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Classification phylogénétique du vivant

Les classifications naturelles

Depuis l’Antiquité, les naturalistes s’efforcent de classer les êtres vivants en regroupant en des ensembles cohérents des organismes partageant des ressemblances significatives et des caractères distinctifs. Pendant de nombreux siècles, les observateurs se basèrent sur le canevas élaboré par Aristote — qui distinguait deux règnes (les animaux et les végétaux) — pour dresser leurs classifications mais celles-ci souffraient de nombreuses lacunes. Au XVIIIe siècle, le naturaliste suédois Carl von Linné réforma la systématique en formulant les bases d’une classification naturelle des êtres vivants, encore en vigueur aujourd’hui.

Au cours des XVIIIe et XIXe siècles, les progrès constants de la biologie stimulèrent l’évolution conjointe des idées scientifiques et des courants philosophiques et contribuèrent à l’amélioration graduelle de la compréhension de l’unité du vivant et à la reconnaissance des bases fondamentales de l’évolution. La théorie de l’évolution formulée en 1859 par Charles Darwin dans son livre De l’origine des espèces marque un tournant majeur dans l’histoire de la biologie car elle cristallise l’ensemble des idées progressistes contemporaines et prend le contrepied des doctrines téléologiques défendues par l’Eglise. Dès l’énoncé par Darwin de sa théorie de la descendance avec modification, le naturaliste allemand Ernst Haeckel s’empara de l’idée et proposa le premier arbre généalogique du vivant dans lequel il distinguait trois royaumes : les plantes (Plantae), les protistes (Protista) et les animaux (Animalia) (Haeckel, 1866) (Figure 1). La classification du monde vivant fut ensuite régulièrement révisée au cours du XXème siècle et la description d’Haeckel fut supplantée par la classification à

quatre royaumes de Copeland (Copeland, 1938) puis celle à cinq royaumes de Whittaker (Whittaker, 1969).

Pendant de nombreux siècles, les naturalistes se servirent de critères morphologiques pour classer les organismes vivants mais ceux-ci se révélèrent vite d’un intérêt restreint en ce qui concerne les microorganismes ; ils montrèrent aussi certaines limites pour classer les animaux. Pour certains microbiologistes, l’élaboration d’une taxonomie pour les bactéries apparaissait même insurmontable, si bien qu’ils abandonnèrent l’idée de jamais y parvenir (Sapp, 2005; Stanier and Van Niel, 1962). La popularisation des concepts de systématique phylogénétique de Willi Hennig et la formulation des principes de la phylogénie moléculaire par Zuckerkandl et Pauling permirent finalement de dépasser cette apparente difficulté (Zuckerkandl and Pauling, 1965).

Emergence du concept d’Archaea

La représentation du monde vivant changea radicalement dans les années 1970, lorsque Carl Woese entreprit de caractériser la structure de l’arbre phylogénétique du vivant en s’appuyant sur l’analyse de la séquence de l’ARN ribosomique — une molécule présente dans tous les systèmes autoréplicatifs, facilement isolable, qui évolue à un rythme qui s’accorde bien avec l’étude des relations de parenté entre des espèces très éloignées. La technique utilisée par Carl Woese consiste à cultiver des organismes dans un milieu marqué au 32P, d’isoler l’ARN ribosomique de la petite sous-unité puis d’analyser le profil de digestion par la RNase T1 par autoradiographie. L’image obtenue est un nuage de tâches dont chacune correspond à un oligonucléotide de séquence donnée. L’ensemble des tâches, le catalogue oligonucléotidique, définit l’organisme à partir duquel il a été préparé. La différence entre deux catalogues A et B est représentée par la valeur d’un coefficient de similitude SAB ; ce coefficient donne une idée

Figure 2 : Dendrogramme des relations entre les méthanogènes et les bactéries typiques. La distance entre les

différentes espèces est proportionnelle au degré de ressemblance entre leur catalogue oligonucléotidique respectif, symbolisé par la valeur du coefficient de similitude SAB (échelle en bas de la figure). Les dix espèces méthanogènes (chiffres situés à droite) sont clairement distincts des bactéries représentées ici par Vibrio, Bacillus et une cyanobactérie. Les méthanogènes comprennent deux divisions (I et II). Chacune des divisions comprend elle-même deux sous-groupes (A et B).

