• Aucun résultat trouvé

Études des notions de compétition et de coopération dans l'oeuvre de Charles Darwin

N/A
N/A
Protected

Academic year: 2021

Partager "Études des notions de compétition et de coopération dans l'oeuvre de Charles Darwin"

Copied!
108
0
0

Texte intégral

(1)

Université de Montréal

Étude des notions de compétition et coopération dans l’œuvre de Charles Darwin

par

Anne-Marie Gagné-Julien

Département de Philosophie Faculté des Arts et des Sciences

Mémoire présenté à la Faculté des Arts et des Sciences en vue de l’obtention du grade de Maître ès Arts en Philosophie

Option Recherche

Août, 2014

(2)
(3)

Résumé

Dans le domaine de la biologie contemporaine, une attention grandissante est portée aux associations biologiques positives, telles que la symbiose, ce qui vient nuancer la perception traditionnellement « compétitive » de l’évolution. Parallèlement à l’engouement actuel que manifestent les chercheurs pour la coopération biologique, ce mémoire vise à pousser plus avant les recherches historiques concernant l’intégration de tels phénomènes dans l’œuvre de Charles Darwin. Plus spécifiquement, nous souhaitons examiner comment Darwin est parvenu à articuler l’aspect compétitif de l’évolution par sélection naturelle avec l’existence de phénomènes coopératifs. En ce sens, la première partie de ce mémoire aura pour objet le concept darwinien de compétition, et son lien théorique avec la sélection naturelle. La seconde partie concernera l’intégration de la coopération biologique à la théorie de l’évolution par sélection naturelle. Par ces deux moments, nous espérons montrer que Darwin parvient à concilier l’existence d’interactions compétitives et coopératives sans contredire les principes théoriques à la base de l’évolution.

Mots-clés : Charles Darwin, compétition, coopération, Origine des espèces, La Descendance de l’homme, philosophie de la biologie

(4)

Abstract

In the field of contemporary biology, growing attention is being paid to positive biological associations, such as symbiosis, which seem to qualify the traditional view of evolution as a “competitive” process. In tandem with researchers’ current enthusiasm for biological cooperation, this thesis aims to extend historical research concerning the integration of such phenomena in the works of Charles Darwin. More precisely, we wish to examine how Darwin was able to articulate the competitive component of evolution by natural selection with the existence of cooperative phenomena. Thus, the first part of this thesis will deal with the concept of Darwinian competition and its theoretical link with natural selection. The second part will concern the integration of biological cooperation into the theory. By these two steps, we wish to show that Darwin manages to reconcile competitive interactions with the existence of cooperative associations, yet without contradicting the theoretical principles underlying the theory of evolution by natural selection.

Keywords: Charles Darwin, competition, cooperation, Origin of Species, Descent of man, philosophy of biology

(5)

Table des matières

 

Résumé ... i  

Abstract ... ii  

Remerciements ... v  

Introduction ... 1  

Chapitre 1: La compétition et la lutte pour l’existence dans l’Origine des espèces ... 9  

1. Introduction : L’absence de compétition et l’harmonie de la nature dans un contexte prédarwinien  ...  9  

2. La place de la lutte pour l’existence dans l’argument de la sélection naturelle  ...  11  

2.1 Résumé de l’argument de la lutte pour l’existence ... 11  

2.2 Résumé de l’argument de la sélection naturelle ... 12  

3. La lutte pour l’existence : une métaphore difficile à interpréter  ...  14  

3.1 La lutte pour l’existence: introduction de la métaphore ... 14  

3.2 Difficultés d’interprétation ... 16  

4. Compétition et lutte pour l’existence : de réels synonymes?  ...  20  

4.1 La signification de « compétition » ... 22  

4.2 Les usages du terme compétition dans l’Origine des espèces ... 25  

5. Compétition et principe de divergence  ...  30  

6. Conclusion  ...  36  

Chapitre 2: La place des associations intraspécifiques et interspécifiques dans un contexte darwinien ... 38  

1. Introduction : Tension entre compétition et coopération  ...  38  

2. « Coopération », « association », « altruisme », « sélection de groupe », « sélection de parenté » et « altruisme réciproque » : confusions et précisions sémantiques.  ...  41  

2.1 « Coopération » et « association » ... 42  

2.2 Distinction entre les composantes psychologique et biologique de la notion d’altruisme ... 43  

2.3 Sélection de groupe : un terme, quatre questions ... 45  

2.4 Sélection de parenté et sélection familiale ... 48  

2.5 Altruisme réciproque ... 49  

3. Les associations intraspécifiques dans L’origine des espèces  ...  49  

3.1 Le problème des insectes sociaux neutres : pour le bien de la communauté et de la famille ... 50  

(6)

3.3 : Le problème de l’essaim d’abeilles et de son habileté à la construction de ruche : pour le bien

du « super-organisme »? ... 61  

3.4 Le problème des hybrides stériles et de l’interstérilité: pour le bien de l’espèce? ... 63  

4. Les associations intraspécifiques dans La descendance de l’homme  ...  65  

4.1 Les instincts sociaux, les facultés intellectuelles et l’habitude comme conditions nécessaires à l’évolution du sens moral chez l’homme ... 68  

4.2 Le sens moral : un avantage de la communauté dans la lutte pour l’existence ... 73  

4.3 Darwin non facit saltum: le sens moral en tant qu’avantageux ou neutre pour l’individu ... 75  

5. Les associations interspécifiques et la théorie de l’évolution  ...  80  

5.1 Interdépendance entre organismes d’espèces distinctes : retour de la métaphore de la lutte pour l’existence ... 82  

5.2 L’apparente opposition aux associations interspécifiques et l’hypothèse de la coévolution plante-insecte ... 84  

6. Conclusion : Compatibilité de la sélection naturelle et de la coopération biologique chez Darwin  ...  89  

Conclusion ... 91  

Bibliographie ... 95    

(7)

Remerciements*

Je tiens d’abord à remercier mon directeur, Frédéric Bouchard. Outre le soutien et l’encadrement qu’il m’a prodigué dans les moments opportuns, je lui suis redevable de m’avoir donné la chance de participer très tôt à des évènements académiques. Ces participations ont été pour moi des expériences marquantes sur le plan intellectuel, qui m’ont fait découvrir de nouvelles pistes de réflexions et ont nourri mon intérêt pour l’histoire et la philosophie de la biologie. Je tiens également à remercier mon codirecteur François-Joseph Lapointe d’avoir donné à une philosophe l’opportunité d’interagir avec des biologistes : une telle interaction me semble particulièrement enrichissante.

Je ne saurais exprimer pleinement l’ampleur de ma gratitude à mes parents, Sylvie et Jean-Pierre, ainsi qu’à ma sœur Isabelle, pour leur soutien inconditionnel, leurs encouragements constants, ainsi que leur grande réceptivité à un projet tel qu’une maîtrise en philosophie. Je remercie également mes amis, qui m’ont permis de sortir de la rédaction pour mieux y revenir.

