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Chapitre 1 PROLÉGOMÈNES

II. Choix théoriques

Avant d’entrer dans le vif du sujet, il convient de préciser le cadre théorique dans lequel s’insère notre étude et d’expliciter les positions qui sous-tendent notre méthode en fonction du but que nous nous sommes fixé : l’établissement d’une classification sémantique des verbes de l’anglais contemporain. Nos dettes à l’égard des diverses écoles linguistiques sont nombreuses même si nous ne nous réclamons pas totalement et exclusivement de telle ou telle théorie particulière. Aussi aimerions-nous décrire notre « cheminement » et les éléments que nous avons empruntés afin de conduire notre étude.

II.1. S

YNCHRONIE CONTEMPORAINE

.

Aussi peu original que cela puisse paraître dans un travail de linguistique, c’est à F. de Saussure que nous devons nous référer en premier lieu. En effet, son

Cours de Linguistique Générale (C.L.G.) nous fournit bon nombre de justifications, plus ou moins évidentes, du titre de notre travail : Les Prépositions : Vers une classification sémantique des verbes de l’anglais contemporain en fonction des prépositions qu’ils régissent.

La plus évidente concerne sans aucun doute l’expression « anglais contemporain » : c’est en effet à F. de Saussure que l’on peut faire remonter la linguistique synchronique, les études précédentes se focalisant principalement sur les problèmes traitant de l’évolution des langues. C’est ainsi grâce à F. de Saussure que l’on peut désormais considérer comme acquis qu’une langue fasse l’objet d’une étude à un moment donné de son développement, car aussi mouvante qu’elle puisse être à travers les âges, une langue n’en reste pas moins un système cohérent et autosuffisant pour chaque moment de son histoire. Le continuum de la diachronie est discrétisé en une succession de synchronies dont l’étude est non seulement légitime mais la seule qui puisse apporter quelque enseignement quant au fonctionnement d’une langue :

La première chose qui frappe quand on étudie les faits de langue, c’est que pour le sujet parlant leur succession dans le temps est inexistante : il est devant un état. Aussi le linguiste qui veut comprendre cet état doit-il faire table rase de tout ce qui l’a produit et ignorer la diachronie. Il ne peut entrer dans la conscience des sujets parlants qu’en supprimant le passé. (Saussure 1972 : 117)

En donnant son acte de naissance officiel à la synchronie6, F. de Saussure ouvrait une nouvelle ère dans l’étude des langues puisqu’il permettait de voir la

langue « horizontalement », c’est-à-dire pour les relations internes qui

s’établissent entre les signes qui la composent à un moment donné de son histoire.

6

Nous sommes consciente que d’autres avant lui avaient favorisé un tel changement d’approche. Déjà F. Bopp déclarait [édition française de sa Vergleichende Grammatik

(1865-72), Préface, p.8] : « Les langues dont traite cet ouvrage sont étudiées pour elles-mêmes, c’est-à-dire comme objet, et non comme moyen de connaissance. » (Cité par Georges Mounin, Histoire de la linguistique des origines au XXes. Paris : PUF, 1974. 179.)

Loin de nous l’intention, ni même l’envie, de discréditer la diachronie, mais le type même de travail que nous entreprenons l’écarte automatiquement comme approche théorique. Tenter d’établir une classification, de quelque nature que ce soit, c’est s’efforcer de trouver une cohérence dans un ensemble d’éléments coexistants à un moment donné d’un développement, c’est-à-dire se retrouver « devant un état » et rendre compte de son organisation interne. Tenons-nous-en aux dictionnaires, tels qu’ils nous offrent un premier type de classement autour du simple ordre alphabétique, dont l’indéniable pauvreté analytique est compensée par les avantages pratiques qu’il présente : « l’ordre alphabétique a ses raisons graphiques que la raison sémantique ne connaît pas. L’alphabet fait régner dans le dictionnaire un ordre de pure forme qui dissimule la confusion ontologique, qui cache la déroute sur toute la ligne du front du sens » (Pauchard 1995 : 75-76). Cependant comme le fait remarquer l’auteur quelques pages plus loin :