D’après (Fox et al., 1977).

de la distance entre les organismes considérés. En suivant ce principe, Carl Woese et ses collaborateurs montrèrent que les organismes couramment désignés ‘bactéries méthanogènes’ sont en réalité clairement distincts des bactéries typiques et forment probablement un groupe phylogénétique à part entière (Fox et al., 1977) (Figure 2). Ensuite, ils compilèrent les coefficients de similitude mesurés entre des représentants des eucaryotes, des bactéries et des méthanogènes et montrèrent que ceux-ci se répartissent en trois groupes distincts. Aussi, Carl Woese et George Fox remirent en cause la vision dichotomique du vivant et proposèrent de répartir les organismes cellulaires non pas en deux mais en trois grands groupes d’ordre

Figure 3 : Arbre phylogénétique universel raciné montrant les relations entre les trois domaines cellulaires du vivant. Cet arbre est basé sur la comparaison des séquences des ARN ribosomiques. Les organismes cellulaires se

répartissent en trois domaines appelés Bacteria, Archaea et Eucarya. Les Archaea sont divisées en deux phylums nommés Crenarchaeota et Euryarchaeota.

D’après (Wheelis et al., 1992).

équivalent. Ces trois groupes — originellement ‘urkingdoms’ (Woese and Fox, 1977), puis renommés domaines (Woese et al., 1990) — furent baptisés eubacteria, archaebacteria et urkaryotes (Woese and Fox, 1977). Ce concept fut mal reçu par la communauté des microbiologistes qui considérait les archaebactéries comme des bactéries un peu spéciales — de vieilles bactéries comme leur nom l’indiquait. Pourtant, les éléments corroborant la singularité de ce nouveau groupe phylogénétique s’accumulaient petit à petit (nature des lipides membranaires, coenzymes spécifiques, composition de l’ARN polymerase). Dans le but d’asseoir la légitimité de la vision tripartite du monde cellulaire vivant, Carl Woese et ses collaborateurs proposèrent de réformer la classification systématique en introduisant le terme de domaine pour désigner le taxon de plus haut rang (Woese et al., 1990). En outre, afin d’éviter que ne se perpétue la tendance des microbiologistes à confondre les bactéries et les archaebactéries, ils suggèrent d’abandonner les termes archaebactéries, eubactéries et urkaryotes, et proposèrent d’appeler les trois domaines du vivant Archaea, Bacteria et

et certains tentèrent de contrer l’initiative de Carl Woese en cherchant à souligner la nature bactérienne des Archaea pour tenter de maintenir la classification en place, qui distinguait les organismes eucaryotes des organismes non-eucaryotes (Mayr, 1998; Wheelis et al., 1992; Woese, 1998).

Les nombreux travaux réalisés sur les Archaea, les nombreuses analyses comparatives des génomes effectuées, les phylogénies moléculaires construites à partir de marqueurs choisis, etc., l’ensemble des données accumulées depuis soutient la pertinence de la division du monde cellulaire vivant en trois domaines d’ordre équivalent (Forterre et al., 2002; Gribaldo and Brochier-Armanet, 2006). Pourtant, le scepticisme, voire l’ignorance de certains microbiologistes à l’égard du concept d’Archaea persiste encore aujourd’hui (Woese, 2007).

L’arbre du vivant : une chimère ?