La contribution du Laboratoire de philosophie des sciences sur la rédaction de ce mémoire ne peut pas être passée sous silence. Je tiens d’ailleurs à remercier individuellement Antoine, Ghyslain et Thiago, mes collègues et amis philosophes de la biologie, pour leurs avis toujours éclairés.

Je suis très reconnaissante au CIRST pour l’octroi d’un bureau de travail, un environnement idéal à la fin de rédaction.

(8)

Introduction

Depuis la parution de L’Origine des espèces, la théorie de l’évolution par sélection naturelle a été traditionnellement vue comme un processus compétitif, où les individus les mieux adaptés survivent aux plus faibles. Les actes de coopération entre organismes semblaient alors entrer en contradiction avec cette vision compétitive du monde biologique. Comme les travaux de J. Sapp l’ont mis en évidence, cette conception a persisté de la fin du

19e siècle et jusqu’au début du 20e siècle, les phénomènes de coopération biologique étant en

grande partie ignorés. Sapp écrit : «Collectively, [the theories for the origin and nature of mutualistic associations] were considered to oppose the main focus of Darwinian

evolutionnists on illustrating conflict and competition»1. Durant la seconde moitié du 20e

siècle, la compétition a été thématisée de manière radicale avec l’émergence de la sociobiologie et de son emphase mise sur la sélection génique, culminant dans la pensée de

Richards Dawkins par l’expression du « gène égoïste »2. Selon cette perspective, l’altruisme

manifesté par les comportements des organismes était relégué à une forme d’égoïsme permettant à la lignée du gène de perdurer davantage.

Toutefois, depuis les dernières décennies, une attention grandissante est portée à des interactions biologiques plus positives. C’est d’ailleurs ce dont témoignent les récents travaux touchant à la symbiose et à la symbiogenèse, qui semblent en contraste avec cette tendance à

occulter les phénomènes coopératifs3. Ainsi, de plus en plus d’espace est alloué aux

                                                                                                                         

1Sapp, J. (1994). Evolution by association: a history of symbiosis. New York: Oxford University Press. pp.15-18. 2Dawkins, R. (1989). The selfish gene. 1976. revised edn. Oxford. Voir Borrello, M. E. (2010). Evolutionary

restraints: the contentious history of group selection. University of Chicago Press, pp.136-140 pour une

discussion portant sur le débat entre Dawkins et les défenseurs de la sélection de groupe.   3 Par exemple, Margulis, L. (2008). Symbiotic planet: a new look at evolution. Basic Books.

(9)

phénomènes de coopération biologique, les chercheurs admettant que ces phénomènes puissent être le fruit de l’évolution. Par cette reconnaissance de la nature symbiotique de plusieurs interactions biologiques, la théorie contemporaine de l’évolution est cependant devenue la cible de certaines critiques selon lesquelles la symbiogenèse serait incompatible avec les principes néo-darwiniens de l’évolution. La plupart de ces critiques ont visé le mode d’apparition des nouveautés évolutives soumises à la sélection, menant certains chercheurs à suggérer qu’évolution néo-darwinienne et évolution « symbiogénétique » devraient être

conçues comme deux processus distincts4.

Bien que l’objet de récrimination de la plupart de ces chercheurs ait été l’origine de la variation soumise à la sélection, un autre angle critique a visé la tension entre les interactions compétitives et coopératives au sein de l’évolution. Il est en effet légitime de se demander si le fait d’admettre la production d’interactions coopératives par sélection naturelle dans un cadre évolutionniste ne fait pas ressurgir la primauté de la compétition que ces approches visaient à atténuer. Par exemple, certains chercheurs tels Dupré et O’Malley, qui tentent pourtant de nuancer la vision compétitive du monde biologique, en viennent parfois à poser les interactions coopératives comme un avantage dans la compétition :

We hypothesize that competitive activity is a transitional rather than a terminal state and that such temporarily competitive wholes will exhibit a strong tendency ultimately

                                                                                                                         

4 L’évolution néo-darwinienne suppose l’accumulation graduelle de mutations aléatoires au sein d’une même espèce alors que la symbiogenèse réfère à une recombinaison génétique, souvent rapide, impliquant des individus d’espèces différentes. Voir par exemple Roossinck, M. J. (2005). Symbiosis versus competition in plant virus evolution.Nature Reviews Microbiology, 3(12), 917-924, Carrapiço, F. (2010). How symbiogenic is evolution?. Theory in Biosciences,129(2-3), 135-139 et Ryan, F. (2002). Darwin's blind spot: evolution beyond

natural selection. Houghton Mifflin Harcourt pour d’intéressantes discussions concernant l’opposition entre les

(10)

to compete most successfully by engaging in new levels of collaboration with similar

or different entities.5

Cette tension entre compétition et coopération au sein de la théorie de l’évolution a d’ailleurs

été brillamment pointée par Evelyn Fox Keller6. Selon Fox Keller, même lorsque les

chercheurs admettent l’existence d’interactions coopératives, ces interactions sont généralement expliquées par l’avantage qu’offrent ces comportements coopératifs au sein d’interactions compétitives. En ce sens, les comportements coopératifs permettraient aux acteurs d’acquérir un avantage servant à « gagner » la compétition. Ce serait donc dire que la

compétition est une condition nécessaire à l’émergence de comportements coopératifs7. En

effet, dans la mesure où un comportement coopératif ne peut être expliqué que s’il y a compétition, la coopération demeurerait subordonnée à la compétition au sein du cadre théorique de l’évolution. Il semble donc que le plus souvent, la coopération soit comprise comme hiérarchiquement inférieure à la compétition dans la théorie de l’évolution, ce que Fox

Keller a appelé la « compétition coopérative »8.

Alors que certains chercheurs se sont employés à inclure les associations coopératives

à la théorie contemporaine de l’évolution9, moins d’intérêt a été porté à la manière dont se

présentait originairement la théorie, et comment la coopération y était intégrée. Parallèlement                                                                                                                          

5 Dupré, J., & O’Malley, M. A. (2013). Varieties of living things: life at the intersection of lineage and

metabolism. Vitalism and the Scientific Image in Post-Enlightenment Life Science, 1800-2010. Springer Netherlands, p.332

6 Keller, E. F. (1991). Language and ideology in evolutionary theory: Reading cultural norms into natural

law. In Sheenan, J.J. & Sosna, M. (Eds). The boundaries of humanity: Humans, animals, machines, University of California Press, 85-102 et Keller, E.F., 1999, “Competition: Current Usages”, in Keller, E.F. and Lloyd, E.A (eds.), Keywords in Evolutionary Biology, Harvard University Press, 68-73.

7 Cette thèse se présente mais de manière similaire, mais sous une forme moins développée, chez Speidel, M.

(2000). The parasitic host: symbiosis contra neo-Darwinism. Pli, 9, p.137.

8Keller, E. F. (1991), ouvrage cité, p.90.