Quant à la classification alphabétique, elle possède l’avantage immense de n’avoir aucun lien avec la matière à classer, d’être purement formelle et parfaitement extérieure à son objet. Elle peut donc s’appliquer aveuglément, sans délibération. De là lui vient sa puissance, de là lui vient son universalité – universalité cependant restreinte aux pays alphabétisés. (Pauchard 1995 : 78). Même lorsqu’il s’attelle à la rédaction d’un dictionnaire diachronique, le lexicographe s’appuie, pour choisir les entrées sur lesquelles s’opère ce classement, sur un état de langue donné, et présente les modifications graphiques à l’intérieur de chacune de ces entrées. Sauf à avoir recours à cet état figé, le lexicographe serait contraint d’insérer une entrée nouvelle pour chaque graphie d’un même terme, ce qui augmenterait considérablement le volume des

dictionnaires. En guise d’illustration, nous insérons ici quatre entrées (un nom, un

verbe, un adjectif et une préposition) tirées de l’Oxford English Dictionary

(O.E.D.) :

mouse n. Pl. mice Forms: sing. 1 mús, muus, 2, 5 mus, 4-5

mows, 4-7 mous, 5 mows(s)e, 6 mowss, mousse, 4- mouse. pl.

1 mýs, 4-5 mys, 4 myys, musz, myis, 4-5, (9 dial.) mees, muys,

myes, 4-6 myse, 4-7 myce, 5 muyse, mysz, myesse, 6 myss,

miese, mise, 7, (9 dial.) meece, 6- mice; also 4 musus, 8 (in sense 4 a) mouses.

[Com. Teut. and Indo-Germanic: OE. mús fem. = OFris., OS.

mûs (Du. muis), OHG. mûs (MHG. mûs, mod.G. maus), ON. mús

(Sw., Da. mus), L. muŽs, Gr. lÕ|, Skr. muŽsµ:–Indo-Germanic

*muŽs- (cons.-stem).]

look v. Forms: 1 lócian, 2 lokien, (locan), (3 lokin, loky), 3-4

loc, lok(en, locken, 3-6 loke, (4 loki), 4-5 north.luk, 4-8 luke, (5 lokyn), 5-6 Sc. lowke, 5-7 looke, 6 arch. looken, Sc. louk,

leuk, luck, luik, luick, lwik, 5- look.

[OE. lócian = OS. lôcon (in a gloss), MDu. loeken:–OTeut. type

*lôkôjan; a form *lôgæ^jan, app. of identical meaning, appears in OHG. luogên (MHG. luogen, mod.G. dial. lugen) to see, look, spy.

Brugmann (Grundriss I. 384) suggests that the type *lôkô- may represent OTeut. *lôkkô-:–pre-Teut. *laŽghnaŽ´- or loŽghnaŽ´-, from the root *laŽgh- or *loŽgh- (Teut. *lôg-) represented by the Ger. vb.]

right a. Forms: 1 reht (rect), reoht, ræht; 1-4 riht, 3 rihht,

rihct, 2-3, Sc. 6- richt; 3-5 riŠt(e, 4 riŠtt, riŠht, riŠth (4-5

rith), 3- right; 1, 4 ryht (4 -te), 5-6 Sc.rycht; 4 ryŠht, 4-5 ryŠt

(4 -tte, 5 -te); 4 rygth, 5 rygt, ryth, 4-6 ryght (5-6 -te); also

dial. 8-9 reet, 9 reeght, reight, raight.

[Common Teutonic: OE. reht, riht, ryht, = OFris. riucht

(mod.Fris. rjucht), MDu. recht, richt (Du. recht, †regt), OS. reht

(MLG. and LG. recht), OHG. reht (MHG. and G. recht), ON.

réttr (Norw. rett, Da. ret, Sw. rätt), Goth. raihts; related to L.

rectus, the base being the root reg- to make or lead straight. In OE. riht frequently forms the first part of a compound instead of having adjectival flexion.]

from prep. (adv., conj.). Forms: 1-6 fram, 3-4 south. vram,

vrom, 4 fromme, 5 frome, 1- from.

[OE. fram, fro¥m, = OS. fram, OHG. fram (MHG. vram), Goth.

fram(m (Sw. fram, Da. frem):–*framz = Goth. framis

(comparative) ‘forward’, adv.; cf. also the adj. OE. fram, from, ON. fram-r forward, valiant; further cognates are cited under forme, frame. From the sense ‘forward’ were developed those of ‘onward’, ‘on the way’, ‘away’, whence the transition to the prepositional use is easy.]

L’approche synchronique est, nous venons de le montrer, la seule susceptible de sous-tendre notre travail. Cependant, le choix de l’époque contemporaine, lui, s’il n’est pas totalement arbitraire, n’est motivé que par des raisons « externes ». N’étant pas anglophone, nous avons préféré limiter les risques d’erreurs en nous concentrant sur l’anglais tel qu’il se parle aujourd’hui, le seul état de langue sur lequel nous pouvons revendiquer une maîtrise, même relative. Nous avons bien évidemment pris soin de soumettre nos manipulations à la sagacité de locuteurs natifs anglais, collègues et amis, spécialistes et profanes, de façon à nous assurer de la fiabilité de nos conclusions.

