• Aucun résultat trouvé

Au lieu de reprendre la route de Tananarive, le prisonnier et ses gardes suivirent la vallée, qui contourne la montagne où la ville est juchée.

Bizarre, cette vallée formée de prairies minuscules, reliées entre elles par d’étroites passes déchirant le massif rocheux.

Tous allaient muets, l’esprit assiégé d’un rêve sombre.

Car il est affreux de se dire : au-dessus de cette île merveilleuse, peuplée d’hommes intelligents, énergiques, parmi les piaillements d’oiseaux multicolores, parmi les parfums des fleurs, un fantôme errant va, cherchant sa proie. Rien ne le désarme, ni les nuits lumineuses, ni le flot voluptueux s’allongeant en une longue caresse sur la grève. Dans les bruissements de la forêt, dans le scintillement d’étoiles, dans les soupirs de la mer, il marche sans trêve, sans repos, acharné à la destruction. Il est le mangeur d’hommes. Il a pour nom : la lèpre !

Les blancs en sont rarement atteints. Une hygiène bien comprise les en défend ; mais les indigènes, les Hovas surtout, sont sa proie favorite. Toutes les mesures prises pour enrayer le mal avaient échoué avant l’occupation française, car la police sanitaire était mal faite. Pour un malade que l’on enfermait dans les léproseries, dix, avec l’aide de leurs parents, de leurs amis, dissimulaient leur terrible affection et devenaient, en se promenant libres parmi leurs concitoyens, de véritables foyers de contamination.

Depuis l’établissement de notre protectorat, et grâce à la surveillance de nos résidents, le nombre des lépreux a sensiblement diminué. L’époque n’est point éloignée où la maladie chinoise – ainsi nommée en souvenir de sa patrie d’origine – n’existera plus à Madagascar qu’à l’état de souvenir.

Il a suffi pour cela de tenir la main à ce que toute personne atteinte du fléau fût séparée du reste des humains. Devoir pénible sans cloute ; le malheureux que l’on interne dans la léproserie entre dans une tombe anticipée, dont il ne sortira que mort ; mais devoir supérieur.

L’escorte avançait toujours. Enfin après avoir franchi un dernier défilé, on atteignit une sorte de cirque fermé de toutes parts par des murailles de granit verticales. Occupant le centre, une agglomération de cabanes entourées de fortes palissades de bois et d’un fossé profond. Ceux qui sont enfermés là doivent perdre tout espoir d’en sortir. Un pont-levis, levé en ce moment, permet seul d’accéder à l’intérieur.

C’était la léproserie. Des factionnaires se promenaient de distance en distance. Alors, Marcel appela Ikaraïnilo.

– Éloigne un peu tes soldats, général, et entends mes paroles.

Le Hova fit ce que le prisonnier demandait. Il ordonna même une halte. Puis se plantant à deux pas du sous-officier.

– J’attends, dit-il.

Le jeune homme cligna des yeux, sourit et débuta ainsi :

– Puisque je devais être arrêté, je suis charmé que ce soit par toi.

– Tant mieux !

– Car toi, tu n’ignores pas que, près de Port-Louquez, au bord d’une tombe profanée, tu as abandonné dans ta précipitation une bêche.

– Peuh ! une bêche ne prouve rien. Tu essayes de m’intimider bien inutilement.

– Très juste, observa Simplet goguenard. Mais tu as oublié également un sac de toile, sur lequel on lit :

Le Hova tressaillit.

– Ce sac, continua le sous-officier, ainsi que d’autres preuves recueillies aux environs, sont entre les mains de mes amis. À cette heure, ils sont à Antananarivo et ils les ont mises en lieu sûr.

Puis d’un air engageant :

– Tu serais désolé qu’elles fussent placées sous les yeux de ta souveraine. Moi je n’y tiens pas. Seulement mes compagnons, inquiets de me voir arrêté, m’ont déclaré que, si demain matin je n’étais pas auprès d’eux, ils agiraient.

– Demain ?

– Ils savaient que tu commandes à la léproserie et ils ont pensé sagement que tu ne m’y enfermerais pas.

– Ils ont mal pensé, bredouilla Ikaraïnilo. Ces soldats qui m’entourent sont autant d’espions. Si j’enfreignais la loi, le premier ministre en serait aussitôt informé et ma tête vacillerait sur mes épaules.

– Ah !

Un nuage passa sur le visage de Simplet. Ses regards se fixèrent avec une vague expression d’épouvante sur les palissades enceignant le village des lépreux. Il lui fallait donc pénétrer dans cet enfer !