9 Par exemple Smith, J. M. (1991). A Darwinian view of symbiosis. In Margulis, L., & Fester, R. (Eds.),

Symbiosis as a source of evolutionary innovation. MIT Press, 26-39 et Bouchard, F. (2010). Symbiosis, lateral

(11)

à l’engouement actuel pour les associations biologiques positives et à la lumière de la thèse de compétition coopérative soutenue par Fox Keller, notre démarche vise à pousser plus avant les recherches historiques concernant le traitement réservé par Charles Darwin à la compétition et à la coopération. Dans la mesure où l’un des principaux facteurs du tournant entre les conceptions harmonique et conflictuelle du monde vivant est la publication de L’Origine des espèces10, il nous semble pertinent de s’intéresser à la manière dont la tension entre compétition et coopération s’est initialement présentée dans le cadre évolutionniste. Plus spécifiquement, nous souhaitons examiner comment Darwin est parvenu à articuler l’aspect compétitif de l’évolution par sélection naturelle avec l’existence de phénomènes coopératifs. Conséquemment, notre tâche se déroulera en deux temps : le premier chapitre sera consacré à la notion de compétition chez Darwin, alors que le deuxième chapitre portera sur les explications darwiniennes de l’évolution de la coopération. Par ces deux moments, nous espérons montrer que dans la pensée darwinienne, l’existence d’interactions coopératives ne semble pas contredire la théorie de l’évolution.

Bien que le thème de la compétition soit un lieu commun dans les analyses historiques et philosophiques de l’évolution, peu d’attention a été portée au traitement que lui réservait Darwin. En effet, lorsque les historiens se sont intéressés au volet compétitif de l’œuvre de Darwin, leurs investigations ont généralement touché le contexte politique dans lequel la

théorie a vu le jour11. Plus précisément, c’est l’influence de Thomas Malthus sur la genèse de

l’Origine des espèces qui a capté l’attention de la plupart des historiens de l’évolution, en ce

                                                                                                                         

10  Egerton, F. N. (1968a). The concept of competition in nature before Darwin. Actes XIIe Congrès international

d’histoire des sciences, Paris, 8, p.42-43.  

11 Voir par exemple Young, R. M., & Young, B. (1985). Darwin's metaphor: nature's place in Victorian culture,

Cambridge: Cambridge University Press et Limoges, C. (1994). Milne-Edwards, Darwin, Durkheim and the division of labour: a case study in reciprocal conceptual exchanges between the social and the natural sciences. In The natural sciences and the social sciences Springer Netherlands, 317-343

(12)

que Darwin aurait été marqué par sa lecture de An Essay on the Principle of Population12. Il est juste de dire que l’emphase régulièrement mise sur les interactions compétitives, tout comme l’utilisation du concept de lutte pour l’existence, fondamental à la théorie de l’évolution par sélection naturelle, sont intimement liées à la théorie des populations malthusiennes. Or pour l’objectif qui motive ce mémoire, il nous semble plus opportun de s’intéresser à l’aspect proprement darwinien du concept de lutte pour l’existence, étant donné que Darwin s’approprie et transforme la notion malthusienne de lutte pour l’existence pour en faire un concept plus large. Par conséquent, le premier chapitre de ce mémoire sera consacré à un examen des concepts darwinien de « lutte pour l’existence » et de « compétition » tels

qu’ils se présentent dans L’Origine des espèces13, et de leur relation théorique. Si compétition

et lutte pour l’existence étaient entendues par Darwin comme synonymes, la thèse de coopération compétitive de Fox Keller se trouverait véridique, même lors de la première élaboration de la théorie de l’évolution par sélection naturelle. C’est ce que bon nombre de                                                                                                                          

12 On sait que sa lecture de Malthus (Malthus, T. R. (1798), An Essay on the Principle of Population, 1st edition

in Wrigley, E. A., & Souden, D. eds, 1986 (Vol. 1), Pickering.) en 1838 a grandement influencé Darwin. (Voir Sapp, J. (1994), ouvrage cité, p.16) Au début des années 70, un important débat a vu le jour, concernant les influences scientifiques et politiques ayant mené à la création de la théorie de l’évolution par sélection naturelle. Selon l’approche internaliste, dont les principaux tenants sont G. de Beer et E. Mayr, l’influence de Malthus sur la pensée de Darwin devrait se concevoir comme un « catalyseur » en ce qui concerne l’importance de la lutte pour la survie grâce au principe de fécondité arithmétique. Les influences théoriques ou scientifiques auraient donc été suffisantes pour le développement de la pensée de Darwin, Malthus n’agissant qu’en accentuant certains aspects scientifiques déjà présents, mais sans emprunter au domaine politique. L’approche externaliste, défendue principalement par R. Young, et S. Schweber, stipule que l’Origine des espèces n’est qu’un reflet de la théorie malthusienne, et plus largement du contexte politicoéconomique anglais du 19e siècle. de Beer, G. (1962). The

Wilkins Lecture: The Origins of Darwin's Ideas on Evolution and Natural Selection. Proceedings of the Royal

Society of London. Series B, Biological Sciences, 321-338.Mayr, E. (1982). The growth of biological thought: diversity, evolution, and inheritance. Harvard University Press. Young, R.M. (1969), "Malthus and the evolutionists: the common context of biological and social theory," Past and Present, 43, 109-45 et Schweber, S. S. (1980). Darwin and the political economists: divergence of character. Journal of the History of Biology, 13(2), 195-289. Voir Todes, D. P. (1989). Darwin without Malthus: the struggle for existence in Russian evolutionary

thought.Oxford University Press, pp.13-20 pour une discussion éclairante du débat.

13Darwin, C. (1876), The origin of species by means of natural selection, or the preservation of favoured races in

the struggle for life. London: Murray. 6th ed., with additions and corrections in Wyhe, John van ed., 2002, The Complete Work of Charles Darwin Online, (http://darwin-online.org.uk/) [consultation août 2014]. Dans les

(13)

commentateurs ont présupposé à la lecture de l’œuvre darwinienne, comprenant compétition et

lutte pour l’existence comme une seule et même idée14. Le premier chapitre visera toutefois à

montrer que la compétition et la lutte pour l’existence ne sont pas équivalentes chez Darwin. Le concept de lutte pour l’existence, bien qu’incluant la compétition pour des ressources en quantité limitée, englobe également des interactions non compétitives telles que la relation proie-prédateur et l’interaction organisme-environnement. Par cette distinction conceptuelle, nous voulons insister sur le fait que Darwin n’accorde pas une primauté théorique à la compétition par rapport à la coopération, mais bien une primauté empirique. Nous montrerons donc qu’un espace est bel et bien laissé à une possible évolution de comportements coopératifs, sans qu’ils ne soient subordonnés à l’action d’une sélection naturelle « compétitive ».

