divergence 30

Chapitre 1: La compétition et la lutte pour l’existence dans l’Origine des espèces 9

5. Compétition et principe de divergence 30

Dans la section précédente, nous avons distingué le concept général de la lutte pour l’existence d’un phénomène plus particulier par lequel la lutte pour l’existence survient, soit la compétition, tout en prenant soin de remarquer que cette distinction n’est explicitée que dans le troisième chapitre de l’Origine. Nous voulons à présent montrer comment cette discussion peut éclairer d’autres débats en philosophie et en histoire de la biologie, comme la controverse                                                                                                                          

entourant la signification du principe de divergence. Le principe de divergence est présenté

avec la sélection naturelle comme la « clé de voute » (keystone) de la théorie darwinienne70.

Darwin explique ce principe comme suit:

The more diversified the descendants from any one species become in structure, constitution, and habits, by so much will they be better enabled to seize on many and widely diversified places in the polity of nature, and so be enabled to increase in

numbers71.

Bien que cette notion ait fait couler beaucoup d’encre au cours des dernières décennies72, nous

nous attarderons uniquement sur le caractère bénéfique de la divergence des caractères en termes de réduction de la compétition. Cet aspect de la discussion nous permettra de montrer la pertinence de rappeler la distinction théorique qui existe chez Darwin entre la compétition et la lutte pour l’existence.

Certains commentateurs, tels E. Mayr73, S. Schweber74 et D. Worster75, ont en effet

interprété le principe de divergence comme un facteur qui contribuerait à diminuer la compétition entre les espèces similaires, c’est-à-dire entre les espèces qui auraient tendance à habiter les mêmes places dans l’économie de la nature et à consommer les mêmes ressources.                                                                                                                          

70Darwin parle ainsi du principe de divergence dans une lettre à Hooker. Darwin to Hooker, Down, 8 June 1858. In Darwin, 1985, Vol. 7, p. 102, cité dans Mayr, E. (1992). Darwin's principle of divergence. Journal of the

History of Biology, 25(3), p.344. 71 Origin, p.87

72 Le débat est en effet immense. Pour des discussions plus générales ou plus historiques, voir par exemple :

Kohn, D. (1986). Darwin’s Principle of Divergence as Internal Dialogue. In Ullmann-Margalit, E. (Ed.), The Kaleidoscope of Science, Boston Studies in the Philosophy of Science, Vol. 94, 117-132. Kohn, D. (2009). Darwin's keystone: the principle of divergence. In Ruse, M. & Richards, R.J. (Eds.), The Cambridge Companion

to the "Origin of Species". Cambridge University Press, 87-108, Browne, J. (1980). Darwin's botanical arithmetic and the “principle of divergence,” 1854–1858. Journal of the History of Biology, 13(1), 53-89, Limoges, C. (1968). Darwin, Milne-Edwards et le principe de divergence. InActes du XIIe Congres international d’histoire

des sciences (Vol. 8, pp. 111-116).

73Mayr, E. (1992), ouvrage cité.

74Schweber, S. S. (1980). Darwin and the political economists: divergence of character. Journal of the History of

Biology, 13(2), p. 212.

Selon cette compréhension, plus les organismes en viennent à différer quant à leurs besoins, et donc à différer quant aux places qu’ils occupent dans l’économie de la nature, moins ils seraient en compétition avec leurs anciens compétiteurs, ne consommant désormais plus les mêmes ressources. Cette diminution de la compétition aurait alors comme conséquence de favoriser les variations qui permettent d’occuper de nouvelles places dans la nature, étant donné que les organismes porteurs de ces variations éviteraient la compétition et seraient préservés, alors que les individus en compétition tendraient à l’extinction. Le fait de réduire la compétition entre certaines formes de vie permettrait ainsi d’accroître la diversité entre les organismes jusqu’à produire des phénomènes de spéciation. Or d’autres commentateurs

comme W. Tammone et D. Pearce76 ont remis en question cette interprétation du principe de

divergence en tant que facteur permettant de réduire la compétition, car on ne retrouverait aucune affirmation claire de la part de Darwin à cet effet. Par exemple, Tammone affirme: « It is my contention that [Darwin] believed that increased divergence leads, not to a decrease in competition, but to an increase in specialization, and that specialization is a competitive

advantage in the struggle for existence. »77 Ainsi, selon Tammone, la divergence des

caractères serait plutôt un avantage au sein même de la compétition. Tant du côté de Mayr, Schweber et Worster que du côté de Tammone et Pearce, il est entendu que la divergence est favorisée dans le processus de sélection naturelle et qu’elle permet de rendre compte de la spéciation. L’opposition réside plutôt dans le fait que pour Mayr, Schweber et Worster, la divergence est favorisée, car elle sauve les individus d’interactions compétitives qui auraient pu leur être fatales, alors que pour Pearce et Tammone, la divergence crée une compétition                                                                                                                          

76Pearce, T. (2010). “A Great Complication of Circumstances”– Darwin and the Economy of Nature. Journal of

the History of Biology, 43(3), p.517, Note 106. 77 Tammone, W. (1995), ouvrage cité, p.110.    

plus grande par le biais de la spécialisation, qui elle assure une meilleure chance de gagner la compétition. Qui plus est, pour Tammone, la divergence mènerait à la réduction de la compétition seulement si les organismes s’adaptaient à des stations inoccupées de la nature, ce qui ne semble pas être la position de Darwin. Nous allons voir que bien qu’il soit vrai que la divergence des caractères ne mène pas toujours à une réduction de la compétition, et qu’en ce sens la critique de Tammone et de Pearce soit légitime en ce que les commentateurs adverses définissaient le principe de divergence sous cet angle, elle ne mène pas nécessairement à une meilleure chance de « gagner » la compétition, conformément aux conclusions de la section 4.2.2.

