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J ’ai chassé en m ontagne d u r a n t de lon­ gues années, et quand je dis chasser, le m ot est encore bien faible. M a passion était telle que ma vie a v ait fini par s’organiser presque uniquem ent en fonc­ tion de cette espèce de fièvre qui sans doute est liée à de p rofonds instincts. Je chassais donc un peu toute l’année, non p a r simple délassement, mais p a r pure passion d ’une p art, c’est-à-dire p o u r me mêler plus intim em ent à ce m erveilleux m onde sauvage que j ’étais en train de découvrir chaque jour d a ­ vantage et, d ’a u tre p a rt, je chassais également p a r nécessité physiologique et je dirais même dans une certaine mesure p a r nécessité vitale. En effet, à cette époque, mes ressources financières étaient extrêm em ent précaires, je vivais d ’assez étrange façon, m ’o f fra n t ici et là comme journalier p o u r des trav a u x de cam pagne et de bûcheronnage, et la chasse — la recherche de la viande sau­ vage — constituait alors dans mon o rd i­ naire un im p o rta n t apport.

A 2 0 0 0 m è t r e s d ’a lt i t u d e , u n p aradis

p o u r les b ê t e s d e m o n t a g n e

Je braconnais donc en paix dans les hauts déserts m ontagnards d ’Anniviers, car la région était très peu surveillée, le village où j’avais fixé mes pénates fort éloigné des rumeurs citadines et surtout mal desservi par de simples

de feu et d e v an t la bête morte ; bien au contraire, j’éprouvais certaines joies sauvages très voisines des joies de la possession. N ’oubliez pas que j’obéissais en g rande partie à des nécessités vitales, donc il n ’y a v a it pas encore de « p ro ­ blèmes ». C e n ’est qu ’au bout de plu ­ sieurs années de cette existence sans nuage (existence q u ’il m ’est malgré to u t impossible de renier, car j ’y ai connu d ’intenses moments d ’émotion et de vie) et alors que ma situation financière rem o n tait rapidem ent la pente, q u ’il m ’a rriv a un jour une av en tu re des plus pénibles. (P o u r ne rien laisser dans l’om­ bre, je dois vous dire qu ’à cette épo­ que, sur la dem ande de certains amis et journaux, je m ’étais mis à écrire des articles sur la faune des Alpes et j ’avais beaucoup de mal à tro u v er des photos p o u r les illustrer.)

chemins forestiers. Situé à 2000 mètres d ’altitude, C h an d o lin était alors un h a ­ v re de paix, de solitude et de silence, su rto u t en m orte saison. (Les choses ont bien changé depuis la construction d ’une route où s’av en tu ren t à l’heure actuelle les plus gros autocars.) Donc, livré en­ tièrement à m a passion, p a rc o u ra n t sans cesse bois et rocailles à la recherche du chamois, de la m arm otte, du lièvre v a ­ riable, des tétras, des bartavelles et des lagopèdes, passant d ’innombrables nuits à la belle étoile, a f f û ta n t en tous lieux et p a r n’im porte quel temps, j ’avais fini p a r acquérir de solides connaissances sur les moeurs et les habitudes du gibier et de façon plus générale sur la faune alpine dans son ensemble.

A u c u n r e m o r d s ap r è s le c o u p d e fe u

De plus, m a santé, qui était précaire lors de mon installation au village (j'avais dû interro m p re mes études p our cette raison), s’éta it très vite raffermie, à tel p o in t que je ne craignais plus les pires fatigues et surtout les longues marches à trav ers des terrains difficiles où j ’étais certain de ne rencontrer per­ sonne !