Le premier chapitre, rejetant l’idée selon laquelle le processus darwinien de sélection naturelle serait purement compétitif, met également en évidence le constat par Darwin de la prédominance empirique de la compétition. Il est alors légitime de se demander comment Darwin explique l’évolution de la coopération si la compétition est si largement répandue dans le monde biologique. En ce sens, le deuxième chapitre examinera comment Darwin parvient à intégrer les interactions biologiques positives, tant de nature intraspécifique qu’interspécifique, au sein de la théorie de l’évolution. Lorsque les commentateurs ont étudié le thème de la coopération chez Darwin, la notion de sélection de groupe les a particulièrement

intéressés15. Les phénomènes de coopération intraspécifiques traités par Darwin semblent en

                                                                                                                         

14 Par exemple, Todes, D. P. (1989), ouvrage cite, p.11 et Tammone, W. (1995). Competition, the division of labor, and Darwin's principle of divergence. Journal of the History of Biology, 28(1), 109-131.

15 Par exemple, Ruse, M. (1980). Charles Darwin and group selection. Annals of Science, 37(6), 615-630 et

(14)

effet faire intervenir une interaction entre les groupes plutôt qu’entre les organismes. Nous aurons donc à prendre part au débat entourant la présence d’une notion de sélection de groupe dans la pensée darwinienne, principalement dans l’Origine des espèces et dans La Descendance de l’homme et la sélection liée au sexe16. L’examen de ces deux ouvrages, avec une attention soutenue portée à la notion de sélection de groupe, nous permettra de montrer la compatibilité de l’évolution de la coopération intraspécifique avec le processus darwinien de sélection naturelle. Cette compatibilité implique toutefois que les groupes soient parfois les entités sélectionnées, plutôt que les organismes.

Dans le but de fournir un examen plus complet de la notion de coopération chez Darwin, nous nous tournerons ensuite vers un aspect moins étudié de sa pensée : la

coopération interspécifique17. La manière dont Darwin intègre les interactions positives entre

organismes d’espèces distinctes, intégration qui se présente le plus explicitement dans On the Various Contrivances by which Orchids Are Fertilised by Insects18, sera l’objet de notre analyse. Nous tenterons d’illustrer que les associations interespécifiques ne contredisent pas les principes de la sélection naturelle. Dans la pensée de Darwin, ces interactions sont plutôt comprises comme un phénomène de coévolution. La coopération entre organismes d’espèces distinctes ne s’oppose donc pas au processus darwinien de sélection naturelle, étant donné que les individus impliqués dans la coopération en tirent tout deux bénéfice. En somme, par ce mémoire, nous espérons montrer que Darwin parvient à articuler les notions de coopération                                                                                                                          

16 Darwin, C. (1874). The descent of man, and selection in relation to sex. 2nd edition in Wyhe, John van ed., 2002, The Complete Work of Charles Darwin Online, (http://darwin-online.org.uk/) [consultation août 2014]. Dans les sections suivantes, nous référerons à cet ouvrage par The descent.

17 À notre connaissance, seul J.N. Thompson offre une analyse détaillée de ce sujet. Voir Thompson, J. N.

(1994). The coevolutionary process. University of Chicago Press, pp.7-23.

18Darwin, C. (1888). The various contrivances by which orchids are fertilised by insects, 2nd edition, New York:

(15)

intra et interspécifique avec les principes de la sélection naturelle, malgré l’emphase empirique mise sur la compétition. Cette articulation, qui sera explicitée au chapitre 2, nous semble cohérente avec les conclusions du chapitre 1 selon lesquelles la compétition n’est pas une condition nécessaire à l’action de la sélection naturelle, mais bien un des aspects du concept plus large de lutte pour l’existence.

(16)

Chapitre 1: La compétition et la lutte pour

l’existence dans l’Origine des espèces

1. Introduction : L’absence de compétition et l’harmonie de la nature dans un contexte prédarwinien

Avant la publication de l’Origine des espèces, les phénomènes de compétition biologiques étaient largement passés sous silence. Comme les travaux de F. N. Egerton ont permis de le montrer, l’idée prédominante d’un « équilibre de la nature » semblait en contradiction avec la compétition. Cette idée que chaque espèce a une place désignée dans la nature et que toutes les interactions entre les espèces s’harmonisent jusqu’à former un

équilibre a persisté jusqu’aux 17e et 18e siècles, supportée par la présupposition d’une

Providence créatrice. Des remarques similaires ont été présentées par C. Limoges, qui met en évidence que bien que la destruction parfois massive d’organismes fût reconnue par les naturalistes de l’époque, cette destruction était attribuée aux interactions proie-prédateur. De telles relations étaient perçues comme une collaboration entre espèces visant à maintenir

l’équilibre de la nature, plutôt que comme une « guerre » ou une « lutte » entre les espèces19.

À quelques exceptions près20, cette conception est demeurée relativement intacte jusqu’au 18e

siècle, et semble ainsi avoir exclu la possibilité que soient théorisés les phénomènes de compétition.

                                                                                                                         

19 Limoges, C. (1970). La sélection naturelle: étude sur la première constitution d'un concept (1837-1859).

Presses universitaires de France. p.65.

20Egerton, F. N. (1968a). The concept of competition in nature before Darwin. Actes XIIe Congrès international

d’histoire des sciences, Paris, 8, p.42-43. Par exemple, comme le note F. Egerton, dans l’Antiquité, Lucrèce affirmait que certaines espèces s’étaient éteintes. Au 17e siècle, la même chose est défendue par Robert Hooke, mais il sera fortement critiqué par John Ray, qui a beaucoup plus d’influence sur les naturalistes du 18e siècle.

(17)

C’est seulement à partir de la deuxième moitié du 18e siècle que des cas de compétition commencent à être répertoriés, dans un contexte scientifique et politique où on note une attention grandissante portée aux fluctuations des populations biologiques. En 1798, Malthus publie An Essay on the Principle of Population, as It Affects the Future Improvement of Society, où il met en relief le problème de surpopulation causé par le taux de reproduction élevé des hommes et des animaux, et les conséquences en termes de pressions (checks) sur la croissance des populations. À partir de ce moment, la compétition commence à devenir un concept reconnu chez les naturalistes : par exemple, Augustin Pyrame de Candolle discute son importance comme facteur influençant la distribution géographique des plantes et Charles

Lyell place cette notion comme cause d’extinction dans les cas d’espèces invasives21. Ces

deux naturalistes auront d’ailleurs une grande influence sur la reconnaissance de la

compétition chez Darwin22.

C’est véritablement dans l’Origine des espèces que la compétition n’est plus seulement reconnue et perçue comme un facteur de régulation des populations, mais aussi comme un

moteur de l’évolution des espèces23. Or, bien que Darwin insiste fréquemment sur

l’importance de la compétition, la place exacte que tient cette notion dans l’édifice de sa théorie est loin de faire l’unanimité. Les philosophes et historiens de la philosophie semblent ne pas s’entendre sur la signification et l’importance théorique de la compétition dans l’Origine. Certains auteurs placent la compétition comme une condition nécessaire à la                                                                                                                          

21 Pour une discussion plus détaillée de la compétition chez de Candolle et Lyell, voir Egerton, F. N. (1968b). Studies of animal populations from Lamarck to Darwin.Journal of the History of Biology, 1(2), p.230-240. Pour une discussion de l’originalité de De Candolle par rapport aux idées traditionnelles d’économie de la nature, voir Limoges, C. (1970), ouvrage cité, pp.65-67.