Par ailleurs, l’anglais contemporain est le seul qui nous permette un traitement informatique rapide, car si l’O.E.D. existe en version électronique, le CD-ROM n’offre pas les mêmes facilités de navigation et de recherche que celui

qui nous a servi de base de données : le CD-ROM de l’Oxford Advanced

Learner’s Dictionary (O.A.L.D.).7

7

Nous décrirons la façon dont nous avons exploité ce CD-ROM au chapitre consacré à l’élaboration du corpus, voir Chapitre 2, paragraphe II, pages 84 et suivantes.

II.2. E

XPRESSION

CONTENU

:

UN LIEN DYNAMIQUE

En instituant la synchronie comme véritable objet de la linguistique – « … il est évident que l’aspect synchronique prime l’autre, puisque pour la masse parlante il est la vraie et la seule réalité. » (Saussure 1972 : 128) – F. de Saussure inaugura une façon nouvelle d’appréhender la langue. Reprenant à son compte un débat millénaire que Platon (Socrate ?) eut le mérite d’initier sans le trancher dans le Cratyle,8 F. de Saussure s’appropria cette réflexion sur le lien entre expression et contenu et en proposa une approche inédite. S. Bouquet, après une étude approfondie de la pensée saussurienne, à laquelle il estime que le C.L.G. ne rend

pas justice,9 décrit la réflexion du linguiste suisse, dans ce qu’elle a de

fondamental et d’original, en ces termes :

Ces cours apparaissent, en effet, comme la recherche d’une solution à des énigmes telles que celles que sténographient ces questions: quelles sont les conditions de la possibilité de la grammaire comparée ? comment le fait du sens est-il à la fois un objet commun à toutes les langues et un objet spécifique à chaque langue ? – questions subsumées par celle-ci : quels sont les fondements possibles d’une science du langage plus large

8

Philosophes et linguistes s’accordent à considérer le Cratyle comme la « première pierre » d’une réflexion qu’il laisse ouverte. Ainsi, dans son introduction, C. Dalimier reconnaît au dialogue une « valeur inaugurale dans la longue histoire à rebondissements des rapports entre philosophie et philologie. » (Dalimier 1998 : 17). De même, sous la plume de B. Malmberg, peut-on lire une référence au Cratyle considéré comme « le premier traité de linguistique théorique du monde hellénique et, par là, du monde occidental. » (Malmberg 1991 : 62-63) dont l’intérêt réside dans « sa problématique plutôt que [dans] les deux solutions opposées entre lesquelles aucun choix définitif n’est proposé. » (Malmberg 1991 : 58)

9

Pour preuve, nous citerons ce passage : « Ainsi dégagée de sa reformulation par Bally et Sechehaye, la contribution saussurienne à une épistémologie de la linguistique apparaît passablement éloignée de la description d’une science clés en main que le Cours a forgée. … Cette dialectique du clair et de l’obscur, constitutive de la pensée saussurienne – et qui a été naïvement représentée comme se distribuant entre le Cours d’un côté et les travaux privés de l’autre, alors qu’elle n’est nulle pas plus agissante, cachée telle la lettre volée d’Edgar Poe, qu’au sein même de la réflexion sur la linguisitque générale –, prend racine, sans aucun doute, en l’épistémè du XIXe siècle. » (Bouquet 1997 : 79-80)

que la grammaire comparée – c’est-à-dire englobant le plan du sens ? Ce que la réflexion sur une « linguistique générale » a toutefois de spécifique au sein des recherches du savant genevois, c’est que celui-ci, cette fois, ne se préoccupe plus de déchiffrer des énigmes au sein d’une discipline constituée, mais pose comme énigmatiques les fondements mêmes de l’organisation de tout un champ de savoir. (Bouquet 1997 : 66-67)

C’est l’intégration « du plan du sens », la reconnaissance du lien entre expression et contenu qui sous-tend sa théorie du signe vu comme l’association indestructible et arbitraire – à moins qu’elle ne soit nécessaire (Benveniste 1966 : 51) – d’une image acoustique (signifiant) et d’un concept (signifié), autrement dit d’une forme et d’un sens. Selon F. de Saussure, c’est le signe, ainsi défini, qui devient l’unité de base de la linguistique, et la tâche du linguiste consiste en une élucidation des rapports qu’entretiennent les signes entre eux. Ce qui importe donc à F. de Saussure, c’est la mise en évidence de la structure, du système de la langue, c’est-à-dire cette organisation qui « ne se surajoute pas aux signes, mais les constitue, les « termes » n’ayant de réalité linguistique que par leurs relations mutuelles » (Ducrot & Schaeffer 1995 : 36).