Mais le petit sous-officier avait l’âme vigoureusement trempée. Bien vite il domina la révolte de sa chair et reprenant l’entretien :

– Soit ! tu vas m’enfermer là. Mais, cette nuit, je m’évaderai avec ton aide.

– C’est également impossible, commença le général.

Marcel l’interrompit impétueusement :

– Prends garde ! Que mes amis ne me voient pas demain matin et tu es sûrement perdu.

La menace troubla le Hova. Ses lèvres eurent un frémissement.

– Comment pourrais-je t’aider ? Des factionnaires veillent autour des fossés. L’unique entrée, ce pont-levis que tu aperçois, s’ouvre seulement pour laisser passer les malheureux atteints de la contagion, ou sortir ceux que le trépas a guéris. Les vivres sont hissés par-dessus la palissade au moyen de cordes et dans des paniers que les captifs brûlent après les avoir vidés.

Marcel riait.

– Tu ne me crois pas ?

– Si ; mais permets-moi une question. Comment êtes-vous avisés des décès qui se produisent ?

– Chaque semaine on ordonne aux malades de se tenir enfermés dans leurs cabanes à une certaine heure. Un de mes lieutenants ou moi entrons dans la cité. Chaque hutte est à claire-voie afin que l’air y circule librement. Il est donc facile de se rendre compte de l’état des habitants. Sur nos indications, des condamnés à mort enlèvent les défunts et les ensevelissent dans ce bois, en face du pont-levis.

Dalvan se frottait les mains : – Parfait. Je m’évade cette nuit.

Tu n’as donc pas compris ?

– Au contraire. C’est très simple : cette nuit, vers onze heures, tu fais toi-même la reconnaissance dont

– Ce n’est pas le jour fixé.

– Cela m’est égal. À onze heures donc, le pont s’abaisse. Je me charge du reste.

– Mais…

– Plus de détours, mon brave général : ma liberté cette nuit ou ta tête demain matin.

On ne résiste pas à certains arguments. Ikaraïnilo céda.

– Soit ! je ferai ce que tu désires.

Bien.

Et avec un frisson le jeune homme conclut : – Conduis-moi dans ce village de misère.

Cinq minutes après Marcel franchissait le pont, qui se relevait derrière lui. Il était prisonnier dans la cité de la lèpre.

Cependant le général fort soucieux s’éloignait avec sa troupe. Canetègne marchait à ses côtés, très intrigué par sa longue conversation avec le Français. Il attendait une explication ; elle ne vint pas. Il dut se décider à la provoquer. À sa première question, le Hova répondit par le récit de ce qui venait de se passer. On juge de la colère de l’Avignonnais.

– Et tu vas obéir à ce drôle ?

– Sans doute. Il s’agit de sauver ma tête. Au surplus, qu’il s’évade cette nuit, il n’échappera pas aux coups du peuple révolté. C’est quarante-huit heures d’existence que je lui donne en échange de ma sécurité.

Il s’arrêta. Le commissionnaire secouait la tête.

– Tu protestes ; ce n’est pas juste. Voyons, parle, que pouvais-je faire ?

– Oh ! tu n’avais qu’à exaucer ses vœux.

– Tu le reconnais ?

– Oui. Mais rien ne t’empêche de lui ménager une surprise pour ce soir.

Le général regarda son associé en face :

– Il faut qu’il soit réuni à ses amis avant le jour, sinon…

– Au diable ! tu as raison.

Canetègne habitait un pavillon dépendant du palais d’Ikaraïnilo. Il rentra chez lui furieux, et seul donna carrière à sa mauvaise humeur.

– Cet imbécile de général se sauve ! grommelait-il.

Mais il embrouille ma situation. Libre, ce Marcel est bien capable de quitter la ville avant que la révolution éclate, et alors cela me fait une belle jambe, leur révolution ! On massacre tous les Français, hormis ceux qui me sont nuisibles.

Et, le sentiment du danger aidant, l’homme d’affaires se sentit devenir patriote.

– C’est absurde de laisser occire tous les Français.

La base de ma fortune est la commission coloniale ; si nos colonies se séparent de la métropole, plus de commission. Je serais donc l’artisan de ma ruine !

Cette idée l’exaspéra davantage.

– L’ennui, voilà. Ce damné Marcel et sa sœur de lait connaissent mes relations financières avec les trépassés, sans cela la chose marcherait toute seule.