22 Darwin écrit: «De Candolle and Lyell have largely and philosophically shown that all organic beings are exposed to severe competition.» Origin, p.64.

(18)

sélection naturelle, alors que d’autres acceptent plusieurs facteurs pouvant contribuer au processus de sélection. Dans ce chapitre, nous présenterons une analyse de la conception darwinienne de la compétition. Pour ce faire, nous examinerons d’abord le concept de lutte pour l’existence, puis son lien théorique avec la compétition. Comme nous le verrons, une interprétation compétitive de la sélection naturelle chez Darwin ne peut être valide que si lutte pour l’existence et compétition sont prises comme synonymes. Or nous montrerons que cette adéquation entre les deux concepts ne concorde pas avec le texte de l’Origine des espèces, et nous appliquerons ensuite les conséquences de notre discussion à certains aspects du débat entourant le principe darwinien de divergence.

2. La place de la lutte pour l’existence dans l’argument de la sélection naturelle

2.1 Résumé de l’argument de la lutte pour l’existence

Au début du chapitre 3 de l’Origine des espèces, Darwin aborde le concept de lutte pour l’existence, en tant que « concernant » (bearing on) le principe plus fondamental de la

sélection naturelle24. À des fins schématiques, l’argument de la lutte pour existence pourrait

être reconstitué sous la forme suivante:

1) Les êtres organiques tendent à augmenter leur nombre selon un taux géométrique. 2) Si les êtres organiques tendent à s’accroître selon un taux élevé, alors il doit y avoir un

frein à cette croissance ou le nombre d’organismes augmenterait sans limites.

3) Par observations, on constate que le nombre d’organismes n’augmente pas sans limites.

                                                                                                                         

(19)

(C) Donc, il y a un frein à cette croissance : la lutte pour l’existence25.

La lutte pour l’existence est ainsi présentée comme un mécanisme de régulation que l’on peut déduire de la combinaison du taux d’augmentation géométrique selon lequel le nombre d’organismes tend à croître et de l’observation empirique selon laquelle les populations demeurent relativement stables. En ce sens, il semble en effet que la croissance des populations soit toujours ultimement contrôlée par certaines limites. Nous verrons que ces limites peuvent être tant la quantité de nourriture disponible et l’augmentation pour une population de proies d’une population de prédateurs que l’interaction des organismes avec leur environnement. En fonction de ces différentes limites, il s’en suit donc qu’il naît plus d’organismes qu’il n’en peut survivre, ce qui entraîne une lutte pour l’existence.

2.2 Résumé de l’argument de la sélection naturelle

Ayant démontré l’existence du phénomène de lutte pour l’existence, Darwin présente ensuite le socle de sa théorie de l’évolution, la sélection naturelle. La notion de sélection naturelle est expliquée de la manière suivante:

                                                                                                                         

25 Nous nous inspirons ici d’une formalisation proposée par M. Ruse. Dans la version initiale, Ruse ajoute la prémisse (3) “If the numbers of organisms go up without limit, then the world must have unlimited room” et la premise (4) “The world does not have unlimited room”. Or il semble dans un premier temps que l’ajout de ces deux prémisses n’est pas nécessaire, car l’argument demeure valide sans elles. De manière plus substantielle, l’ajout de ces deux prémisses ne semble pas concorder avec le texte. Il est vrai que Darwin parle de l’augmentation d’une population à un taux géométrique et de la possibilité que cette croissance atteigne une limite extrême qui serait la terre entière. Or Darwin semble penser que cette limite extrême n’est jamais atteinte, et que d’autres limites viennent freiner la croissance des populations: « The amount of food for each species, of course, gives the extreme limit to which each can increase; but very frequently it is not the obtaining food, but the serving as prey to other animals, which determines the average number of a species » (Origin, p.53). Nous croyons que l’argument de Darwin est davantage de nature empirique que de nature théorique. En ce sens, c’est plutôt le fait que les populations demeurent empiriquement stables qui pousse Darwin à poser l’existence de freins à leur croissance, englobés sous le concept de lutte pour l’existence. Pour l’analyse de M. Ruse voir Ruse, M. (1975). Charles Darwin's theory of evolution: an analysis. Journal of the History of Biology, 8(2), 219-241.

(20)

Owing to this struggle, variations, however slight, and from whatever cause proceeding, if they be in any degree profitable to the individuals of a species, in their infinitely complex relations to other organic beings and to their physical conditions of life, will tend to the preservation of such individuals, and will generally be inherited by the offspring. The offspring, also, will thus have a better chance of surviving, for, of the many individuals of any species which are periodically born, but a small number can survive. I have called this principle, by which each slight variation, if useful, is preserved, by the term natural selection, in order to mark its relation to man’s power of

selection.26

Comme le note bien Jean Gayon27, secondé par P.J. Bowler28, trois éléments sont

fondamentaux à l’argument darwinien de la sélection naturelle : la variation, la descendance avec modification et la lutte pour l’existence. Les mêmes notions de base sont plus ou moins

exactement reprises29 par les évolutionnistes contemporains, comme l’a mis en évidence la

célèbre schématisation de la théorie de l’évolution offerte par R.C. Lewontin30.

La variation individuelle au sein des différentes variétés du monde organique et le phénomène de descendance avec modification ont déjà été démontrés par Darwin dans les deux premiers chapitres de l’Origine. Darwin explicite alors au chapitre 4 cette idée que les                                                                                                                          

26 Origin, p.49.

27Gayon, J. (1992). Darwin et l'après-Darwin (une histoire de l'" Hypothèse" de sélection naturelle). Histoire des

idées, théorie politique et recherches en sciences sociales, Éditions Kimé, p.4-5.

28 Bowler, P. J. (1976). Malthus, Darwin, and the concept of struggle. Journal of the History of Ideas, 37(4),

p.632.

29 Comme le note à juste titre P. Godrey-Smith, la notion de lutte pour l’existence, centrale à l’argument de Darwin, est occultée par la schématisation de Lewontin. Pour une plus ample discussion sur les formulations de Lewontin et une revue des différents problèmes entourant ce type de caractérisation de l’évolution par sélection naturelle en biologie évolutionniste contemporaine, voir . Godfrey-Smith, P. (2009). Darwinian populations and

natural selection. Oxford University Press, pp.17-40.