Ce faisant, F. de Saussure infléchit quelque peu l’étude de la relation expression – contenu, dont l’indéfectibilité fonde pourtant sa conception de la langue, en mettant l’accent préférentiellement sur l’expression. Il n’est pas surprenant que le premier développement de la linguistique structurale, et sans doute le plus abouti, soit à trouver en phonologie, domaine qui relève de l’expression s’il en est. Cette faveur accordée à l’expression peut sans doute recevoir une double justification : peut-être tient-elle d’une défiance envers le contenu, dont l’étude risque de mettre en péril la légitimité de la linguistique en

tant que science indépendante en faisant appel à d’autres sciences (la philosophie, la logique, etc.) avec lesquelles elle entretenait jusqu’alors des liens par trop étroits. Plus probablement, la préférence donnée à l’expression s’explique par « la difficulté qu’il y a à étendre aux unités significatives les concepts mis au point par les phonologues pour les unités distinctives » (Ducrot & Schaeffer 1995 : 52). En effet, le principe d’oppositivité, si opératoire dans le domaine de l’expression, ne s’applique pas aussi aisément dans celui du contenu. Cette difficulté s’accompagne (peut-être même découle) d’un autre problème, plus pratique et concret : celui du dénombrement des unités à prendre en compte. Si le nombre des unités de seconde articulation est relativement aisé à déterminer, et qu’il reste dans des proportions « maniables » (de trente à cinquante en moyenne), il en va tout autrement pour les unités de première articulation qui sont considérablement plus nombreuses (l’O.E.D. comporterait 425000 entrées).

Ainsi en se concentrant sur la structure et sur les rapports de différence qu’elle implique, Saussure et ses successeurs se sont vus contraints de se détourner quelque peu du lien expression – contenu. Toute novatrice et fondatrice que soit cette conception de la langue comme un système, elle contenait cependant ses propres manques, manques que d’autres linguistes s’efforcèrent de pallier.

Une autre « faiblesse » que l’on peut déceler dans cette fascination de la structure est qu’elle impose une approche de la langue perçue comme un objet

foncièrement statique.10 Ce qui importe ici, c’est la description du système, c’est-à-dire l’élucidation des réseaux unissant les signes ; acquisition et utilisation, qui sont des aspects dynamiques de la langue, se trouvent totalement occultées. Une nouvelle fois, l’équilibre expression – contenu est détruit au détriment du contenu qui retrouve évidemment sa place dès qu’il s’agit de considérer la langue comme moyen de communication.

Ainsi, l’enseignement de F. de Saussure a, selon nous, de fondateur qu’il reconnaît l’existence d’une double dimension expression – contenu dans les langues, mais cette double dimension n’a pas été exploitée de façon systématique. Il semble, au contraire, des plus profitables de lui rendre toute son importance, d’insister sur l’interaction qui existe entre ces deux éléments de la langue. Ce choix semble s’imposer même au linguiste naïf qui s’interroge sur ce qu’est une langue, et ce que devrait être une grammaire : la réponse « de bon sens » qui se présentera à lui pourrait être cette définition tirée de La Nature Formelle du Langage de N. Chomsky :

La grammaire d’une langue, comme modèle de la compétence idéale, établit une certaine relation entre le son et le sens, entre les représentations phonétiques et sémantiques. Nous pouvons

dire que la grammaire du langage L engendre un ensemble de

couples (s, I), où s est la représentation phonétique d’un certain signal, et I l’interprétation sémantique affectée à ce signal par les règles du langage. Le but premier de l’étude d’une langue particulière est de découvrir cette grammaire. (Chomsky 1969 : 126)

10

Le terme est ici employé dans son acception la plus générale, et non dans le sens où l’entend F. de Saussure dans le titre du chapitre III du C.L.G. : « La linguistique statique et la linguistique évolutive » où « statique » est synonyme de « synchronique ».