Bref, insensiblement, je m ’étais r a p ­ proché du m onde qui me passionnait et qui allait finalem ent jouer un rôle essen­ tiel dans mon existence. A cette épo­ que — et je vous l’avoue bien franche­ m en t — aucun remords après le coup

L ’a g o n i e d ’u n e m a r m o t t e m e b o u l e v e r s e

Donc, p a r une belle matinée d ’au­ tomne — et il y a de cela une bonne vingtaine d ’années — je tirai une m ar­ m otte qui v in t rouler comme p a r hasard À mes pieds ; j ’assistai alors à son ago­ nie et, n ’osant tirer une seconde car­ touche, je fus bouleversé p a r ce specta­ cle et p o u r to u t dire p roprem ent écœu­ ré. D ’un seul coup, to u t le côté odieux, le côté pitoyable de la chasse m ’était révélé sous la forme de cette pauvre bête crach an t du sang et dressant en l’air ses petites pattes avec des gestes tellem ent humains que cette image a gardé une extrao rd in aire netteté et acuité dans ma mémoire.

P o u rq u o i une m arm o tte ? E t pourquoi pas une a u tre bête, u n lièvre p a r exem­ ple ? J e n ’en sais rien ; à l’heure p ré ­ sente je n ’explique pas tout, mais ce que je peux dire, c’est que je vois en­ core, toujours d e v a n t moi, ce museau h o q u e ta n t et ces muscles se raidissant sous l’effet de la douleur et de la m ort toute proche. Bref, to u t le jo u r et, p a r contraste, le temps et le décor étaient superbes, le silence et la solitude p a r ­ faits, je vag ab o n d ai au hasard, en proie à u n étrange malaise et comme « chassé du p arad is » ! J ’avais le sentim ent très net d ’a v o ir troublé l’harm onie et la grande beauté de ces hau ts lieux, ma vie m ’apparaissait brusquem ent comme une suite d ’erreurs, en u n m o t je com­ mençai une véritable crise et passai une très m auvaise nuit, en proie à de som­ bres et multiples réflexions.

La c h a s s e à l’im a g e

l’e m p o r t e e n f i n su r c e l l e d u fu sil

A dire vrai, je repris quelques jours plus ta r d mon fusil, mais quelque chose a v a it changé qui ne me p e rm e tta it plus de chasser avec le même plaisir. C ’est d u r a n t cette période de transition ou, si vous voulez, de conversion assez pé­ nible que l’idée me v in t un jo u r de foire mes photos moi-même, ceci d ev an t la peine croissante de tro u v e r des docu­ ments susceptibles d ’illustrer au mieux mes textes. Aussitôt dit, aussitôt fait, je m ’équipai t a n t bien que mal d ’un téléobjectif, conseillé p a r un ami p h o ­ tographe, et, d e v an t les premiers résul­ tats, je sentis d ’instinct q u ’une nouvelle passion éta it née : celle de l’image !

Toutefois j ’étais encore loin de me douter que celle-ci a lla it finir p a r dé­ trô n er complètem ent la chasse au fusil, et il y eut une période assez brève, il est vrai, où j ’emportais à la fois dans m on sac des cartouches et de la pelli­ cule ! Mais bien vite je compris où était m a v ra ie voie, n o tam m en t un jo u r où, v e n an t d ’assister à un farouche combat de tétras lyres, en bonne lumière, je tirai l’un des com battants a v a n t d ’avoir ph o tographié la scène. Quelques instants plus ta r d je me reprochai amèrement ce stupide coup de fusil et me jurai bien de ne plus récidiver en pareille occa­ sion. Ainsi, peu à peu, et d e v an t les résultats de plus en plus satisfaisants de mes clichés, l ’image p rit p o u r moi plus d ’im portance que le tir et m ’o uvrit à des joies toutes neuves.

Bien vite la chasse au fusil me p a r u t désenchantée et presque douloureuse. Avec l ’image, j ’avais le sentim ent p ro ­ fond et bienfaisant de construire plu ­ tô t que de détruire, la bête restait p o u r­ ta n t captive, mais sur la pellicule ; ce qui, somme toute, p re n ait à mes yeux

la form e d ’une possession plus élevée et to u t aussi complète que la possession de la bête m orte ; bref, avec la photo, je restais chasseur et braco n n ier dans l’âme, mais un merveilleux chasseur délivré de toute contingence, u n chas­ seur n ’e nsanglantant plus, ne détruisant plus, ne faisant plus souffrir, un chas­ seur ne tro u b la n t plus la p ro fo n d e h a r ­ monie des grands bois m o n tag n ard s et la beauté des h au ts alpages, et surtout un chasseur a tte n tif et captivé p a r les m œ urs combien discrètes, combien igno­ rées la p lu p a r t du temps d ’in n o m b ra­ bles espèces invisibles presque toujours p o u r le p ro fan e et sauvages à souhait. M on cas est donc clair : c’est bel et bien l’image en n o ir et en couleur et le téléobjectif qui o n t remplacé le coup de fusil ; il y a eu n ettem en t tran sfert de passion ou, si vous préférez, la p as­ sion de la chasse s’est transposée sur un a u tre p lan : celui de l’image.