30En 1970, R.C. Lewontin renomme ces principes de base comme suit : « 1. Different individuals in a population have different morphologies, physiologies, and behaviors (phenotypic variation). 2. Different phenotypes have different rates of survival and reproduc-tion in different environments (differential fitness). 3. There is a correlation between parents and offspring in the contribu-tion of each to future generations (fitness is heritable). »

Lewontin, R. C. (1970). The units of selection. Annual Review of Ecology and Systematics, 1(1), p.1 Or en 1985, Lewontin et Levins offrent une schématisation plus proche de celle que l’on retrouve dans l’Origine : « 1. There is variation in morphological, physiological, and behavioral traits among members of a species (the principle of variation). 2. The variation is in part heritable, so that individuals resemble their relations more than they resemble unrelated individuals and, in particular, offspring resemble their parents (the principle of heredity). 3. Different variants leave different numbers of offspring either in immediate or remote generations (the principle of differential fitness).” Levins, R. L., & Lewontin, C. R. (1985). The Dialectical Biologist., p.76.

(21)

organismes ayant des variations héritables avantageuses ont une meilleure chance de survie et de reproduction au sein de la lutte pour l’existence que les organismes possédant des variations héritables nuisibles. Les traits bénéfiques à l’organisme, soit ceux qui permettent à l’organisme de mieux répondre aux pressions de son environnement, tendent à être

sélectionnés31. L’organisme sera alors préservé et aura davantage de chance de se reproduire.

Les traits avantageux auront donc une propension plus grande à être transmis à la prochaine génération par le principe d’hérédité comparativement aux traits nuisibles, qui tendront à être éliminés. Il apparaît donc clair que la lutte pour l’existence est une condition nécessaire à la sélection naturelle.

3. La lutte pour l’existence : une métaphore difficile à interpréter

3.1 La lutte pour l’existence: introduction de la métaphore

Dans la section précédente, nous avons mis en lumière le rôle de la lutte pour l’existence dans l’argument plus général de la sélection naturelle. Il convient à présent de se pencher avec attention sur l’étendue de ce concept, pour en saisir les différents sens et son lien avec les phénomènes de compétition. Dès le début du chapitre 3, Darwin met en garde le lecteur sur la signification et la portée du terme de « lutte pour l’existence » en tant que métaphore:

I should premise that I use [the term Struggle for Existence] in a large and metaphorical sense, including dependence of one being on another, and including (which is more important) not only the life of the individual, but success in living progeny. Two canine animals in a time of dearth, may be truly said to struggle with each other which shall get food and live. But a plant on the edge of a desert is said to struggle for life against                                                                                                                          

(22)

the drought, though more properly it should be said to be dependent on the moisture. A plant which annually produces a thousand seeds, of which on an average only one comes to maturity, may be more truly said to struggle with the plants of the same and other kinds which already clothe the ground. The mistletoe is dependent on the apple and a few other trees, but can only in a far-fetched sense be said to struggle with these trees, for if too many of these parasites grow on the same tree, it will languish and die. But several seedling mistletoes, growing close together on the same branch, may more truly be said to struggle with each other. As the mistletoes is disseminated by birds, its existence depends on birds; and it may metaphorically be said to struggle with other fruit-bearing plants, in order to tempt birds to devour and thus disseminate its seeds rather than those of other plants. In these several senses, which pass into each other, I

use for convenience sake the general term of struggle for existence.32

À la lumière de ce passage, la lutte pour l’existence semble signifier un grand nombre de relations, d’une part entre les organismes de la même espèce et d’espèces différentes et d’autre part entre les organismes et leur environnement. Le résultat de ces interactions paraît consister en un succès différentiel en termes de survie et de reproduction pour les individus impliqués dans la lutte. Une analyse de cet extrait révèle également que la lutte actuelle (par exemple, deux loups qui luttent pour une carcasse d’animal) et son résultat (c’est-à-dire le fait de laisser plus ou moins de descendants) paraissent également être englobés sous le terme de lutte pour l’existence.

Ainsi, parce que la lutte pour l’existence semble désigner une multitude de phénomènes, il n’est pas aisé d’en cerner le sens exact et d’identifier les phénomènes qui la constituent. Cette difficulté est accrue principalement par le fait que les affirmations de Darwin lui-même portent à confusion, et paraissent même contradictoires. Étant donné que nous visons à déterminer la place de la compétition dans la structure théorique de la théorie de l’évolution par sélection naturelle, il convient d’analyser en premier lieu les interactions désignées par la lutte pour l’existence qui est elle, sans équivoque, constitutive de la sélection                                                                                                                          

(23)

naturelle. En nous inspirant du travail de B. Gale33, nous tenterons de montrer dans un premier temps à quels défis d’interprétation fait face tout lecteur qui tente de comprendre la portée du concept de lutte pour l’existence, principalement en raison son aspect métaphorique.

3.2 Difficultés d’interprétation

3.2.1 Sens strict et sens métaphorique

En premier lieu, il apparaît que la distinction entre les sens strict et métaphorique de la lutte pour l’existence n’est pas toujours claire, même lorsque Darwin tente d’illustrer cette distinction. En guise de clarification du sens strict de la lutte, Darwin offre un exemple de succès reproductif, où une plante produirait en moyenne un millier de graines, mais où une seulement viendrait à maturité. Cette plante serait dite « véritablement » en lutte pour son

existence avec les autres plantes de son genre, et des autres genres qui lui sont à proximité34.

Cependant, comme le note bien B. Gale, les précisions de Darwin semblent inadéquates. En effet, d’un point de vue plus littéral, il conviendrait davantage de dire que ce sont les graines qui sont impliquées dans la lutte pour l’existence, et non la plante. Mais de manière plus évidente, la portée même du sens métaphorique de la lutte pour l’existence semblait concerner, en partie du moins, le succès reproductif, ce que semble démentir cette affirmation de Darwin.

                                                                                                                         

33Gale, B. G. (1972). Darwin and the concept of a struggle for existence: a study in the extrascientific origins of

scientific ideas. Isis, 63(3), 321-344.

34 «A plant which annually produces a thousand seeds, of which on an average only one comes to maturity, may be more truly said to struggle with the plants of the same and other kinds which already clothe the ground». Référence à la citation précédente, voir note 31.

(24)

3.2.2 Quand la lutte pour l’existence survient-elle?

Une seconde difficulté d’interprétation apparaît lorsque vient le temps de déterminer les conditions dans lesquelles la lutte pour l’existence se manifeste. En tentant d’associer le type de lutte pour l’existence (stricte ou métaphorique) avec le milieu dans lequel se trouvent les organismes, Darwin affirme :

So it is when we travel northward, but in a somewhat lesser degree, for the number of species of all kinds, and therefore of competitors, decreases northward; hence in going northward, or in ascending a mountain, we far oftener meet with stunted forms, due to the directly injurious action of climate, than we do in proceeding southward or in descending a mountain. When we reach the Arctic regions, or snow-capped summits,

or absolute deserts, the struggle for life is almost exclusively with the elements.35

Ainsi, lorsque le climat est peu clément, la lutte est celle de l’organisme contre les conditions climatiques. Cependant, Darwin stipule quelques phrases plus loin :

When a species, owing to highly favourable circumstances, increases inordinately in numbers in a small tract, epidemics – at least, this seems generally to occur with our game animals – often ensue; and here we have limiting check independent of the

struggle for life.36

Comme le montre adéquatement B. Gale, les raisons pour lesquelles l’épidémie serait un frein à la croissance des populations différent par nature de l’action de l’environnement ne sont pas évidentes. Précisons malgré tout, ce que ne fait pas B. Gale, que Darwin ajoute par la suite que la majorité des épidémies sont causées par des parasites et qu’en ce sens, il s’agit d’une forme « large » de lutte pour l’existence entre le parasite et sa proie. Ce serait donc les épidémies n’impliquant pas de relations parasitiques qui seraient des freins (checks) indépendants de la lutte pour l’existence, idée qui surprend à première vue.