À plusieurs reprises dans l’Origine, Darwin insiste sur le fait que la compétition sera plus sévère entre les individus qui ont des besoins semblables. Il apparaît donc juste de penser que le fait pour une espèce de s’adapter à une nouvelle place dans l’économie de la nature entraînera une diminution de la compétition pour cette espèce, étant donné qu’elle n’est plus liée à l’espèce compétitrice par la consommation d’une même ressource. C’est d’ailleurs ce que tend à suggérer ce passage, qui a probablement contribué à la première interprétation :

For it should be remembered that the competition will generally be most severe between those forms which are most nearly related to each other in habits, constitution and structure. Hence all the intermediate forms between the earlier and later states, that is between the less and more improved states of the same species, as well as the original parent-species itself, will generally tend to become extinct. So it probably will be with many whole collateral lines of descent, which will be conquered by later and improved lines. If, however, the modified offspring of a species get into some distinct country, or become quickly adapted to some quite new station, in which offspring and progenitor do not come into competition, both may continue to exist. 78

                                                                                                                         

Nous voudrions cependant insister sur le fait que si la divergence des caractères entraîne parfois une réduction de la compétition avec les variétés ou espèces qui partagent les mêmes besoins, elle n’implique pas toujours une réduction de la compétition. En ce sens, Tammone et Pearce ont raison de mettre en évidence les cas où les organismes s’adaptent pour pouvoir habiter des places déjà occupées dans l’économie de la nature, interprétations qui s’accordent avec la pensée de Darwin : « [natural selection] can act only when there are places in the natural polity of a district which can be better occupied by the modification of some of its

existing inhabitants.»79 C’est donc que dans certains cas, voire dans la majorité des cas, la

divergence mène vers l’adaptation à une station déjà habitée, et qu’en ce sens elle ne constituerait pas une diminution de la compétition. Or même si l’on accorde ce point à Tammone et Pearce, nous avons déjà montré que la compétition et la prédation sont deux phénomènes différents pour Darwin. En ce sens, des organismes qui, par adaptation, éviteraient un ancien prédateur pourraient à la fois s’adapter à une station déjà habitée et éviter la compétition. Le fait que les organismes s’adaptent à une place dans l’économie de la nature déjà habitée ou habitée en partie n’implique donc pas nécessairement des interactions compétitives.

Une certaine nuance semble cependant être reconnue par Tammone, qui

affirme: « Reduced competition may (on occasion) save a species from extinction. »80 Il

semble toutefois que pour Tammone81, la compétition soit une composante essentielle de la

                                                                                                                         

79 Origin, p.84. Nous soulignons.

80 Tammone, W. (1995), ouvrage cité, p.122.

81 La position de Pearce à cet effet est moins claire, étant donné que ce thème n’est pas traité de front chez ce dernier. Il semble toutefois qu’il adhère en grande partie aux positions de Tammone.

sélection naturelle, et qu’en ce sens une réduction temporaire de la compétition ne puisse engendrer de spéciation:

Divergent evolution for Darwin is directional in the sense that it is caused by the repeated selection of forms that are more and more specialized for a given task. Without competition, evolution would, if anything, be some sort of random drift; it

would not have this directional aspect that Darwin was trying to explain.82

Nous avons montré plus haut que chez Darwin, la lutte pour l’existence, qui est une condition nécessaire à la sélection naturelle, n’est pas conceptuellement équivalente à la compétition. Tammone a donc tort de supposer que la compétition est nécessaire à l’évolution par sélection naturelle, et que par conséquent la divergence des caractères implique la compétition. Bien que du point de vue de Darwin, elle soit la forme la plus fréquente par laquelle la lutte pour l’existence survient, la compétition n’est pas constitutive de la lutte pour l’existence, et donc de l’évolution par sélection naturelle. Une réduction de la compétition, tout comme une augmentation de la compétition, sont tout à fait compatibles avec le principe de la sélection naturelle, tant et aussi longtemps que cette divergence donne un avantage dans la lutte pour l’existence (et non pas dans la compétition)83. Le débat entourant la possible réduction de la compétition entraînée par le principe de divergence semble donc cacher une incompréhension de la notion de compétition chez Darwin.

                                                                                                                         

82 Tammone, W. (1995), ouvrage cite, p.122.    

83 Notre interpretation s’accorde avec le résumé que fait Darwin du chapitre: «Therefore, during the modification of the descendants of any one species, and during the incessant struggle of all species to increase in numbers, the more diversified the descendants become, the better will be their chance of success in the battle for life.» Origin, p.121. Nous soulignons.