Cette prise de position théorique nous semble justifiée par le fait qu’elle allie l’avantage de décrire correctement l’organisation d’une langue (ce qu’offrait déjà la méthode structurale) à celui d’en comprendre le mode de fonctionnement, d’utilisation (palliant ainsi le manque structuraliste). La langue, dans cette optique, est considérée comme un moyen de communication dont les mécanismes sont aussi importants que les pièces, même les mieux agencées qui soient. Autrement dit, nous faisons nôtre la conception des linguistes américains L. Bloomfield et N. Chomsky telle que la reprennent L.R. Gleitman et E. Wanner : « . . . the problem of learning a first language and the problem of language description are at the bottom one and the same » (Gleitman & Wanner 1982 : 3).11

Ces références à N. Chomsky doivent être précisées afin de ne pas se voir investies d’une importance plus forte qu’elles n’en ont réellement. Comme N. Chomsky, nous voulons voir dans le langage un phénomène caractérisé par la créativité, et c’est de cette créativité que nous voudrions rendre compte : quelles clés les langues offrent-elles pour permettre aux locuteurs de formuler et comprendre des énoncés totalement inédits ? Poser ce type de questions revient à rapprocher deux domaines que sont linguistique et psychologie cognitive puisque, dans cette optique, la linguistique se donne pour objectif de mettre à jour les mécanismes qui sous-tendent l’élaboration de tout énoncé, mécanismes qui sont acquis au cours des premières années de la vie.

11

Le problème de l’acquisition d’une langue première et celui de la description des langues ne font finalement qu’un. (Sauf mention contraire, l’ensemble des traductions des citations anglaises du présent travail sont nôtres.)

De ce point de vue, nous partageons la conception qui est commune à L. Bloomfield et N. Chomsky et nous efforçons de décrire des phénomènes dans ce qu’ils ont de dynamique plutôt que statique. Cependant, nous faisons l’hypothèse suivante, telle que l’exposent L.R. Gleitman et E. Wanner :

Bloomfield’s learner came into the world scantily endowed. He could hear ; and he had a single principle of data manipulation that allowed him to classify together materials that occurred in the same positions12 within utterances. Bloomfield’s learning device could also draw inductive generalizations from the distributional properties of the grammatical classes so formed.13 (Gleitman & Wanner 1982 : 4)

Prendre cette citation dans un contexte où apprentissage et description de la langue sont une seule et même tâche appelle quelques prolongements, ou éclaircissements.

Il convient donc de s’arrêter sur les conditions d’apprentissage d’une langue par un jeune enfant. L.R. Gleitman et E. Wanner précisent que, quelle que soit la théorie dont se réclame le chercheur, « the child is assumed to hear utterances in situations from which he can recover partial and tentative structural

descriptions, including, of course, some characterization of meaning ».14

(Gleitman & Wanner 1982 : 9)

12

Dans cette citation et sa traduction, nous entendons « position » dans son acception la plus générale, sans référence à ce que ce terme recouvre dans la théorie des sites que nous développerons plus loin (voir Chapitre 3, paragraphe I.2.1 aux pages 157 et suivantes).

13

L’apprenant de Bloomfield vient au monde assez peu armé. On ne lui reconnaît que la capacité d’entendre, et un unique principe de traitement des données qui lui permet de regrouper les éléments apparaissant dans les mêmes positions dans les divers énoncés. Ce principe permet aussi à l’apprenant d’induire des généralisations à partir des propriétés distributionnelles des classes grammaticales établies grâce à ces regroupements.

14

on suppose que l’enfant entend des énoncés en situation, situations à partir desquelles il peut reconstruire des informations structurales partielles et en attente de confirmation, y compris bien sûr des informations sémantiques.

Cela indique que l’enfant comprend l’objet de communication motivant l’énoncé, que cette compréhension lui soit accessible par des biais linguistiques, pragmatiques, gestuels, etc. L’enfant se trouve donc en présence d’un couple (formulation linguistique, contenu de communication), adaptation assez proche du couple (s,I) de N. Chomsky évoqué plus haut, couple que l’enfant va soumettre aux opérations de généralisation inductive dont parle L. Bloomfield. En d’autres termes, l’acquisition d’une langue par un enfant consiste en une analyse combinée du contenu sémantique et de l’expression linguistique, rendant ainsi tout son poids à l’étude de l’interaction expression – contenu dont nous parlions précédemment, c’est-à-dire au lien qui existe entre sémantique et syntaxe15.

L’identification de ces couples (s,I), c’est-à-dire la discrétisation parallèle des continuums que représentent l’expérience et l’expression langagière semblent être un des mécanismes fondateurs de l’activité cognitive dans la mesure où de tels phénomènes se retrouvent dans d’autres domaines de la cognition. Nous

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