                                                                                                                         

35 Origin, p.54.     36 Ibid, p.55.

(25)

Une première piste de solution possible réside dans le fait que la manière dont frappe une épidémie ne correspond pas à la vision de Darwin de l’évolution des espèces. En effet, Darwin adopte une vision gradualiste du changement évolutif et conçoit la formation de nouvelles espèces comme le fruit d’une accumulation de légères différences dans les traits

héréditaires37. L’épidémie survient quant à elle de manière brusque, par contraste avec la

sélection naturelle, qui fait référence à une accumulation d’évènements sur une longue échelle temporelle. Sous cet angle, il serait donc possible que Darwin écarte l’épidémie de la lutte pour l’existence, car elle se produit promptement.

Or il n’est pas clair que la notion de lutte pour l’existence elle-même implique une accumulation sur le long terme, ce qui viendrait contredire cette hypothèse. En effet, bien que l’évolution par sélection naturelle soit un processus lent et cumulatif, on ne retrouve pas

d’affirmations de Darwin qui laisseraient entendre que la lutte serait graduelle38. En ce sens,

une autre avenue, celle-là peut-être plus prometteuse, réside dans la compréhension qu’avait Darwin du domaine de la pathologie végétale, voire de l’état général des connaissances dans cette discipline. Comme le met en lumière F.N. Egerton, l’étiologie des épidémies était à cette époque très mal connue, ce pour quoi Darwin écrit que lorsque d’autres facteurs ne viennent pas limiter le nombre d’organismes, «mysterious epidemics, which seem connected we know

not how, with the closer aggregation of many individuals of the same kind»39 viendraient en

                                                                                                                         

37 Pour des passages explicites de la vision gradualiste de Darwin, voir par exemple Origin, p.140 et p.201. Pour un commentaire sur cette position, voir par exemple Mayr, E. (1982). The growth of biological thought: diversity,

evolution, and inheritance. Harvard University Press, pp.508-509.

38 Il est clair que pour Darwin, la lutte pour l’existence est un phénomène continu (pour un passage explicite, voir par exemple Origin, p.53). Ce qui semble moins évident est le fait que la nature des freins à la croissance des populations soit constante.

(26)

limiter le nombre.  Il est alors possible de penser que Darwin exclut l’épidémie de la lutte pour l’existence, parce qu’il n’en connaît pas les rouages exacts.

3.2.3 L’aspect métaphorique de la lutte pour l’existence

Par ailleurs, l’utilisation même de l’expression lutte pour l’existence en un sens métaphorique semble poser problème. Une métaphore, nous dit Gale, est l’application d’un terme descriptif à un objet auquel il n’est pas applicable de manière littérale, mais où il y a

tout de même une ressemblance par analogie40. Il devient donc légitime d’interroger la

ressemblance réelle entre la lutte pour l’existence d’une part, et les relations de dépendance dans la nature et le succès à laisser des descendants d’autre part. Le terme de lutte pour l’existence suggère davantage le conflit ou la confrontation directe entre deux organismes. Or le sens métaphorique semble pointer vers une relation de dépendance entre des organismes et entre des organismes et leur milieu. C’est en effet le cas de la plante dans le désert qui est dite lutter pour son existence, car elle dépend de l’humidité. Ainsi, au premier abord, il n’est pas évident qu’il y ait réellement ressemblance entre la lutte pour l’existence et les phénomènes qui sont englobés sous ce terme.

3.2.4 Vocabulaire connoté: prédominance de l’image littérale

Un dernier problème d’interprétation de la lutte pour l’existence réside dans l’usage récurrent que fait Darwin d’un langage dramatique, représentant la vie des organismes dans la nature comme une guerre héroïque, soutenue par des batailles, des victoires, des famines, des pénuries, de la destruction, de l’extermination et de la compétition, par exemple : «from the                                                                                                                          

(27)

war of nature, from famine and dearth... the production of the higher animals directly

follows»41. Comme le note D.P. Todes42, avec ce champ lexical, Darwin crée l’image d’une

lutte incessante, et littérale. Cette image se répercute dans la compréhension de l’Origine des espèces. En effet, cette insistance quant aux aspects conflictuels de la lutte tend à annuler les précisions de Darwin sur le sens plus large de la lutte. Autrement dit, l’image d’une lutte réelle s’imprime dans l’imaginaire suite à la lecture de l’Origine, tellement qu’il est difficile de garder en mémoire les quelques passages où Darwin nuance cette vision de la nature.

Pour toutes ces raisons, il apparaît évident que même un lecteur averti peut éprouver des difficultés à cerner avec précision le concept de lutte pour l’existence. Il est donc possible que certains commentateurs aient vu la lutte pour l’existence comme un équivalent théorique à la compétition, étant donné le flou qui entoure cette notion. Nous montrerons dans la section suivante qu’une lecture attentive du chapitre 3de l’Origine ne permet pourtant pas une telle association.

4. Compétition et lutte pour l’existence : de réels synonymes?

Jusqu’à maintenant, nous avons montré quelle était la place de la lutte pour l’existence dans la structure de la théorie darwinienne et en quoi ce concept était difficile à interpréter. Or nous avons laissé de côté le lien entre la lutte pour l’existence et la compétition, objet sur lequel nous nous tournons à présent. Assez fréquemment dans la littérature contemporaine en philosophie de la biologie, nous retrouvons de telles affirmations :

                                                                                                                         

41 Origin, p.429

42 Todes, D. (1989), Darwin Without Malthus: The Struggle for Existence in Russian Evolutionary Thought, Oxford Univ. Press, p.11

(28)

Darwin's arguments for natural selection, however, do not characterize the evolutionary process itself as selfish or altruistic. Instead, [in his view] adaptive traits are traits that help organisms solve problems imposed by limited resources.43

We have built into our expression of the Darwinian dynamic the major conditions necessary for any process of natural selection as conceived by Darwin: variation (distinction of type); heritability (in the replication, which gives rise to the basic form of the growth equation); and the "struggle for existence," which involves competition for limited resources.44