Alors que certains auteurs voient dans les résultats des analyses comparatives des génomes, des arguments en faveur de l’existence de trois domaines cellulaires distincts, d’autres y voient au contraire matière à contester la pertinence même de chercher à construire des arbres phylogénétiques (pour des revues, voir (McInerney et al., 2008; Wolf et al., 2002)). En effet, si ces analyses ont bien montré que chacun des trois domaines cellulaires présente des caractères génétiques distinctifs, elles ont également mis en lumière l’existence d’un important flux de gènes entre génomes parfois très éloignés. Or, selon certains auteurs ces transferts horizontaux de gènes sont si nombreux qu’ils compromettent le concept d’espèce (Doolittle and Papke, 2006), rendent futile l’idée de chercher à construire un arbre phylogénétique du vivant (Doolittle, 1999), voire appellent à repenser les bases de notre système de classification naturelle (Bapteste and Boucher, 2008). D’autres auteurs estiment toutefois que l’impact réel des transferts horizontaux de gènes est surestimé et que la

descendance verticale reste le principal moteur de l’évolution des organismes cellulaires (Glansdorff, 2000; Kurland et al., 2003). L’influence de l’acquisition de gènes en provenance d’autres espèces est difficile à estimer mais des études suggèrent que certains transferts de gènes ont bien joué un rôle dans l’évolution des organismes récepteurs. La colonisation des niches hyperthermophiles par les bactéries après l’acquisition de la reverse gyrase en provenance des archées en est l’exemple le plus marquant (Forterre et al., 2000).

Néanmoins, il semble qu’une certaine classe de gènes soit majoritairement réfractaire aux transferts entre organismes parce que les protéines qu’ils codent sont au cœur d’un réseau d’interactions fonctionnelles complexes et intimes (Jain et al., 1999; Woese, 2004). Par conséquent, ces gènes devraient permettre de retracer l’histoire généalogique des organismes qui les portent. Récemment, des auteurs ont rapporté la mise au point d’une procédure d’automatisation de la construction de l’arbre du vivant basée sur l’ensemble des protéines universellement conservées dans les génomes (Ciccarelli et al., 2006). Mais, le principe de cette approche a été tourné en dérision dans un article au titre provocateur : “The Tree of one percent” (Dagan and Martin, 2006) — le nombre de protéines universelles représente environ un pour cent du protéome d’une bactérie (voir également (McInerney et al., 2008)).

Aujourd’hui encore, les questions autour de l’arbre du vivant, de la position de la racine, de la nature du dernier ancêtre cellulaire commun font l’objet d’intenses débats. D’un côté, certains auteurs mettent l’accent sur le rôle fondamental joué par les transferts horizontaux de gènes et contestent le concept même d’arbre du vivant pour la représentation de l’évolution des organismes (Doolittle and Bapteste, 2007), lui préférant l’image d’un réseau (Doolittle, 2000). Cette famille d’auteurs s’intéresse principalement à la dynamique de l’évolution des génomes dans leur ensemble. A ce titre, ils insistent sur l’influence des transferts horizontaux car ceux-ci brouillent le signal phylogénétique. La conséquence de ce signal parasite est que l’arbre des gènes et l’arbre des espèces qui les portent ne sont pas

congruents. Aussi, ces scientifiques cherchent à mettre au point des modèles mathématiques et des programmes informatiques permettant de mieux décrire l’évolution de l’ensemble des gènes contenus dans les génomes (Dagan et al., 2008). Une autre famille d’auteurs s’intéresse principalement à l’héritage universel des organismes cellulaires vivants. Ces auteurs estiment que, en dépit de l’influence des transferts de gènes entre organismes, il est envisageable d’identifier un cœur de gènes qui a été hérité uniquement de manière verticale depuis la période du dernier ancêtre cellulaire universel. Aussi, il demeure possible de s’appuyer sur les gènes qui fondent l’identité de la cellule qui les porte pour en retracer l’histoire évolutive et prédire la nature éventuelle du dernier ancêtre cellulaire commun.

Par ailleurs, le recours à des méthodes globales, connues sous le nom de méthodes phylogénomiques, semble ouvrir des voies prometteuses vers la résolution, au moins partielle, de la structure de l’arbre phylogénétique du vivant (Delsuc et al., 2005). Au-delà du ‘simple’ exercice de reconstruction de l’arbre du vivant, le défi majeur de la biologie évolutive reste de comprendre comment évoluent les organismes et leurs génomes, qu’il s’agisse d’une évolution verticale ou horizontale. En outre, les analyses comparatives de génomes pourraient permettre de remonter artificiellement le cours de l’évolution et tenter de prédire le contenu probable du génome du dernier ancêtre cellulaire commun.