Vous connaissez la suite : la photo, au b o u t de quelques années, me fit faire la connaissance du grand Samivel et m ’amena to u t natu rellem en t au cinéma. E t le cinéma me conduisit un beau jour à la salle Pleyel et m’e n traîn a dans de nombreuses tournées de conférences en France, Suisse et Belgique.

Il me reste encore à répondre à la question posée p a r le titre de cet a r ti­ cle : « Peu t-o n chasser et être ami des bêtes ? »

La question est assez délicate, mais personnellement je puis vous dire peut- être ceci : je crois que l’homme qui s’est enfoncé suffisam ment au cœ ur de la n atu re quelle q u ’elle soit, et qui en a compris les rythmes p rofonds et l’en­ seignement immense, a b an d o n n era né­ cessairement son fusil tô t ou tard .

Si tous les chasseurs av aien t été com­ me moi témoins de milliers de scènes de vie sauvage dans l’e x altan t décor m o n tag n ard , sans a v o ir le constant sou­ ci de presser un doigt sur la détente, ils p re n d raien t mieux conscience des joies merveilleuses qui leur o n t été ainsi refusées et ils en éprou v eraien t une bien grande nostalgie. Cela suffit ! A quoi bon ergoter p our le reste ? Mais que le chasseur soit p o u r le fond un am oureux de la n a tu re et très souvent un passion­ né des bêtes, je n ’en doute pas. Le coup de fusil concrétise p o u r lui son besoin de possession. C ’est parce q u ’il désire q u ’il tue. J e ne pense pas q u ’il aime uniquem ent tuer. D u moins ces cas-là doivent être rares. D ’ailleurs, la bête une fois morte, une certaine tristesse s’empare souvent du chasseur bien né. R ien n ’est plus lam entable que l’étalage du gibier m ort, rien n ’est plus rév o ltan t aussi !

A y a n t chassé d u r a n t de longues a n ­ nées et souvent p a r nécessité vitale, le m onde des chasseurs ne m ’est pas con­

ti aire ni a n tip ath iq u e d ’emblée, loin de là ! Le bouquetin, ce gran d seigneur des Alpes, a u rait disparu sans l’intervention énergique du roi-chasseur V ic to r-E m ­ manuel I I d ’Italie. E t l’on p o u r r a it citer bien d ’autres exemples.

Au m om ent où n o tre fichue civilisa­ tion dévore chaque jo u r un peu plus la n a tu re sous l’immense poussée indus­ trielle, le souci de créer de vastes réser­ ves naturelles s’em pare d ’un bon nom ­ bre. E t c’est t a n t mieux ! Evidem m ent, notre m onde est sérieusement menacé. E t même le monde de l’alpe jusqu’en sei derniers retranchem ents. Aucune illusion n ’est permise à ce sujet. De là peut-être ma ferveur à sauver p a r l’im a­ ge ce qui p eu t encore être sauvé. Je crois d ’ailleurs de plus en plus q u ’un bon nom bre de chasseurs d ’a u jo u rd ’hui, d e v an t la carence et la rareté du gibier, sont amenés à réfléchir sérieusement.

L a chasse à l’image a déjà remplacé p our certains d ’entre eux la chasse to u t court. U ne évolution, lente il est vrai, mais certaine, se fa it jour. J ’en veux p o u r preuve bien des livres de chasse où l’on ne trouve plus une seule bête m orte dans les illustrations, ni l ’expres­ sion de la joie de tuer, mais au con­ traire où la plus belle p a r t est faite au mystère, à la magie, à la poésie de la vie sauvage.

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