Anatomical, physiological, and developmental criteria were conceived solely in terms of individuals, and the Darwinian view of life regarded aggregates of individuals of

common ancestry as identifiable units in competition with one another.45

Nous pouvons constater que certains évolutionnistes et philosophes de la biologie en sont venus à penser que la théorie de l’évolution par sélection naturelle telle qu’explicitée par Darwin impliquait nécessairement un élément de compétition. Toutefois, d’autres évolutionnistes comme R. Lewontin se sont élevés contre cette vision compétitive de l’évolution par sélection naturelle chez Darwin. :

Thus, although Darwin came to the idea of natural selection from consideration of Malthus' essay on overpopulation, the element of competition between organisms for a resource in short supply is not integral to the argument. Natural selection occurs even when two bacterial strains are growing logarithmically in an excess of nutrient broth if

they have different division times.46

En parallèle, le même type de débat se manifeste au sein des historiens de la théorie de l’évolution, qui ne s’entendent pas sur la distinction entre la compétition et la lutte pour

l’existence. Pour D. Todes47 et W. Tammone48, Darwin utilise les termes de « lutte » et de

                                                                                                                         

43 Holcomb, Harmon and Jason Byron, “Sociobiology”, Stanford Encyclopedia of Philosophy (Fall 2010 Edition), Edward N. Zalta (ed.), URL. Les italiques sont les nôtres.

44 Bernstein, H., Byerly, H. C., Hopf, F. A., Michod, R. A., & Vemulapalli, G. K. (1983). The Darwinian

dynamic. Quarterly Review of Biology, p.204. Les italiques sont les nôtres.

45Gilbert, S. F., Sapp, J., & Tauber, A. I. (2012). A symbiotic view of life: We have never been individuals. The

Quarterly review of biology, 87(4), p.325.

46Lewontin, R. C. (1970). The units of selection. Annual Review of Ecology and Systematics, 1(1), p.1. 47 Todes, D. (1989), ouvrage cite, p.11.

(29)

« compétition » de manière interchangeable. Pour L.C. Birch, F. Egerton et R. McIntosh , il y aurait une distinction marquée entre ces deux notions. Selon ces derniers, la lutte pour l’existence engloberait les phénomènes de compétition, mais aussi la lutte contre les facteurs physiques, le succès reproductif différentiel, la prédation et le parasitisme. Nous allons voir que cette compréhension est plus proche du texte de l’Origine des espèces, mais que certaines nuances doivent être apportées.

4.1 La signification de « compétition »

4.1.1 Compétition et rareté des ressources : le sens strict

En vue de pouvoir éclairer la discussion, il importe de donner un bref aperçu des différentes significations qui ont été attribuées au terme « compétition », pour mieux comprendre son utilisation dans l’Origine. Bien que la notion de compétition soit un lieu commun au sein de la théorie de l’évolution, les multiples tentatives de définition témoignent de la difficulté d’aboutir à un concept sans ambiguïté. Par exemple, le terme est parfois

appliqué à des relations entre individus49 et parfois aux conséquences de ces relations50. Cette

confusion s’illustre également par le fait que la compétition a pour certains mis en relation des membres de la même espèce ou des membres d’espèces différentes, alors que d’autres

l’appliquent à des espèces entières, à des faunes, voire à des écosystèmes51. Nous ferons ici

                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                             

48Tammone, W. (1995). Competition, the division of labor, and Darwin's principle of divergence. Journal of the

History of Biology, 28(1), 109-131.

49 Par exemple, Clements, F. E., & Shelford, V. E. (1939). Bio-ecology. Chapman and Hall. etMayr, E. (1963). Animal species and evolution. Harvard University Press, p.664.

50 Par exemple, Odum, E. P., & Odum, H. (1953). Fundamentals of ecology. Philadephie: Saunders.

51 McIntosh, R. Competition: Historical Perspectives, p. 65-66, In Keller, E. F., & Lloyd, E. A. (Eds.).

(30)

référence à la discussion que L.C. Birch52 offre, étant donné qu’elle semble mettre en relief les points de contact pertinents entre différents contextes d’utilisation chez les écologues et les évolutionnistes. En distinguant les différentes significations qu’a pu prendre le terme de compétition, Birch circonscrit son sens strict (1), celui qui semble avoir le plus d’ « utilité » scientifique: «when a number of animals (of the same or of different species) utilize common resources the supply of which is short; or if the resources are not in short supply, competition occurs when the animals seeking that resource nevertheless harm one or other in the

process.»53 Comme le note avec justesse Birch, la notion de rareté des ressources (« resources

the supply of which is short») est ambiguë. Elle peut tout autant référer à une limitation « absolue » des ressources, où dans un environnement donné, il n’y aurait pas assez de nourriture ou d’espace pour que puissent subsister les individus qui y habitent. Dans ce cas-ci, le simple fait pour un organisme de s’approprier une quantité de ressources particulière affectera le taux de mortalité ou de fécondité d’une ou plusieurs populations, parce que cette quantité ne sera plus disponible pour les autres individus dépendant de cette ressource. Il s’agit alors de compétition indirecte (1.1), aussi appelée « scramble competition ». Or elle peut tout autant référer à des cas de rareté relative des ressources, où les ressources absolues d’un environnement donné seraient en quantité suffisante, mais où il y aurait interférence ou conflit dans l’appropriation d’une ressource précise (par exemple, lorsque deux animaux se battent pour obtenir la carcasse d’un animal, même s’il y a d’autres carcasses disponibles). Cette forme de compétition est appelée compétition directe ou « contest competition » (1.2). Il est

                                                                                                                         

52Birch, L. C. (1957). The meanings of competition. American Naturalist, 5-18.

53Birch (1957), ouvrage cité, p. 6. Nous verrons plus tard que Darwin utilise le terme de compétition en un sens strict.

Références

Documents relatifs

Comme il est intéressant d'observer la végétation foisonnante qui borde une rivière avec des plantes de toutes sortes, des buissons abritant le chant des oiseaux, une

La lutte dans la lutte doit toujours se reproduire avec des succès différents ; cependant, dans le cours des siècles, les forces se balancent si exactement, que la face de la nature

• L'évolution mentale chez les animaux / par George John Romanes ; suivi d'un Essai posthume sur l'instinct / par Charles Darwin ; trad.. française par le docteur

“Le ver mérite d'être dit intelligent, car il agit presque comme le ferait un homme placé dans des circonstances

Il prolonge le darwinisme dans le champ de la génétique avec son concept de « gène égoïste » en soutenant que mettre au centre de l'évolution le gène est une meilleure

Dans mes fluctuations les plus extrêmes, je n'ai jamais été athée dans le sens de nier l'existence d'un Dieu...Je pense qu'en général (et de plus en plus à mesure que je vieillis),

Une sensibilité à la douleur disproportionnée peut sembler avoir été favorisée par la sélection naturelle.. La pénalité pour une seule alarme manquée pouvant être la mort, la

• Francis Darwin (éd.), The Life and Letters of Charles Darwin, including an Autobiographical Chapter, Londres, John Murray, 2 volumes, 1887.. [Traduction française